William Shakespear

Henri VI (2/3)
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LE ROI.--Ah! malheur à moi d'avoir perdu Glocester! Pauvre infortuné!

MARGUERITE.--Malheur à moi, bien plus à plaindre que lui! Quoi! tu te
détournes et caches ton visage! Je ne suis point dégoûtante de lèpre,
regarde-moi. Quoi! es-tu donc devenu sourd comme le serpent[15]? Deviens
donc venimeux comme lui, et tue ta reine abandonnée. Tout ton bonheur
est-il donc renfermé dans la tombe de Glocester? S'il en est ainsi,
Marguerite ne fit jamais ta joie. Élève une statue au duc, adore-le, et
fais de mon image l'enseigne d'un cabaret. Est-ce donc pour cela que
j'ai failli périr sur la mer, deux fois repoussée, par les vents
contraires, des rivages de l'Angleterre sur ma terre natale? Que
signifiait ce présage, si ce n'est un avertissement des vents
bienveillants, qui semblaient me dire: Ne va point chercher un nid de
scorpions, ne pose point ton pied sur ce rivage ennemi. Et moi, que
faisais-je alors que maudire les vents propices, et celui qui les avait
déchaînés de leurs antres d'airain? Je les conjurais de souffler vers
les bords chéris de l'Angleterre, ou de jeter la quille de notre
bâtiment sur quelque rocher épouvantable. Cependant Éole ne voulut point
devenir meurtrier; il te laissa cet odieux emploi. La mer bondissant
avec ménagement refusa de m'engloutir, sachant que, sur le rivage, ta
dureté devait me noyer dans des larmes aussi amères que ses eaux. Les
rochers aigus s'enfoncèrent dans les sables affaissés, et ne voulurent
point me briser sur leurs flancs raboteux, afin que ton coeur de pierre,
plus insensible qu'eux, fit dans ton palais périr Marguerite. Tandis que
l'orage nous repoussait de tes bords, d'aussi loin que je pus apercevoir
tes promontoires blanchâtres, je demeurai sur le tillac au milieu de la
tempête: et lorsqu'un ciel ténébreux vint dérober à mes yeux avides la
vue de ton pays, j'ôtai de mon cou un joyau précieux (c'était un coeur
enchâssé dans le diamant), et je le jetai du côté de la terre. La mer le
reçut, et je formai le voeu que ton sein pût de même recevoir mon coeur.
C'est alors que, perdant de vue la belle Angleterre, j'aurais voulu que
mes yeux pussent me quitter avec mon coeur; c'est alors que je les
traitai de verres troubles et aveugles, pour n'avoir pas su me conserver
la vue des rives désirées d'Albion. Combien de fois ai-je excité
Suffolk, l'agent de ta coupable inconstance, à venir, assis près de moi,
m'enchanter de ses récits, comme Ascagne égara l'âme de Didon en lui
racontant les actions de son père, à partir de l'incendie de Troie?
N'ai-je pas été séduite comme elle? N'es-tu pas perfide comme lui?
Hélas! je succombe. Meurs, Marguerite, car Henri déplore que tu vives si
longtemps.

[Note 15: Le serpent qui se bouche les oreilles pour ne pas entendre
la voix de l'enchanteur.]

(Bruit derrière le théâtre. Entrent Salisbury et Warwick. Le peuple se
presse à la porte.)

WARWICK.--Puissant souverain, un bruit se répand que le bon duc Humphroy
a été assassiné en trahison, par l'ordre de Suffolk et du cardinal
Beaufort. Le peuple, semblable à un essaim irrité qui a perdu son chef,
se répand de côté et d'autre, sans s'inquiéter où tombe l'aiguillon.
J'ai obtenu qu'ils suspendissent la fureur de leur révolte, jusqu'à ce
qu'ils fussent instruits des circonstances de sa mort.

LE ROI.--Que le duc est mort, bon Warwick, il n'est que trop vrai; mais
comment il est mort, Dieu le sait, et non pas Henri. Entrez dans sa
chambre, voyez son corps inanimé, et faites alors vos conjectures sur sa
mort soudaine.

WARWICK.--Oui, je vais y entrer, seigneur. Salisbury, demeure jusqu'à
mon retour près de cette multitude emportée.

(Warwick entre dans une chambre intérieure, et Salisbury se retire.)

LE ROI.--O toi qui juges toutes choses, arrête mes pensées, mes pensées
qui s'évertuent à convaincre mon âme que la violence a terminé la vie de
Glocester. Si mon soupçon est injuste, pardonne-moi, grand Dieu! car le
jugement n'appartient qu'à toi seul.--Mon désir serait d'aller, par
vingt mille baisers, réchauffer ses lèvres pâlies, verser sur son visage
un océan de larmes amères, dire ma tendresse à ce corps muet et sourd,
presser de ma main sa main insensible. Mais de quoi lui serviraient ces
misérables honneurs? et, en tournant mes yeux sur sa froide et terrestre
dépouille, que ferais-je qu'augmenter ma douleur?

(On ouvre les deux battants d'une porte conduisant à une chambre
intérieure, où l'on voit Glocester mort dans son lit. Warwick et
plusieurs autres l'entourent.)

WARWICK.--Approchez, gracieux souverain; jetez les yeux sur ce corps.

LE ROI.--C'est donc pour y contempler à quelle profondeur on a creusé ma
tombe; car avec son âme se sont envolées toutes mes joies en ce monde;
en le regardant, je vois dans sa mort le destin de ma vie.

WARWICK.--Aussi certainement que mon âme espère vivre avec ce roi
redoutable qui, pour nous racheter de la malédiction de son père irrité,
a pris sur lui notre état, aussi certainement je crois que la violence a
terminé les jours de ce duc trois fois renommé.

SUFFOLK.--C'est là un serment terrible, prononcé d'un ton bien solennel!
Et quelle preuve donne lord Warwick de ce qu'il atteste?

WARWICK, _au roi_.--Observez comme son sang est arrêté sur son visage.
J'ai vu plus d'une fois un corps que venait d'abandonner la vie, mais je
l'ai vu de couleur terreuse, amaigri, pâle, vide de son sang, tout
entier descendu vers le coeur qui, dans les assauts que lui livre la
mort, attire le sang pour s'en aider contre son ennemie. Il s'y glace au
même instant que le coeur, et ne retourne jamais animer et embellir la
face des morts. Mais voyez; son visage est noir, gonflé de sang, le
globe de l'oeil bien plus saillant que pendant sa vie, ses yeux ouverts
et hagards comme ceux d'un homme étranglé; ses cheveux dressés, ses
narines dilatées par de violents efforts, ses mains ouvertes et
écartées, comme celles d'un homme qui a cherché à saisir, qui a défendu
sa vie, et a été vaincu par la force. Voyez sur ses draps l'empreinte de
sa chevelure, et sa barbe, ordinairement si bien rangée, inégale et en
désordre, comme le blé renversé par la tempête. Il est impossible,
seigneur, que Glocester n'ait pas été étouffé à cette place: le moindre
de ces signes fournirait à lui seul une probabilité.

SUFFOLK.--Quoi, Warwick! Eh! qui donc aurait assassiné le duc? Beaufort
et moi l'avions sous notre protection; et ni l'un ni l'autre, j'espère,
milords, nous ne sommes des assassins.

WARWICK.--Mais tous deux vous étiez les ennemis jurés du duc Humphroy,
et tous deux, en effet, vous aviez le bon duc à votre garde. Il y avait
lieu de juger que votre dessein n'était pas de le traiter en ami, et il
est bien manifeste qu'il a trouvé un ennemi.

MARGUERITE.--Ainsi, vous paraissez soupçonner ces deux nobles seigneurs
d'être coupables de la mort précipitée d'Humphroy?

WARWICK.--Qui peut trouver la génisse sans vie et saignant encore, et
voir auprès d'elle le boucher, la hache à la main, et ne pas soupçonner
que c'est lui qui a porté le coup mortel? Qui peut trouver la perdrix
dans le nid du vautour, et ne pas imaginer comment est mort l'oiseau,
quoique sur le bec du vautour qui s'envole ne paraisse aucune trace de
sang? Ce tragique spectacle fait naître des soupçons tout pareils.

MARGUERITE.--Êtes-vous le boucher, Suffolk? où est votre couteau?
Beaufort est-il désigné pour le vautour? où sont ses serres?

SUFFOLK.--Je n'ai point de couteau pour poignarder un homme endormi;
mais voici une épée vengeresse qui, rouillée par le repos, va
s'éclaircir dans ce coeur rempli de fiel, qui veut me marquer
ignominieusement des signes sanglants du meurtre. Dis, si tu l'oses,
orgueilleux lord du comté de Warwick, que j'ai eu une coupable part à la
mort du duc Humphroy.

WARWICK.--Que n'osera pas Warwick, si le perfide Suffolk ose le défier?

MARGUERITE.--Il craindrait, quand Suffolk l'en défierait vingt fois, de
contenir son caractère outrageant, d'imposer silence à son arrogante
censure.

WARWICK.--Madame, tenez-vous en repos, j'ose vous le demander avec
respect, car chaque mot que vous prononcez en sa faveur est un affront
fait à votre royale dignité.

SUFFOLK.--Lord stupide et brutal, ignoble dans ta conduite, si jamais
femme outragea son époux à cet excès, il est sûr que ta mère admit dans
son lit déshonoré quelque paysan farouche et mal-appris, et qu'elle enta
sur une noble tige un vil sauvageon dont tu es le fruit, et non celui de
la noble race des Nevil.

WARWICK.--Si le crime de ton meurtre ne te servait de bouclier, si je
consentais à frustrer le bourreau de ses profits, et à t'affranchir
ainsi de dix mille opprobres, et si la présence de mon roi ne contenait
ma colère, je voudrais, traître et lâche meurtrier, te faire demander
pardon à genoux, pour la parole qui vient de t'échapper, et te
contraindre à confesser que c'est de ta mère que tu voulais parler, et
que c'est toi qui es né dans l'adultère; et, après avoir reçu de toi cet
hommage de ta peur, je te donnerais ton salaire, et j'enverrais ton âme
aux enfers, pernicieux vampire des hommes endormis.

SUFFOLK.--Tu seras éveillé quand je verserai le tien, si tu as le
courage de me suivre hors de cette assemblée.

WARWICK.--Sortons tout à l'heure, ou je t'en vais arracher. Quoique tu
en sois indigne, je veux bien me mesurer avec toi, et rendre ainsi un
hommage funèbre aux mânes du duc Humphroy.

(Warwick et Suffolk sortent.)

LE ROI.--Quelle cuirasse plus impénétrable qu'un coeur irréprochable! il
porte une triple armure, l'homme dont la querelle est juste: mais,
fût-il enfermé dans l'acier, celui dont la conscience est souillée par
l'injustice reste nu et sans défense!

(Bruit derrière le théâtre.)

MARGUERITE.--Quel bruit est-ce là?

(Rentrent Suffolk et Warwick l'épée nue.)

LE ROI.--Que vois-je, lords? quoi! vos épées menaçantes hors du
fourreau, en notre présence! osez-vous vous permettre une telle audace?
Eh quoi! quelle clameur tumultueuse s'élève près d'ici?

SUFFOLK.--Le traître Warwick et les hommes de Bury, puissant souverain,
se sont tous réunis contre moi.

(Bruit tumultueux derrière le théâtre.)

(Rentre Salisbury.)

SALISBURY, _parlant à la foule derrière le théâtre_.--Écartez-vous, mes
amis; le roi connaîtra vos sentiments. Redoutable seigneur, les communes
vous déclarent par ma voix que, si le traître Suffolk n'est pas
sur-le-champ mis à mort, ou banni du territoire de la belle Angleterre,
on viendra l'arracher de force de votre palais, et on lui fera souffrir
les tourments d'une mort lente et cruelle. Le peuple dit que c'est par
lui qu'a péri le bon duc Humphroy, qu'il y a tout à craindre de lui pour
la vie de Votre Majesté; et qu'un pur mouvement d'attachement et de
zèle, exempt de toute espèce d'intention de révolte, telle que serait la
pensée de contredire votre royale volonté, a seul excité la hardiesse
avec laquelle vos sujets demandent son bannissement. Ils sont,
disent-ils, pleins de sollicitude pour votre royale personne; si Votre
Majesté voulait se livrer au sommeil, et eût défendu sous peine de
disgrâce, ou même de la mort, que l'on osât troubler votre repos, et
que, cependant, on vit un serpent, avec sa langue à double dard, se
glisser en silence vers Votre Majesté, malgré cet édit rigoureux il
serait nécessaire que l'on vous réveillât, de peur que, si on vous
laissait à ce dangereux assoupissement, l'animal meurtrier ne le
changeât en un sommeil éternel. Tel est le motif, seigneur, qui porte
vos peuples à vous crier, bien que vous l'ayez défendu, qu'avec ou sans
votre consentement, ils veulent vous garder d'un serpent aussi dangereux
que le traître Suffolk, dont le dard fatal et empoisonné a déjà,
disent-ils, lâchement ôté la vie à votre cher et digne oncle qui valait
vingt fois mieux que lui.

LE PEUPLE, _derrière le théâtre_.--Une réponse du roi, milord de
Salisbury.

SUFFOLK.--On conçoit que le peuple, canaille insolente et grossière, eût
pu adresser un pareil message à son souverain: mais vous, milord, vous
vous êtes chargé avec joie de le porter, pour montrer l'élégance de
votre talent d'orateur. Cependant tout l'honneur qu'y aura gagné
Salisbury, c'est d'avoir été auprès du roi le lord ambassadeur d'une
compagnie de chaudronniers.

LE PEUPLE, _derrière le théâtre_.--Une réponse du roi, ou nous allons
forcer l'entrée.

LE ROI.--Retournez, Salisbury; dites-leur à tous, de ma part, que je
leur sais gré de leur tendre sollicitude, et que, n'en eussé-je pas été
pressé par eux, j'avais dessein de faire ce qu'ils demandent; car j'ai
dans l'esprit la continuelle et ferme pensée que l'État est menacé de
quelque malheur par le fait de Suffolk. C'est pourquoi je jure, par la
majesté suprême dont je suis le très-indigne représentant, que dans
trois jours Suffolk aura, sous peine de mort, cessé de souiller de son
haleine l'air de ce pays.

MARGUERITE.--O Henri! laissez-moi vous toucher en faveur du noble
Suffolk.

LE ROI.--Reine sans noblesse, quand tu l'appelles le noble Suffolk, pas
un mot de plus, je te le dis; en me parlant pour lui tu ne feras
qu'ajouter à ma colère. N'eussé-je fait que le dire, j'aurais voulu
tenir ma parole; mais, quand je l'ai juré, mon arrêt est irrévocable.
_(A_ Suffolk.) Si, passé le terme de trois jours, on te trouve sur
aucune terre de ma domination, le monde entier ne rachètera pas ta vie.
Viens, Warwick, viens, bon Warwick, suis-moi; j'ai des choses
importantes à te communiquer.

(Sortent le roi Henri, Warwick, lords, etc.)

MARGUERITE.--Puissent la fatalité et la douleur vous suivre en tous
lieux! Que la désolation du coeur et l'inconsolable affliction soient
les compagnes et la société de vos loisirs! Qu'avec vous deux le diable
fasse le troisième, et qu'une triple vengeance s'attache à vos pas!

SUFFOLK.--Cesse, aimable reine, ces imprécations, et laisse ton cher
Suffolk te dire un douloureux adieu.

MARGUERITE.--Honte à toi, lâche femmelette! malheureux au coeur faible,
n'as-tu donc pas le courage de maudire tes ennemis?

SUFFOLK.--La peste les étouffe!--Et pourquoi les maudirais-je? Si, comme
le gémissement de la mandragore, les malédictions avaient le pouvoir de
tuer, je voudrais inventer des paroles aussi poignantes, aussi maudites,
aussi acerbes, aussi horribles à entendre, et les faire sortir
énergiquement de ma bouche à travers mes dents serrées, avec autant de
signes d'une haine mortelle qu'en peut manifester dans son antre
détestable le visage décharné de l'Envie. Ma langue s'embarrasserait
dans la rapidité de mes paroles, mes yeux étincelleraient comme le
caillou sous l'acier, mes cheveux se dresseraient sur leurs racines,
comme ceux d'un frénétique; oui, chacun de mes muscles semblerait
exécrer et maudire; et même dans ce moment je sens que mon coeur
surchargé se briserait si je ne les maudissais. Poison, sois leur
breuvage; fiel, pis que le fiel leur plus doux aliment; que leur plus
gracieux ombrage soit un bocage de cyprès, que pour leur plus charmant
aspect ils n'aperçoivent que des basilics meurtriers, que ce qu'ils
touchent de plus doux leur soit aussi âpre que la dent du lézard, qu'ils
aient pour toute musique des sons effrayants comme le sifflement des
serpents, et que les lugubres cris du hibou, précurseur de la mort,
viennent compléter le concert! puissent toutes les noires terreurs de
l'enfer, siége de ténèbres....

MARGUERITE.--Arrête, cher Suffolk, tu ne fais que te tourmenter
toi-même; et c'est contre toi seul que ces terribles malédictions
tournent toute leur force, comme une arme trop chargée, ou le rayon du
soleil répercuté par une glace.

SUFFOLK.--C'est vous qui m'avez demandé ces imprécations, et c'est vous
qui voulez les arrêter! Par cette terre dont je suis banni, je pourrais
maintenant passer à maudire toute une nuit d'hiver, dussé-je la passer
nu, sur le sommet d'une montagne, où l'âpreté du froid n'aurait jamais
laissé croître un seul brin d'herbe; et ce ne serait pour moi qu'une
minute écoulée dans les plaisirs.

MARGUERITE.--Oh! je t'en conjure, cesse. Donne-moi ta main, que je
l'arrose de mes douloureuses larmes; ne laisse jamais la pluie du ciel
la mouiller et en effacer ce monument de ma douleur. _(Elle lui baise la
main.)_ Oh! je voudrais que ce baiser pût s'imprimer sur ta main, comme
un cachet qui te rappelât ces lèvres d'où s'exhalent pour toi mille
soupirs. Allons, va-t'en pour que je connaisse tout mon malheur; tant
que tu es là près de moi, je ne fais que me le représenter, comme on
peut penser au besoin au milieu des excès d'un repas.--J'obtiendrai ton
rappel, ou, sois-en bien assuré, je m'exposerai à être bannie moi-même.
Je le suis bannie, puisque je le suis de toi; va, ne me parle pas,
va-t'en tout de suite. Oh! ne t'en va pas encore!.... ainsi deux amis
condamnés à la mort se pressent et s'embrassent, et se disent mille fois
adieu, ayant bien plus de peine à se séparer qu'à mourir.... Et
cependant adieu enfin, et avec toi, adieu la vie!

SUFFOLK.--Ainsi le pauvre Suffolk souffre dix exils, un par le roi, et
par toi trois fois un triple exil. Ce n'est point mon pays que je
regrette. Si tu en sortais avec moi! Un désert serait assez peuplé pour
Suffolk, s'il y jouissait du charme céleste de ta présence; car où tu
es, là est mon univers, accompagné de tous les plaisirs qui le
remplissent, et où tu n'es pas, il n'y a rien que désolation. Je n'en
puis plus; vis, pour vivre heureuse: moi, pour ne sentir qu'une seule
joie, c'est que tu vives.

(Entre Vaux.)

MARGUERITE.--Où court Vaux avec tant de précipitation? Quelles
nouvelles, je t'en prie?

VAUX.--Annoncer au roi, madame, que le cardinal Beaufort touche à
l'heure de sa mort; il a été tout à coup saisi d'un mal effrayant qui le
fait haleter, rouler les yeux, et aspirer l'air avec avidité,
blasphémant Dieu, et maudissant tous les hommes de la terre. Tantôt il
parle comme si l'ombre du duc Humphroy était à ses côtés; tantôt il
appelle le roi, puis confie tout bas à son oreiller, comme s'il parlait
au roi, les secrets de son âme surchargée; et dans ce moment je suis
envoyé pour informer Sa Majesté qu'il l'appelle à grands cris.

MARGUERITE.--Allez, faites votre triste message au roi. _(Vaux sort_.)
Hélas! qu'est-ce que ce monde, et quelle nouvelle? mais quoi, irai-je
donc m'affliger d'une misérable perte à déplorer une heure, et oublier
l'exil de Suffolk, trésor de mon âme! Comment se fait-il, Suffolk, que
je ne pleure pas uniquement sur toi, le disputant aux nuages du midi par
l'abondance de mes larmes qui nourriraient mon chagrin comme les leurs
nourrissent la terre? Mais hâte-toi de partir; le roi, tu le sais, va
venir; et s'il te trouve avec moi, tu es mort.

SUFFOLK.--Si je me sépare de toi, je ne puis plus vivre. Mourir en ta
présence, serait-ce autre chose que m'endormir avec joie dans tes bras?
J'exhalerais mon âme dans les airs aussi doucement, aussi paisiblement
que l'enfant au berceau qui meurt la mamelle de sa mère entre les
lèvres. Mais mourant loin de toi, je mourrai dans les accès de la rage;
je t'appellerai à grands cris pour clore mes yeux, pour fermer ma bouche
de tes lèvres, et retenir mon âme prête à fuir, ou la recevoir dans ton
coeur avec mon dernier soupir, et la faire vivre ainsi dans un doux
Élysée. Mourir près de toi n'est qu'un jeu; mourir loin de toi serait un
tourment pire que la mort. Oh! laisse-moi rester ici, arrive qui pourra.

MARGUERITE.--Ah! pars: la séparation est un douloureux corrosif, mais
qu'il faut appliquer à une blessure mortelle. En France, cher Suffolk!
Instruis-moi de ton sort, et, quelque part que tu t'arrêtes sur ce vaste
globe, je saurai trouver une Iris pour t'y découvrir.

SUFFOLK.--Je pars!

MARGUERITE.--Et emporte mon coeur avec toi.

SUFFOLK.--Joyau gardé dans la plus lugubre cassette qui ait jamais
renfermé une chose de prix! Nous nous séparons en deux comme une barque
brisée sur le rocher; c'est de ce côté que la mort va m'engloutir.

MARGUERITE.--Et moi de ce côté.

(Ils sortent de deux côtés différents.)




SCÈNE III

Londres.--La chambre à coucher du cardinal Beaufort.


_Entrent_ LE ROI HENRI, SALISBURY, WARWICK, _et plusieurs autres_. LE
CARDINAL _est dans son lit entouré de plusieurs personnes_.

LE ROI.--Comment vous portez-vous, milord? Parle, Beaufort, à ton
souverain.

LE CARDINAL.--Si tu es la mort, je te donnerai, des trésors de
l'Angleterre, assez pour acheter une autre île pareille, afin que tu me
laisses vivre et cesser de souffrir.

LE ROI.--Ah! quel signe d'une mauvaise vie, lorsque l'approche de la
mort se montre si terrible!

WARWICK.--Beaufort, c'est ton souverain qui te parle.

LE CARDINAL.--Faites-moi mon procès quand vous voudrez.--N'est-il pas
mort dans son lit? Où devait-il mourir? Puis-je faire vivre les hommes
bon gré mal gré?--Oh! ne me torturez pas davantage, je confesserai....
Quoi, encore en vie? Montrez-moi donc où il est. Je donnerai mille
livres pour le voir.... Il n'a point d'yeux, la poussière les a éteints.
Peignez donc ses cheveux. Voyez, voyez, ils sont hérissés et droits
comme des rameaux englués, pour arrêter les ailes de mon âme! Donnez-moi
quelque chose à boire, et dites à l'apothicaire d'apporter le violent
poison que je lui ai acheté.

LE ROI.--O toi, éternel moteur des cieux, jette un regard de miséricorde
sur ce misérable! repousse le démon actif et vigilant qui assiége de
toutes parts cette âme malheureuse, et délivre son sein de ce noir
désespoir!

WARWICK.--Voyez, comme les angoisses de la mort lui font grincer les
dents.

SALISBURY.--Ne le troublons point; laissons-le passer paisiblement.

LE ROI.--Que la paix soit à son âme, si c'est la volonté de Dieu! Milord
cardinal, si tu espères en la félicité du ciel, lève ta main, donne-nous
quelque signe d'espérance.... Il meurt, et ne fait aucun signe!--O Dieu,
pardonne-lui!

WARWICK.--Une mort si terrible atteste une vie monstrueuse.

LE ROI.--Abstenez-vous de juger, car nous sommes tous pécheurs. Fermez
ses yeux, tirez les rideaux sur son corps, et allons tous méditer.

FIN DU TROISIÈME ACTE.




                           ACTE QUATRIÈME




SCÈNE I

Le bord de la mer près de Douvres.

_On entend sur la mer des coups de feu, puis on voit descendre d'un
bâtiment_ UN CAPITAINE _de navire,_ UN PILOTE, UN CONTRE-MAÎTRE, WALTER
WHITMORE, _et leurs gens, amenant SUFFOLK, et d'autres gentilshommes de
sa suite, prisonniers._


LE CAPITAINE.--Enfin le jour indiscret, joyeux, ouvert à la pitié, est
rentré dans le sein profond de la mer. Maintenant les loups et leurs
bruyants hurlements éveillent les coursiers qui tirent le char funeste
de la nuit mélancolique, et de leurs ailes endormies, lentes et molles,
enveloppent les tombeaux des morts, tandis que de leur gueule humide
s'exhalent, dans l'air épaissi, les ténèbres contagieuses. Amenez donc
les guerriers que nous venons de prendre; tandis que notre pinasse va
rester à l'ancre dans les dunes, ils vont ici, sur la plage, traiter de
leur rançon, où ils teindront de leur sang ce sable décoloré. Pilote, je
te cède de bon coeur ce captif, et toi, contre-maître, fais ton profit
de son compagnon. (Désignant Suffolk.) Withmore, celui-ci est ton
partage.

PREMIER GENTILHOMME.--A quoi suis-je taxé, maître? fais-le-moi savoir.

LE PILOTE.--A mille couronnes; faute de quoi, à bas la tête.

LE CONTRE-MAÎTRE.--Et vous, vous m'en donnerez autant, ou la vôtre
sautera.

LE CAPITAINE.--Quoi! pensez-vous donc que deux mille couronnes ce soit
payer bien cher pour des gens qui portent le nom et la mine de
gentilshommes? Coupez-moi la gorge à ces coquins-là: vous mourrez; de si
faibles rançons ne compensent point la perte de nos compagnons tués dans
le combat.

PREMIER GENTILHOMME.--Je vous les donnerai, monsieur, épargnez ma vie.

SECOND GENTILHOMME.--Et moi aussi; et je vais écrire sur-le-champ pour
les avoir.

WHITMORE, _à Suffolk_.--J'ai perdu un oeil à l'abordage de cette prise;
et pour ma vengeance tu mourras, toi; il en arriverait autant aux
autres, si je faisais ma volonté.

LE CAPITAINE.--Ne sois pas si fou; prends une rançon et laisse-le vivre.

SUFFOLK.--Vois ma croix de Saint-George; je suis gentilhomme; taxe moi
au prix que tu voudras, tu seras payé.

WHITMORE.--Je suis gentilhomme aussi, mon nom est Walter Whitmore...
Comment! qui te fait tressaillir? Quoi! la mort te fait peur?

SUFFOLK.--C'est ton nom qui me fait peur; il renferme pour moi le son de
la mort. Un habile homme, d'après des calculs sur ma naissance, m'a dit
que je périrais par l'eau; et c'est là ce que signifie ton nom[16].
Cependant que cela ne t'inspire pas des idées sanguinaires. Ton nom bien
prononcé est Gauthier.

[Note 16: _C'est là ce que signifie ton nom_. Il a fallu ajouter ces
paroles, pour rendre la chose intelligible. Walter se prononce à peu
près comme _Water_ (eau), ce qui, dans l'anglais, fait comprendre
sur-le-champ le sujet de la crainte de Suffolk, et ne peut se remplacer
en français.]

WHITMORE.--Que ce soit Gauthier ou Walter, peu m'importe: jamais
l'ignoble déshonneur n'a terni notre nom, que ce fer n'en ait aussitôt
effacé la tache. Aussi, quand je me résoudrai à vendre la vengeance
comme une marchandise, que mon épée soit brisée, mes armes déchirées et
effacées, et que je sois proclamé lâche dans tout l'univers.

(Il saisit Suffolk.)

SUFFOLK.--Arrête, Whitmore, ton prisonnier est un prince, le duc de
Suffolk, William de la Pole.

WHITMORE.--Le duc de Suffolk, caché sous des haillons!

SUFFOLK.--Oui: mais ces vêtements ne font pas partie du duc. Jupiter
s'est quelquefois travesti: pourquoi n'en ferais-je pas autant?

LE CAPITAINE.--Mais Jupiter n'a jamais été tué, et toi, tu vas l'être.

SUFFOLK.--Ignoble et vil paysan, le sang du roi Henri, le noble sang de
Lancastre ne doit point être versé par un vil valet comme toi. Ne
t'ai-je pas vu, baisant ta main, me tenir l'étrier, tête nue, et
soutenant la housse de ma mule, heureux d'obtenir de moi un signe de
tête? Combien de fois as-tu attendu pour recevoir mon verre, t'es-tu
nourri des restes de mon buffet, t'es-tu agenouillé près de la table,
lorsque je m'y asseyais avec la reine Marguerite? Souviens-t'en, et que
cela te fasse un peu baisser le ton, et que cela adoucisse ton orgueil
prématuré. Combien de fois ne t'es-tu pas tenu dans mes vestibules, pour
attendre respectueusement ma sortie? Cette main a écrit en ta faveur:
elle pourra donc charmer ta langue téméraire.

WHITMORE.--Parlez, capitaine: poignarderai-je ce rustre abandonné?

LE CAPITAINE.--Laisse-moi auparavant poignarder son coeur de mes
paroles, comme il a fait le mien.

SUFFOLK.--Bas esclave, tes paroles sont sans vigueur comme toi.

LE CAPITAINE.--Emmenez-le d'ici, et tranchez-lui la tête sur notre
chaloupe.

SUFFOLK.--Sur ta vie, tu ne l'oseras pas.

LE CAPITAINE.--Si fait, Poole[17].

[Note 17: Le capitaine travestit ici le nom de Pole en _poole_ ou
_pool_, qui signifie _eau stagnante._]

SUFFOLK.--Poole?

LE CAPITAINE.--Pole, sir Pole, lord Poole, ruisseau boueux, mare,
marais, dont le limon et la fange troublent les sources pures où
s'abreuve l'Angleterre; je vais combler ta bouche toujours ouverte pour
dévorer les trésors de l'État. Tes lèvres, qui ont baisé celles de la
reine, balayeront la poussière. Toi, qu'on vit sourire à la mort du bon
duc Humphroy, tu montreras en vain tes dents aux vents insensibles, qui
te répondront avec mépris par leurs sifflements. Sois marié aux furies
de l'enfer, pour avoir eu l'audace de fiancer un puissant prince à la
fille d'un misérable roi, sans sujets, trésors, ni diadème. Tu t'es
agrandi par une politique infernale, et, comme l'ambitieux Sylla, tu
t'es gorgé du sang tiré à plaisir du coeur de ta mère. Par toi l'Anjou
et le Maine ont été vendus aux Français. Par ta faute, les perfides
Normands révoltés dédaignent de nous rendre hommage; la Picardie a
massacré ses gouverneurs, surpris nos forteresses, et renvoyé, en
Angleterre, les débris de nos soldats sanglants. C'est en haine de toi
que le généreux Warwick et tous les Nevil, dont l'épée redoutable ne fut
jamais tirée en vain, courent aux armes; et que la maison d'York,
précipitée du trône par le honteux assassinat d'un roi innocent et les
envahissements d'un tyran orgueilleux, brûle des feux de la vengeance.
Déjà ses drapeaux pleins d'espoir marchent en avant sous l'emblème d'un
soleil à demi voilé, et aspirent à briller avec cette devise: _Invitis
nubibus_. Le peuple de Kent a pris les armes; et, pour conclure enfin,
la honte et la misère sont entrées dans le palais de notre roi, et tous
ces maux sont ton ouvrage. Allons, emmenez-le.

SUFFOLK.--Oh! que ne suis-je un dieu pour lancer la foudre sur cette
misérable, cette abjecte et vile canaille! Il faut bien peu de chose
pour enivrer des hommes de rien. Ce malheureux, parce qu'il commande une
pinasse, menace plus haut que Bargulus, le puissant pirate de l'Illyrie.
Des frelons ne sucent point le sang des aigles; c'est assez pour eux de
piller la ruche de l'abeille. Il est impossible que je meure par la main
d'un vassal aussi abject que toi. Tes discours émeuvent en moi la rage
et non pas la crainte. La reine m'a chargé d'un message pour la France.
Je te commande de me transporter sur ton bord de l'autre côté du canal.

LE CAPITAINE.--Walter...

WHITMORE.--Viens, Suffolk, je vais te transporter à la mort.

SUFFOLK.--_Gelidus timor occupat artus_: c'est toi que je crains.

WHITMORE.--Je t'en donnerai sujet avant de nous séparer. Quoi! êtes-vous
dompté à présent? ne consentez-vous pas à vous humilier?

PREMIER GENTILHOMME.--Mon gracieux seigneur, intercédez pour votre vie:
donnez-lui de bonnes paroles.

SUFFOLK.--La voix souveraine de Suffolk est sévère et inflexible.
Accoutumée à commander, elle ne sait point demander grâce. Loin de moi
la faiblesse d'honorer ces brigands d'une humble prière! Non; que ma
tête s'abaisse sur le billot fatal, plutôt qu'on voie mes genoux fléchir
devant personne, que devant le Dieu du ciel, ou devant mon roi; qu'on la
voie plutôt danser en cadence sur un pieu sanglant, que se découvrir
devant cette ignoble valetaille. La vraie noblesse est exempte de peur.
_(A Whitmore._) J'en puis souffrir plus que vous n'en osez exécuter.

LE CAPITAINE.--Arrachez-le d'ici, et qu'il n'en dise pas davantage.

SUFFOLK.--Allons, soldats, montrez-vous aussi cruels que vous pourrez,
afin que ma mort ne soit jamais oubliée! plus d'un grand homme fat
immolé par de vils brigands. Un estafier romain et un misérable bandit
massacrèrent l'éloquent Cicéron: la main bâtarde de Brutus poignarda
Jules César; de sauvages insulaires égorgèrent le grand Pompée, et
Suffolk meurt par la main des pirates.

(Sortent Suffolk, Whitmore, et plusieurs autres.)

LE CAPITAINE.--A l'égard de ceux dont nous avons fixé la rançon, ma
volonté est que l'un d'eux soit relâché sur sa parole: ainsi donc venez
avec nous et laissez-le partir.

(Tous sortent excepté le premier gentilhomme.)

(Rentre Whitmore, portant le corps de Suffolk.)

WHITMORE.--Que cette tête et ce corps sans vie restent gisants ici _(il
les jette sur la terre)_, jusqu'à ce que la reine, sa maîtresse, lui
donne la sépulture.

(Il sort.)

PREMIER GENTILHOMME.--O barbare et sanglant spectacle! je veux porter
son corps au roi; et s'il laisse sa mort impunie, ses amis la vengeront.
La reine la vengera, elle à qui Suffolk vivant était si cher.

(Il sort en emportant le corps.)




SCÈNE II

Une autre partie du comté de Kent.

BEVIS, _laboureur_; JOHN HOLLAND.


BEVIS.--Viens, et procure-toi une épée, ne fût-elle que de latte. Ils
sont sur pied depuis deux jours.

HOLLAND.--Ils n'en ont que plus besoin de dormir aujourd'hui.

BEVIS.--Je te dis que Jacques Cade, le drapier, se propose de rhabiller
l'État, de le retourner et de le mettre à neuf.

HOLLAND.--Il en a bien besoin, car on voit la corde. Oui, je le répète,
il n'y a pas eu un moment de bon temps en Angleterre, depuis que les
nobles ont pris le dessus.

BEVIS.--O malheureux âge! on ne fait aucun cas de la vertu dans les gens
de métier.

HOLLAND.--La noblesse croit que c'est une honte que de porter un tablier
de cuir.

BEVIS.--Bien plus, il n'y a dans le conseil du roi que de mauvais
ouvriers.

HOLLAND.--C'est la vérité; et cependant il est dit: _Travaille dans ta
vocation_. C'est comme qui dirait: Que les magistrats soient des
travailleurs, et dès lors nous devrions être magistrats.

BEVIS.--Tu as touché juste, car il n'y a point de signe plus certain
d'un bon courage qu'une main durcie.

HOLLAND.--Oh! je les vois, je les vois; je reconnais le fils de Best,
tanneur de Wingham.

BEVIS.--Il prendra la peau de nos ennemis pour faire du cuir de chien.

HOLLAND.--Et voilà aussi Dick, le boucher.

BEVIS.--Allons, le péché sera assommé comme un boeuf, et l'iniquité
égorgée comme un veau.

HOLLAND.--Et Smith, le tisserand.

BEVIS.--_Argo_, le fil de leur vie tire à sa fin.

HOLLAND.--Allons, viens: mêlons-nous avec eux.

(Tambour. Entrent Cade, Dick le boucher, Smith le tisserand, et d'autres
en grand nombre.)

CADE.--Nous, Jean Cade, ainsi appelé du nom de notre père putatif.

DICK.--Ou plutôt pour avoir volé une caque[18] de harengs.

CADE.--Et parce que nos ennemis tomberont devant nous[19], qui sommes
inspirés de l'esprit de renversement contre les rois et les
princes....--Commande le silence.

[Note 18: En vieil anglais _cade_ signifie _caque._]

[Note 19: De _cado_.]

DICK.--Silence!

CADE.--Mon père était un Mortimer.

DICK, _à part_.--C'était un fort honnête homme, un fort bon maçon.

CADE.--Ma mère, une Plantagenet.

DICK, _à part_.--Je l'ai bien connue: elle était sage-femme.

CADE.--Ma femme descendait des Lacy.

DICK, _à part_.--En effet, elle était fille d'un porte-balle, et elle a
vendu force lacets.

SMITH, _à part_.--Mais depuis quelque temps, n'étant plus en état de
voyager chargée de sa malle, elle est blanchisseuse ici dans le canton.

CADE.--Je suis donc sorti d'une honorable maison.

DICK, _à part_.--Oui, sur ma foi. Les champs sont un honorable domicile,
et c'est là qu'il est né, sous une haie; car jamais son père n'a eu
d'autre maison que la prison.

CADE.--Je suis vaillant.

SMITH, _à part_.--Il le faut bien: la misère est brave.

CADE.--Je sais souffrir la peine.

DICK, _à part_.--Oh! cela n'est pas douteux; car je l'ai vu fouetter
pendant trois jours de marché consécutifs.

CADE.--Je ne crains ni le fer ni le feu.

SMITH.--Il ne doit pas craindre le fer, car son habit est à l'épreuve de
tout.

DICK, _à part_.--Mais il me semble qu'il devrait craindre un peu le feu,
après avoir eu la main brûlée pour un vol de moutons.

CADE.--Soyez donc braves, car votre chef est brave et fait voeu de
réformer l'État. Les sept pains d'un demi-penny seront vendus, en
Angleterre, pour un penny; la mesure de trois pots en contiendra dix, et
sous mes lois ce sera félonie que de boire de la petite bière. Tout le
royaume sera en communes, et mon palefroi ira paître l'herbe de
Cheapside. Et lorsque je serai roi.... (car je serai roi!)

TOUT LE PEUPLE.--Dieu conserve Votre Majesté!

CADE.--Je vous remercie, bon peuple. Il n'y aura plus d'argent; tous
boiront et mangeront à mes frais, et je les habillerai tous d'un même
uniforme, afin qu'ils puissent être unis comme des frères et me révérer
comme leur souverain.

DICK.--La première chose à faire, c'est d'aller tuer tous les gens de
loi.

CADE.--Oui, c'est bien mon dessein. N'est-ce pas une chose déplorable
que la peau d'un innocent agneau serve à faire du parchemin, et que le
parchemin, lorsqu'il aura été griffonné, puisse perdre un homme? On dit
que l'abeille fait mal avec son aiguillon, et moi je dis que c'est la
cire de l'abeille. Je n'ai usé du sceau qu'une fois, et je n'ai jamais
été mon maître depuis.--Qu'y a-t-il? Qui vient à nous?

(Entrent quelques hommes, conduisant le clerc de Chatham.)

SMITH.--C'est le clerc de Chatham: il sait écrire et lire, et dresser un
compte.

CADE.--Chose horrible!

SMITH.--Nous l'avons pris faisant des exemples pour les enfants.

CADE.--C'est un infâme.

SMITH.--Il a dans sa poche un livre écrit en lettres rouges.

CADE.--C'est de plus un sorcier.

DICK.--Il sait encore faire des contrats, et écrire par abréviation.

CADE.--J'en suis fâché pour lui. C'est un homme de bonne façon, sur mon
honneur; et si je ne le trouve pas coupable, il ne mourra pas.--Approche
ici, je veux t'examiner. Quel est ton nom?

LE CLERC.--Emmanuel.

DICK.--C'est le nom que les nobles ont coutume d'écrire en tête de leurs
lettres.--Vos affaires vont mal.

CADE.--Laisse-moi lui parler.--As-tu coutume d'écrire ton nom? Ou as-tu
une marque pour désigner ta signature, comme il convient à un honnête
homme qui y va tout bonnement?

LE CLERC.--Monsieur, j'ai été, Dieu merci, assez bien élevé pour savoir
écrire mon nom.

LE PEUPLE.--Il a avoué. Emmenez-le: c'est un scélérat, un traître.

CADE.--Emmenez-le, dis-je, et qu'on le pende avec sa plume et son cornet
au cou.

(Quelques-uns des assistants sortent emmenant le clerc.)

(Entre Michel.)

MICHEL.--Où est notre général?

CADE.--Me voici. Que me veux-tu si particulièrement?

MICHEL.--Fuyez, fuyez, fuyez! Milord Stafford et son frère sont ici près
avec les troupes du roi.

CADE.--Arrête, misérable, arrête, ou je te jette à bas.--Il aura affaire
à aussi bon que lui. Ce n'est qu'un chevalier, n'est-ce pas?

MICHEL.--Non.

CADE.--Pour être son égal, je vais me faire chevalier à l'instant.
Relève-toi, sir Jean Mortimer. A présent, marchons à lui.

(Entrent sir Humphroy Stafford et William son frère, avec des tambours
et des soldats.)

STAFFORD.--Populace rebelle, l'écume et la fange du comté de Kent,
marqués pour la potence, jetez vos armes, regagnez vos chaumières, et
abandonnez ce drôle. Le roi sera miséricordieux, si vous abjurez la
révolte.

WILLIAM STAFFORD.--Mais il sera furieux, inexorable et sanguinaire, si
vous y persévérez: ainsi, l'obéissance ou la mort.

CADE.--Pour ces esclaves vêtus de soie, je n'y fais pas attention. C'est
à vous que je m'adresse, bon peuple, sur qui j'espère régner un jour;
car je suis l'héritier légitime de la couronne.

STAFFORD.--Misérable! ton père était un maçon; et toi-même, qu'est-ce
que tu es, un tondeur de draps, n'est-ce pas?

CADE.--Et Adam était un jardinier.

WILLIAM STAFFORD.--Eh bien, quelle conséquence?

CADE.--Vraiment, la voici. Edmond Mortimer, comte des Marches, épousa la
fille du duc de Clarence. Cela n'est-il pas vrai?

STAFFORD.--Eh bien, après?

CADE.--Elle accoucha, à la fois, de deux enfants mâles.

WILLIAM STAFFORD.--Cela est faux.

CADE.--Oui, c'est là la question; mais je dis, moi, que cela est vrai.
Le premier né des deux ayant été mis en nourrice, fut enlevé par une
mendiante; et ignorant sa naissance et son parentage, se fit maçon quand
il fut en âge. Je suis son fils. Niez-le, si vous pouvez.

DICK.--Oui, c'est encore vrai; en conséquence, il sera roi.

SMITH.--Oui, monsieur, il a fait une cheminée chez mon père, et les
briques en sont encore sur pied pour rendre témoignage; ainsi, n'allez
pas dire le contraire.

STAFFORD.--Ajouterez-vous donc foi aux paroles de ce vil coquin qui
parle de ce qu'il ne sait pas?

LE PEUPLE.--Oui, nous le croyons; allez-vous-en donc.

WILLIAM STAFFORD.--Jack Cade, c'est le duc d'York qui vous fait la
leçon.

CADE, _à part_.--Il ment, car c'est moi qui l'ai inventée. _(Haut.)_ Va,
mon cher, dis au roi de ma part, que pour l'amour de son père, Henri V,
au temps de qui les enfants jouaient au petit palet avec des écus de
France, je consens à le laisser régner, à condition que je serai son
protecteur.

UN CHEF DU PEUPLE.--Et de plus, que nous voulons avoir la tête du lord
Say, qui a vendu le duché du Maine.

CADE.--Et cela est juste; car par là l'Angleterre a été estropiée, et
marcherait bientôt avec un bâton, si ma puissance ne la soutenait.
Camarades rois, je vous dis que le lord Say a mutilé l'État, et l'a fait
eunuque; et pis que tout cela, il sait parler français, et par
conséquent c'est un traître.

STAFFORD.--O grossière et déplorable ignorance!

CADE.--Eh bien, répondez si vous pouvez. Les Français sont nos ennemis;
cela posé, je dis seulement: celui qui parle avec la langue d'un ennemi,
peut-il être un bon conseiller ou non?

TOUT LE PEUPLE.--Non, non, et nous voulons avoir sa tête.

WILLIAM STAFFORD.--Allons, puisque les paroles de douceur n'y peuvent
rien, fondons sur eux avec l'armée du roi.

STAFFORD.--Allez, héraut, et proclamez traîtres, dans toutes les villes,
tous ceux qui s'armeront en faveur de Cade: annoncez que ceux qui
fuiront de nos rangs avant la fin de la bataille seront, pour l'exemple,
pendus à leur porte, sous les yeux de leurs femmes et de leurs enfants.
Que ceux qui tiennent pour le roi me suivent.

(Les deux Stafford sortent avec leurs troupes.)

CADE.--Et que ceux qui aiment le peuple me suivent: voici le moment de
montrer que vous êtes des hommes; c'est pour la liberté. Nous ne
laisserons pas sur pied un seul lord, un seul noble. N'épargnons que
ceux qui seront mal vêtus; car ce sont de pauvres et honnêtes gens, qui
prendraient bien notre parti s'ils l'osaient.

DICK.--Les voilà qui viennent en bon ordre, et qui s'avancent contre
nous.

CADE.--Et notre ordre, à nous, c'est d'être bien en désordre. En avant,
marche!




SCÈNE III

Une autre partie de la plaine de Blackheath.

_Alarmes. Les deux partis entrent et combattent: les_ DEUX STAFFORD
_sont tués_.


CADE.--Où est Dick, le boucher d'Ashford?

DICK.--Me voilà, monsieur.

CADE.--Ils tombaient devant toi comme des boeufs et des brebis, et tu y
allais comme si tu avais été dans ta boucherie. Voici donc ta
récompense: le carême sera deux fois aussi long qu'il l'est à présent;
et d'ici à cent ans moins un, tu auras tout ce temps-là le privilége
exclusif de tuer.

DICK.--Je n'en demande pas davantage.

CADE.--Et pour dire vrai, tu ne mérites pas moins, je veux porter ce
monument de ma victoire[20], et les corps seront traînés aux jarrets de
mon cheval jusqu'à ce que j'arrive à Londres, où nous ferons porter
devant nous l'épée du maire.

[Note 20: Cade, après cette bataille, se revêtit en effet de
l'armure de Stafford.]

UN CHEF DU PEUPLE.--Si nous voulons prospérer et faire le bien, forçons
les portes des prisons, et délivrons les prisonniers.

CADE.--Ah! n'aie pas peur, tu peux y compter. Allons, marchons sur
Londres.

(Ils sortent.)




SCÈNE IV

Londres.--Un appartement dans le palais.


_Entre_ LE ROI HENRI _lisant une requête. Il est suivi du duc de_
BUCKINGHAM _et du lord_ SAY. _Vient à quelque distance_ LA REINE
MARGUERITE, _pleurant sur la tête de Suffolk._

MARGUERITE.--J'ai souvent ouï dire que la douleur amollit l'âme, et la
remplit de crainte, d'abattement. Pense donc à la vengeance et cesse de
pleurer.--Mais qui peut cesser de pleurer en voyant cet objet? Sa tête
peut bien reposer ici sur mon sein palpitant; mais où est le corps que
je serrerais dans mes bras?

BUCKINGHAM.--Quelle réponse fait Votre Majesté à la requête des
rebelles?

LE ROI.--Je vais députer quelque saint évêque pour tâcher de les
ramener; car à Dieu ne plaise que tant de pauvres simples créatures
périssent par l'épée! Et plutôt que de souffrir qu'elles soient
exterminées par une guerre sanglante, je veux avoir moi-même une
entrevue avec leur général Cade. Mais attendez, je veux lire encore une
fois leur requête.

MARGUERITE.--Scélérats barbares! Ce visage enchanteur qui, comme une
planète, dominait ma destinée, n'a-t-il donc pu vous obliger à la pitié,
vous qui n'étiez pas dignes de le regarder?

LE ROI.--Lord Say, Jack Cade a juré d'avoir ta tête.

SAY.--Oui, mais j'espère que Votre Majesté aura la sienne.

LE ROI.--Eh quoi, madame, toujours vous lamentant, toujours pleurant la
mort de Suffolk! Ah! je crains, ma bien-aimée, que, si j'étais mort à sa
place, vous ne m'eussiez pas tant pleuré.

MARGUERITE.--Non, mon bien-aimé, je ne pleurerais pas, mais je mourrais
pour toi.

(Entre un messager.)

LE ROI.--Quoi? Quelles nouvelles apportes-tu? Pourquoi arrives-tu en si
grande hâte?

LE MESSAGER.--Les rebelles sont dans Southwark. Fuyez, seigneur; Cade se
proclame lord Mortimer, descendant de la maison du duc de Clarence. Il
traite hautement Votre Majesté d'usurpateur, et il jure de se couronner
lui-même dans Westminster. Il a pour armée une multitude déguenillée de
paysans, d'ouvriers, gens grossiers et sans pitié. La mort de sir
Humphroy Stafford et de son frère leur a donné coeur et courage pour
marcher en avant. Tout homme sachant lire et écrire, homme de loi,
courtisan, gentilhomme, est, selon eux, une vilaine chenille, et qu'il
faut mettre à mort.

LE ROI.--O les malheureux! Ils ne savent ce qu'ils font.

BUCKINGHAM.--Mon gracieux seigneur, retirez-vous à Kenel-Worth, jusqu'à
ce qu'on ait levé des troupes pour faire main-basse sur eux.

MARGUERITE.--Oh! si le duc de Suffolk vivait encore, les rebelles de
Kent seraient bientôt soumis.

LE ROI.--Lord Say, ces traîtres te haïssent: viens donc avec nous à
Kenel-Worth.

SAY.--Cela pourrait exposer la personne de Votre Grâce. Ma vue leur
serait odieuse: je demeurerai donc dans la ville, et je m'y tiendrai
aussi caché que je le pourrai.

(Entre un autre messager.)

LE MESSAGER.--Jack Cade s'est rendu maître du pont de Londres. Les
bourgeois fuient et abandonnent leurs maisons. La mauvaise populace,
toujours avide de pillage, court se joindre au traître, et tous jurent
de concert de dévaster la ville et votre palais.

BUCKINGHAM.--Ne perdez pas un moment, seigneur, montez à cheval.

LE ROI.--Venez, Marguerite; Dieu, notre espérance, viendra à notre
secours.

MARGUERITE.--Mon espérance est morte avec Suffolk.

LE ROI, _à Say_.--Adieu, milord, ne vous fiez pas aux rebelles de Kent.

BUCKINGHAM.--Ne vous fiez à personne, de peur d'être trahi.

SAY.--Ma confiance est dans mon innocence: aussi suis-je fier et résolu.

(Ils sortent.)




SCÈNE V

Toujours à Londres.--La Tour.


_Le lord_ SCALES _et d'autres paraissent sur les murs. Au pied arrivent
quelques_ CITOYENS.

SCALES.--Quelles nouvelles? Jack Cade est-il tué?

PREMIER CITOYEN.--Non, milord, et il n'y a point d'apparence que cela
lui arrive. Ils se sont emparés du pont, et ils tuent tout ce qui leur
résiste. Le lord maire vous demande quelque renfort des troupes de la
Tour, pour défendre la ville contre les rebelles.

SCALES.--Tout ce que je pourrai en détacher sans inconvénient sera à vos
ordres. Mais je suis moi-même ici dans les alarmes. Les rebelles ont
déjà tenté d'emporter la Tour. Mais gagnez la plaine de Smithfield,
formez un corps de troupes, et je vais y envoyer Matthieu Gough. Allez,
combattez pour votre roi, pour votre pays et pour votre vie. Adieu, il
faut que je m'en retourne.

(Ils sortent.)




SCÈNE VI

Londres.--Cannon street.

_Entrent_ JACK CADE _et sa troupe; il frappe de son bâton de
commandement la pierre de Londres_.


CADE.--A présent, Mortimer est seigneur de Londres; et, ici placé sur la
pierre de Londres, j'entends et j'ordonne, qu'aux frais de la ville, la
fontaine ne verse que du vin de Bordeaux pendant la première année de
mon règne. Dorénavant il y aura crime de trahison pour quiconque
m'appellera autrement que _Mortimer_.

(Entre un soldat.)

LE SOLDAT, _courant_.--Jack Cade! Jack Cade!

CADE.--Tuez-le sur la place.

(Ils le tuent.)

SMITH.--Pour peu que cet homme ait raison, il ne lui arrivera jamais de
vous appeler Jack Cade. Je crois qu'il est content de la leçon.

DICK.--Milord, il se rassemble une armée à Smithfield.

CADE.--Marchons donc; allons les combattre. Mais auparavant allez mettre
le feu au pont de Londres; et, si vous pouvez, brûlez la Tour
aussi.--Allons, marchons.

(Ils sortent.)




SCÈNE VII

Smithfield.

_Une alarme. Entrent d'un côté_ CADE _et sa troupe; de l'autre, les
citoyens et les troupes du roi, commandés par_ MATTHIEU GOUGH. _Ils
combattent, les citoyens sont mis en déroute, Mathieu Gough est tué_.


CADE.--Voilà ce que c'est, mes amis.--Allez quelques-uns de vous abattre
leur palais de Savoie, d'autres les colléges de droit: abattez tout.

DICK.--J'ai une requête à présenter à Votre Seigneurie.

CADE.--Fût-ce le titre de lord, tu es sûr de l'obtenir pour ce mot.

DICK.--La grâce que je vous demande, c'est que toutes les lois de
l'Angleterre émanent de votre bouche.

JEAN, _à part_.--Par la messe! ce seront de sanglantes lois; car il a
reçu dans la mâchoire un coup de lance, et la plaie n'est pas encore
guérie.

SMITH, _à part_.--Et de plus, Jean, ce seront des lois qui ne sentiront
pas bon; car son haleine sent furieusement le fromage grillé.

CADE.--J'y ai pensé, cela sera ainsi. Allez, brûlez tous les registres
du royaume; ma bouche sera le parlement d'Angleterre.

JEAN.--Cela a tout l'air de vouloir nous donner des statuts qui mordront
ferme, à moins qu'on ne lui arrache les dents.

CADE.--Et désormais tout sera en commun.

(Entre un messager.)

LE MESSAGER.--Milord, une capture! une capture! le lord Say! qui vendait
les villes en France, et qui nous a fait payer vingt-un quinzièmes et un
schelling par livre dans le dernier subside.

(Entre George Bevis avec le lord Say.)

CADE.--Eh bien, pour cela il sera décapité dix fois. Te voilà donc, lord
Say[21], lord de serge, lord de bougran. Te voilà dans le domaine de
notre juridiction souveraine! Qu'as-tu à répondre à ma majesté, pour te
disculper d'avoir livré la Normandie à monsieur Basimecu[22], le dauphin
de France? Qu'il te soit donc déclaré par-devant cette assemblée, et
par-devant lord Mortimer, que je suis le balai destiné à nettoyer la
cour d'immondices telles que toi. Tu as traîtreusement corrompu la
jeunesse du royaume, en érigeant une école de grammaire; et tandis que,
jusqu'à présent, nos ancêtres n'avaient eu d'autres livres que la mesure
et la taille, c'est toi qui es cause qu'on s'est servi de l'imprimerie.
Contre les intérêts du roi, de sa couronne et de sa dignité, tu as bâti
un moulin à papier. Il te sera prouvé en fait que tu as autour de toi
des hommes qui parlent habituellement de noms, de verbes, et autres mots
abominables, que ne peut supporter une oreille chrétienne. Tu as établi
des juges de paix, pour citer devant eux les pauvres gens, pour des
choses sur lesquelles ils ne sont pas en état de répondre: de plus, tu
les as fait mettre en prison, et parce qu'ils ne savaient pas lire, tu
les as fait pendre; tandis que seulement, pour cela, ils auraient mérité
de vivre. Tu montes un cheval couvert d'une housse; cela est-il vrai ou
non?
                
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