[Note 21: _Say_, en vieux langage, signifiait _Sire_.]
[Note 22: _Basimecu_, par corruption, pour _Basemycu_; grossier
sobriquet, qu'apparemment la populace de Londres donnait au dauphin.]
SAY.--Qu'importe?
CADE.--Ce qu'il importe? Tu ne dois pas souffrir que ton cheval porte un
manteau, tandis que de plus honnêtes gens que toi vont en chausses et en
pourpoint.
DICK.--Et souvent travaillent en chemise, comme moi, par exemple, qui
suis boucher!
SAY.--Peuple de Kent....
DICK.--Que voulez-vous dire de Kent?
SAY.--Rien de plus que ceci: _Bona gens, mala gens_.
CADE.--Emmenez-le, emmenez-le, il parle latin.
SAY.--Écoutez seulement ce que j'ai à dire, puis, prenez-le comme vous
voudrez.--Kent, dans les _Commentaires_ écrits par César, est nommé le
canton le plus policé de notre île. Le pays est agréable, parce qu'il
est rempli de richesses; le peuple libéral, vaillant, actif, opulent; ce
qui me fait espérer que vous n'êtes pas dénués de pitié.--Je n'ai point
vendu le Maine, je n'ai point perdu la Normandie; mais pour les
recouvrer, je perdrais volontiers la vie. J'ai toujours rendu la justice
avec indulgence; les prières et les larmes ont touché mon coeur, et
jamais les présents. Quand ai-je exigé une seule imposition de vous, si
ce n'est pour l'utilité du Kent, du roi, du royaume et de vous? j'ai
répandu de grandes largesses sur les savants clercs, parce que c'était à
mes livres que j'avais dû mon avancement auprès du roi. Et voyant que
l'ignorance est la malédiction de Dieu, et la science l'aile avec
laquelle nous nous élevons au ciel, à moins que vous ne soyez possédés
de l'esprit du démon, vous vous garderez certainement de me tuer. Cette
langue a négocié avec les rois étrangers, pour votre avantage.
CADE.--Bah! Quand as-tu frappé un seul coup sur le champ de bataille?
SAY.--Les hommes en place ont le bras long. J'ai frappé souvent ceux que
je ne vis jamais, et je les ai frappés à mort.
GEORGE.--Oh! l'infâme lâche! venir comme cela par derrière le monde!
SAY.--Ces joues sont pâlies par mes veilles pour votre bien.
CADE.--Frappez-le au visage, et cela lui fera revenir les couleurs.
SAY.--Les longues séances que j'ai données pour juger les causes des
pauvres m'ont accablé d'infirmités et de maladies.
CADE.--On vous fournira, pour les guérir, une chandelle de chanvre et
l'assistance d'une hache.
DICK.--Comment! est-ce que tu trembles?
SAY.--C'est la paralysie, et non la peur, qui me fait trembler.
CADE.--Voyez, il remue la tête, comme s'il nous disait: Je vous le
revaudrai. Je veux voir si elle sera plus ferme sur un pieu. Emmenez-le,
et coupez-lui la tête.
SAY.--Dites-moi donc quel grand crime j'ai commis. Ai-je affecté
l'opulence ou la grandeur? Répondez. Mes coffres sont-ils remplis d'un
or extorqué? Mes vêtements sont-ils somptueux à voir? A qui de vous
ai-je fait tort pour que vous vouliez me faire mourir? Ces mains sont
pures du sang innocent: ce sein est exempt de toutes pensées de crimes
et de perfidie. Oh! laissez-moi vivre.
CADE.--Je sens que ses paroles me touchent le coeur, mais j'y mettrai
ordre; il mourra, ne fût-ce que pour avoir si bien plaidé pour sa vie.
Emmenez-le. Il a un démon familier sous sa langue; il ne parle pas au
nom de Dieu. Emmenez-le, vous dis-je, et abattez-lui la tête sur
l'heure. Ensuite allez enfoncer les portes de la maison de son gendre,
sir James Cromer; tranchez-lui la tête aussi, et rapportez-les ici
toutes deux, fichées sur des pieux.
LE PEUPLE.--Cela va être fait.
SAY.--O compatriotes! si, quand vous faites vos prières, Dieu était
aussi endurci que vous l'êtes, comment s'en trouveraient vos âmes après
la mort? Laissez-vous fléchir, et épargnez ma vie.
CADE.--Emmenez-le, et faites ce que je vous ordonne. _(Quelques-uns
sortent emmenant lord Say_.) Le plus magnifique pair du royaume ne
pourra porter sa tête sur ses épaules sans me payer tribut. Pas une
fille ne sera mariée qu'elle ne paye un tribut pour sa virginité avant
qu'on en jouisse. Les hommes relèveront de moi _in cavite_, et nous
voulons et prétendons que leurs femmes soient aussi libres que le coeur
peut le désirer, ou la langue l'exprimer.
DICK.--Milord, quand irons-nous à Cheapside prendre des marchandises sur
nos bons?
CADE.--Eh vraiment, sur-le-champ.
LE PEUPLE.--Bravo.
(On apporte la tête du lord Say, et celle de son gendre.)
CADE.--Ceci ne vaut-il pas encore plus de bravos? Faites-les se baiser
l'un l'autre, car ils s'aimaient beaucoup quand ils étaient en vie. A
présent séparez-les, de peur qu'ils ne consultent ensemble sur le moyen
de livrer quelques villes de plus aux Français. Soldats, différons
jusqu'à la nuit qui approche le pillage de la ville, et promenons-nous
dans les rues avec ces têtes portées devant nous en guise de masses
d'armes, et à chaque coin de rue faites-les se baiser. Allons.
(Ils se retirent.)
SCÈNE VIII
Southwark.
_Une alarme. Entre_ CADE, _suivi de toute la populace_.
CADE.--Montez par Fish-Street, descendez par l'angle de Saint-Magnus;
tuez, assommez: jetez-les dans la Tamise. (_Une trompette sonne un
pourparler et une retraite._) Quel bruit est-ce là? Qui donc est assez
hardi pour sonner la retraite ou un pourparler quand je commande qu'on
tue?
(Entrent Buckingham et le vieux Clifford, avec des troupes.)
BUCKINGHAM.--C'est nous vraiment qui avons cette hardiesse, et qui
venons te déranger. Sache, Cade, que nous venons comme ambassadeurs de
la part du roi vers le peuple que tu as égaré, pour annoncer un pardon
absolu à tous ceux qui t'abandonneront et retourneront tranquillement
chez eux.
CLIFFORD.--Que dites-vous, compatriotes? Voulez-vous vous rendre au
pardon qui vous est encore offert, ou attendez-vous que votre révolte
vous conduise à la mort? Qui aime le roi et accepte son pardon, qu'il
jette son chaperon en l'air et crie: _Dieu garde le roi_! Que celui qui
le hait et n'honore pas son père Henri V, qui fit trembler la France,
secoue son arme contre nous et continue son chemin.
LE PEUPLE.--Dieu garde le roi! Dieu garde le roi!
CADE.--Quoi! Buckingham et Clifford, êtes-vous si braves? et vous,
stupides paysans, croyez-vous à leurs paroles? Avez-vous donc envie
d'être pendus avec vos lettres de grâce attachées au cou? Mon épée
s'est-elle donc fait jour à travers les portes de Londres pour que vous
m'abandonniez au White-Hart dans Southwark? Je pensais que jamais vous
ne poseriez les armes avant d'avoir recouvré vos anciennes libertés;
mais vous êtes tous des misérables, des lâches, qui vous plaisez à vivre
esclaves de la noblesse. Laissez-les vous briser les reins à force de
fardeaux, vous chasser de dessous vos toits, ravir devant vos yeux vos
femmes et vos filles. Il y en a toujours un que je saurai bien tirer
d'affaire. Que la malédiction de Dieu vous éclaire tous!
LE PEUPLE.--Nous voulons suivre Cade, nous voulons suivre Cade!
CLIFFORD.--Cade est-il le fils de Henri V pour crier ainsi que vous
voulez le suivre? Vous conduira-t-il dans le coeur de la France pour y
faire, des derniers d'entre vous, des comtes ou des ducs? Hélas! il n'a
pas seulement une maison, un asile pour se réfugier; il ne sait comment
se procurer de quoi vivre, si ce n'est par le pillage, en nous volant,
nous qui sommes vos amis. Ne serait-ce pas une honte, si, tandis que
vous êtes ici à vous chamailler, le timide Français, naguère vaincu par
vous, faisait une subite incursion sur la mer, et venait vous vaincre?
Il me semble déjà le voir, au milieu de nos discordes civiles, parcourir
en maître les rues de Londres, en appelant villageois tous ceux qu'il
rencontre. Ah! périssent plutôt dix mille canailles de Cades, que de
vous voir demander grâce à un Français! En France! en France! et
regagnez ce que vous avez perdu; épargnez l'Angleterre, c'est votre
rivage natal. Henri a de l'argent; vous êtes forts et courageux; Dieu
est avec nous: ne doutez pas de la victoire.
TOUT LE PEUPLE.--A Clifford! à Clifford! nous suivons le roi et
Clifford.
CADE.--Vit-on jamais plume aussi facile à souffler çà et là que cette
multitude? Le nom de Henri V les entraîne à cent mauvaises actions, et
ils me laissent là seul et abandonné. Je les vois se consulter ensemble
pour me saisir par surprise. Mon épée m'ouvrira un chemin, car il n'y a
plus moyen de rester ici. En dépit des diables et de l'enfer, je
passerai au milieu de vous. Le ciel et l'honneur me sont témoins que ce
n'est pas défaut de courage en moi, mais seulement la basse,
l'ignominieuse trahison de ceux qui me suivent, qui me force de tourner
les talons et de fuir.
BUCKINGHAM.--Quoi! il s'est échappé? Que quelques-uns de vous aillent
après lui. Celui qui apportera sa tête au roi recevra mille couronnes
pour sa récompense. (_Quelques-uns sortent_.) Suivez-moi, soldats; nous
allons chercher un moyen de vous réconcilier tous avec le roi.
(Ils sortent.)
SCÈNE IX
Château de Kenilworth.
LE ROI HENRI, LA REINE MARGUERITE ET SOMERSET _paraissent sur la
terrasse du château_.
LE ROI.--Fut-il jamais un roi, possesseur d'un trône terrestre, qui fut
aussi peu maître de se procurer quelque satisfaction? Je commençais à
peine à ramper hors de mon berceau, qu'on fit de moi un roi, à l'âge de
neuf mois. Hélas! jamais sujet ne souhaita de devenir roi, comme je
souhaite et languis du désir d'être sujet.
(Entrent Buckingham et Clifford.)
BUCKINGHAM.--Salut et bonnes nouvelles à Votre Majesté!
LE ROI.--Comment! Buckingham, le rebelle Cade est-il surpris? ou ne
s'est-il retiré que pour attendre de nouvelles forces?
CLIFFORD.--Il est en fuite, seigneur, et tout son monde se soumet.
(_Entrent un grand nombre des partisans de Cade, la corde au cou_.) Ils
viennent humblement, la corde au cou, recevoir de Votre Majesté leur
sentence de vie ou de mort.
LE ROI.--Ouvre donc, ô ciel, tes portes éternelles, pour donner passage
à mes remercîments et à mes actions de grâces. Soldats, vous avez, dans
ce jour, racheté votre vie, et montré combien vous chérissiez votre roi
et votre pays. Persévérez toujours dans de si bons sentiments, et Henri,
fût-il malheureux, vous assure qu'il ne sera jamais dur pour vous.
Recevez donc tous, tant que vous êtes, mes remercîments et mon pardon,
et retournez dans vos différents pays.
TOUTE LA MULTITUDE.--Dieu conserve le roi! Dieu conserve le roi!
(Entre un messager.)
LE MESSAGER.--Votre Grâce, avec sa permission, doit être avertie que le
duc d'York est récemment arrivé d'Irlande, avec un corps nombreux et
puissant de Gallowglasses déterminés; il s'avance vers ces lieux en
belle ordonnance, et proclame, sur la route, que le seul objet de son
armement est d'éloigner de la cour le duc de Somerset, qu'il appelle un
traître.
LE ROI.--Ainsi, entre Cade et York, mon pouvoir flotte dans la détresse,
comme un vaisseau qui, sortant de la tempête, est surpris par un calme
et abordé par un pirate. Cade vient seulement d'être réprimé, et ses
forces dispersées, et voilà qu'York s'élève en armes et lui succède. Va,
je te prie, à sa rencontre, Buckingham; demande-lui le motif de cette
prise d'armes. Dis-lui que j'enverrai le duc Edmond à la Tour; et en
effet, Somerset, nous t'y ferons renfermer jusqu'à ce qu'il ait congédié
son armée.
SOMERSET.--Seigneur, je me rendrai de moi-même à la prison; j'irai, s'il
le faut, à la mort, pour le bien de mon pays.
LE ROI, _à Buckingham_.--Quoi qu'il arrive, n'employez pas des termes
trop durs; vous savez qu'il est violent, et ne supporte pas un langage
trop sévère.
BUCKINGHAM.--Je prendrai soin, seigneur, et j'agirai, n'en doutez pas,
de telle sorte, que toutes choses vous tourneront à bien.
(Il sort.)
LE ROI.--Venez, ma femme, rentrons; et apprenons à mieux gouverner; car
jusqu'ici l'Angleterre peut maudire mon malheureux règne.
(Ils sortent.)
SCÈNE X
Kent.--Le jardin d'Iden.
_Entre_ CADE.
CADE.--Peste soit de l'ambition! et peste soit de moi, qui porte une
épée, et cependant suis près de mourir de faim! Cinq jours entiers je
suis resté caché dans ces bois sans oser mettre le nez dehors, car tout
le pays est après moi; mais à présent je suis si affamé, que, quand on
me ferait un bail de mille ans de vie, je ne pourrais y tenir plus
longtemps. J'ai donc escaladé ce mur de briques, et pénétré dans ce
jardin pour tenter si je n'y pourrais pas trouver de l'herbe à manger,
ou bien arracher une fois ou l'autre une salade, ce qui n'est pas
mauvais pour rafraîchir l'estomac dans cette extrême chaleur; et je
pense que les salades de toute espèce ont été créées pour mon bien: car
plus d'une fois, sans ma salade[23], j'aurais bien pu avoir le crâne
fendu d'un coup de hache d'armes; et plus d'une fois aussi, lorsque
j'étais pressé de la soif, et marchant sans relâche, elle m'a servi de
pot pour y boire, et aujourd'hui c'est encore une salade qui va me
rassasier.
[Note 23: _Sallet_, salade, dans la double signification de _casque_
et de _salade à manger_.]
(Entre Iden avec des domestiques.)
IDEN.--O Dieu! qui voudrait vivre dans le tumulte d'une cour lorsqu'il
peut jouir de promenades aussi paisibles que celles-ci? Ce modique
héritage que m'a laissé mon père, suffit à mes désirs, et vaut une
monarchie. Je ne cherche point à m'agrandir par la ruine des autres, non
plus qu'à accumuler des richesses, quitte à attirer sur moi je ne sais
combien d'envie; il me suffit d'avoir de quoi soutenir mon état, et
renvoyer toujours de ma porte le pauvre satisfait.
CADE.--J'aperçois le maître du terrain qui vient me saisir comme un
vagabond, pour être entré dans son domaine sans sa permission. Ah!
misérable, tu me livrerais et recevrais du roi mille couronnes pour lui
avoir porté ma tête; mais avant que nous nous séparions je veux te faire
manger du fer comme une autruche, et avaler une épée comme une grande
épingle.
IDEN.--A qui en as-tu, brutal que tu es? Qui que tu sois, je ne te
connais pas. Pourquoi donc te livrerais-je? N'est-ce pas assez d'être
entré dans mon jardin, contre ma volonté, à moi qui en suis le
propriétaire, et d'y venir comme un voleur par-dessus les murs dérober
les fruits de ma terre? il faut que tu me braves encore par tes propos
insolents!
CADE.--Te braver? oui, par le meilleur sang qui ait jamais été tiré, et
te faire la barbe encore. Regarde-moi bien; je n'ai pas mangé depuis
cinq jours: viens cependant avec tes cinq hommes, et si je ne vous
étends pas là, roides comme un clou de porte, je prie Dieu qu'il ne me
soit plus permis de manger un seul brin d'herbe.
IDEN.--Non, il ne sera jamais dit, tant que l'Angleterre subsistera,
qu'Alexandre Iden, écuyer de Kent, ait combattu, en nombre inégal, un
pauvre homme épuisé par la faim. Fixe sur mes yeux tes yeux assurés, et
vois si tu peux m'intimider de tes regards; mesure tes membres contre
mes membres, et vois si tu n'es pas le plus petit de beaucoup. Ta main
n'est qu'un doigt comparée à mon poing, ta jambe qu'un bâton auprès de
cette massue, mon pied soutiendrait le combat contre toute la force que
t'a donnée le ciel. Si mon bras s'élève en l'air, ta fosse est déjà
creusée en terre; et au lieu de paroles supérieures aux tiennes et dont
la grandeur puisse répondre au reste de mes discours, je charge mon épée
de te dire ce que t'épargne ma langue.
CADE.--Par ma valeur, c'est bien le champion le plus accompli dont j'aie
jamais ouï parler! Toi, fer, si tu fléchis, et si, avant de t'endormir
dans le fourreau, tu ne fais pas une émincée de boeuf de cette énorme
charpente de paysan, je prie Dieu à genoux que tu serves à faire des
clous de fer à cheval. _(Ils se battent, Cade tombe_.) Oh! je suis mort.
C'est la famine, pas autre chose qui m'a tué. Envoie dix mille démons
contre moi; pourvu que tu me donnes seulement les dix repas que j'ai
perdus, je les défie tous. Sèche, jardin, et sois désormais la sépulture
de tous ceux qui vivent dans cette maison, puisqu'ici l'âme indomptée de
Cade s'est évanouie.
IDEN.--Est-ce donc Cade que j'ai tué? Cet horrible traître? O mon épée!
je veux te consacrer pour cet exploit, et quand je serai mort, te faire
suspendre sur ma tombe. Jamais ce sang ne sera essuyé de ta pointe: tu
le porteras comme un écusson glorieux, emblème de l'honneur que s'est
acquis ton maître.
CADE.--Iden, adieu, et sois fier de ta victoire; dis au pays de Kent, de
ma part, qu'il a perdu son meilleur soldat, et exhorte tous les hommes à
être des lâches; car moi je ne redoutai jamais personne, je suis vaincu
par la famine, et non par la valeur.
(Il meurt.)
IDEN.--Tu me fais injure. Que le ciel soit mon juge! Meurs, scélérat
maudit, malédiction sur celle qui t'a porté dans son sein! Et comme
j'enfonce mon épée dans ton corps, puisse-je enfoncer ton âme dans
l'enfer! Je veux te traîner par les pieds dans un fumier qui te servira
de tombeau. Là, je couperai ta tête proscrite, et je la porterai en
triomphe au roi, laissant ton corps pour pâture aux corbeaux des champs.
(Il sort en traînant le corps.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
ACTE CINQUIÈME
SCÈNE I
Plaines entre Dartford et Blackheath.
_D'un côté le camp du roi, de l'autre entre_ YORK _avec sa suite, des
tambours et des drapeaux; ses troupes à quelque distance._
YORK.--Ainsi, York revient de l'Irlande pour revendiquer ses droits et
arracher la couronne de la tête du faible Henri. Cloches, sonnez à grand
bruit; feux de joie, brûlez d'une flamme claire et brillante, pour fêter
le monarque légitime de l'illustre Angleterre.--Ah! _sancta majestas_,
qui ne voudrait t'acheter au plus haut prix! Qu'ils obéissent, ceux qui
ne savent pas gouverner. Cette main fut faite pour ne manier que l'or.
Je ne puis donner à mes paroles l'influence qui leur appartient, si
cette main ne balance une épée ou un sceptre. S'il est vrai que j'aie
une âme, elle aura un sceptre, sur lequel s'agiteront les fleurs de lis
de la France. (_Entre Buckingham._) Qui vois-je s'avancer? Buckingham,
qui vient me gêner par sa présence. Sûrement c'est le roi qui l'envoie:
dissimulons.
BUCKINGHAM.--York, si tes intentions sont bonnes, je te salue de bon
coeur.
YORK.--Humphroy de Buckingham, je reçois ton salut. Es-tu envoyé, ou
viens-tu de ton propre mouvement?
BUCKINGHAM.--Envoyé par Henri, notre redouté souverain, pour savoir la
raison de cette prise d'armes en temps de paix, ou pour que tu me dises
à quel titre, toi, sujet comme moi, et contre ton serment d'obéissance
et de fidélité, tu assembles, sans l'ordre du roi, ce grand nombre de
soldats, et oses conduire tes troupes si près de sa cour.
YORK, _à part_.--A peine puis-je parler tant est grande ma colère. Oh!
dans l'indignation que m'inspirent ces paroles avilissantes, que ne
puis-je déraciner les rochers et me battre contre la pierre! et que
n'ai-je en ce moment, comme Ajax, le fils de Télamon, le pouvoir de
décharger ma furie sur des boeufs et des brebis! Je suis né bien plus
haut que ce roi, bien plus semblable à un roi, bien plus roi par mes
pensées... Mais je dois encore un peu de temps affecter la sérénité,
jusqu'à ce que Henri soit plus faible et moi plus fort. _(Haut.)_ Oh!
Buckingham, pardonne-moi, je te prie, d'avoir été si longtemps sans te
répondre; mon esprit était absorbé par une profonde mélancolie.--Mon
but, en amenant cette armée, est... d'éloigner du roi l'orgueilleux
Somerset, traître envers Sa Grâce et envers l'État.
BUCKINGHAM.--Cela est trop présomptueux de ta part. Cependant, si cet
armement n'a point d'autre but, le roi a cédé à ta demande: le duc de
Somerset est à la Tour.
YORK.--Sur ton honneur, est-il en prison?
BUCKINGHAM.--Sur mon honneur, il est en prison.
YORK.--En ce cas, Buckingham, je congédie mon armée. Soldats, je vous
remercie tous: dispersez-vous, et venez demain me trouver aux prés de
Saint-George; vous y recevrez votre paye, et tout ce que vous pourrez
désirer. Que mon souverain, le vertueux Henri, me demande mon fils aîné;
que dis-je! tous mes fils, comme otages de ma fidélité et de mon
attachement: je les lui remettrai tous avec autant de satisfaction que
j'en ai à vivre. Terres, biens, cheval, armure, tout ce que je possède
est à ses ordres, comme il est vrai que je désire que Somerset périsse.
BUCKINGHAM.--York, je loue cette affectueuse soumission, et nous allons
nous rendre ensemble à la tente du roi.
(Entre le roi avec sa suite.)
LE ROI.--Buckingham, York n'a-t-il donc point dessein de nous nuire, que
je le vois s'avancer ainsi son bras passé dans le tien?
YORK.--York vient, rempli de soumission et de respect, se présenter à
Votre Majesté.
LE ROI.--Dans quelle intention as-tu donc amené toutes ces troupes?
YORK.--Pour enlever d'auprès de vous le traître Somerset, et pour
marcher contre Cade, cet abominable rebelle, que je viens d'apprendre
avoir été défait.
(Entre Iden avec la tête de Cade.)
IDEN.--Si un homme grossier comme moi et d'une aussi basse condition
peut paraître en la présence d'un roi, je viens offrir à Votre Grâce la
tête d'un traître, la tête de Cade que j'ai tué en combat.
LE ROI.--La tête de Cade! Grand Dieu, quelle est ta justice! Oh!
laisse-moi regarder mort le visage de celui qui vivant m'a suscité de si
cruels embarras. Dis-moi, mon ami; est-ce toi qui l'as tué?
IDEN.--C'est moi-même, n'en déplaise à Votre Majesté.
LE ROI.--Comment t'appelles-tu? quelle est ta condition?
IDEN.--Alexandre Iden est mon nom, un pauvre écuyer de Kent, qui aime
son roi.
BUCKINGHAM.--Avec votre permission, seigneur, il ne serait pas mal de le
créer chevalier pour un pareil service.
LE ROI.--Iden, mets-toi à genoux (il se met à genoux), et relève-toi
chevalier. Je te donne mille marcs pour récompense, et je veux que
désormais tu demeures attaché à notre suite.
IDEN.--Puisse Iden vivre pour mériter tant de bonté! et ne vivre jamais
que pour être fidèle à son souverain!
(Entrent la reine Marguerite, Somerset.)
LE ROI.--Voyez, Buckingham, voilà Somerset qui s'approche avec la reine;
allez la prier de le cacher promptement aux regards du duc.
MARGUERITE.--Pour mille York, il ne cachera pas sa tête; mais il
demeurera hardiment pour l'affronter en face.
YORK.--Quoi donc! Somerset en liberté! S'il en est ainsi, York, laisse
donc un libre cours à tes pensées emprisonnées trop longtemps, et que ta
langue parle comme ton coeur? Endurerai-je la vue de Somerset? Perfide
roi, pourquoi as-tu rompu ta foi avec moi, toi qui sais combien je
souffre peu qu'on m'outrage? T'appellerai-je donc roi? Non, tu n'es
point un roi, tu n'es point propre à gouverner ni à régir des peuples,
toi qui n'oses pas, qui ne peux pas maîtriser un traître. Ta tête ne
sait point porter une couronne. Ta main est faite pour serrer le bâton
de palmier, non pour soutenir le sceptre imposant d'un souverain. C'est
mon front qui doit ceindre l'or de la couronne; ce front dont la
sérénité ou la colère peut, comme la lance d'Achille, tuer ou guérir par
ses divers mouvements. Voilà la main qui saura tenir un sceptre, qui
saura établir ses lois suprêmes. Cède-moi la place. Par le ciel, tu ne
régneras pas plus longtemps sur celui que le ciel a créé pour régner sur
toi.
SOMERSET.--O épouvantable traître! je t'arrête, York, pour crime de
haute trahison contre le roi et la couronne. Obéis, traître audacieux. A
genoux, pour demander grâce.
YORK.--Moi, me mettre à genoux! demande d'abord à mes genoux s'ils
souffriront que je plie devant un homme. Qu'on appelle mes fils pour me
servir de caution. _(Sort un homme de la suite_.) Je suis bien sûr
qu'avant qu'ils me laissent conduire en prison, leurs épées se rendront
caution de mon affranchissement.
MARGUERITE.--Qu'on cherche Clifford: priez-le de venir promptement, et
qu'il nous dise si les bâtards d'York peuvent servir de caution à leur
traître de père.
YORK.--O Napolitaine teinte de sang, rebut proscrit de Naples, fléau
sanguinaire de l'Angleterre! Les fils d'York, bien meilleurs que toi par
la naissance, seront la caution de leur père: malheur à ceux qui la
refuseraient! _(Entrent d'un côté Édouard et Richard Plantagenet avec
des soldats; et de l'autre aussi avec des soldats, le vieux Clifford et
son fils._) Vois s'ils viennent; je réponds qu'ils tiendront ma parole.
MARGUERITE.--Et voilà Clifford qui arrive pour rejeter leur caution.
CLIFFORD.--Salut et bonheur à mon seigneur roi!
YORK.--Je te rends grâces, Clifford: dis quel sujet t'amène. Ne nous
chagrine pas par un regard ennemi, c'est nous qui sommes ton souverain,
Clifford; fléchis de nouveau le genou, nous te pardonnerons de t'être
mépris.
CLIFFORD.--Voici mon roi, York; je ne me méprends point. Mais, toi, tu
te méprends fort de m'imputer une méprise. Il le faut envoyer à Bedlam:
cet homme est-il devenu fou?
LE ROI.--Oui, Clifford, une folie ambitieuse le porte à s'élever contre
son roi.
CLIFFORD.--C'est un traître. Faites-le conduire à la Tour, et qu'on vous
mette à bas sa tête séditieuse.
MARGUERITE.--Il est arrêté; mais il ne veut pas obéir. Ses fils, dit-il,
donneront pour lui leur parole.
YORK.--N'y consentez-vous pas, mes enfants?
ÉDOUARD PLANTAGENET.--Oui, mon noble père, si nos paroles peuvent vous
servir.
RICHARD PLANTAGENET.--Et si nos paroles ne le peuvent, ce sera nos
épées.
CLIFFORD.--Quoi? quelle race de traîtres avons-nous donc ici?
YORK.--Regarde dans un miroir, et donne ce nom à ton image. Je suis ton
roi, et toi un traître au coeur faux. Appelez ici, pour se placer au
poteau[24], mes deux braves ours; que du seul bruit de leurs chaînes ils
fassent trembler ces chiens félons qui tournent timidement autour d'eux.
Priez Salisbury et Warwick de se rendre près de moi.
[Note 24: Call hither to the stake.
Cette allusion de l'ours qu'on enchaînait à un poteau, et qu'on faisait
harceler par une meute de chiens, est familière à Shakspeare pour
désigner un guerrier redoutable. Un ours rampant était l'écusson des
Nevils.]
(Tambours. Entrent Salisbury et Warwick avec des soldats.)
CLIFFORD.--Sont-ce là tes ours? Eh bien! je harcèlerai tes ours jusqu'à
la mort, et de leurs chaînes j'attacherai le gardien d'ours lui-même,
s'il se hasarde à les conduire dans la lice.
RICHARD PLANTAGENET.--J'ai vu souvent un dogue ardent et présomptueux se
retourner et mordre celui qui l'empêchait de s'élancer; puis aussitôt
que, laissé en liberté, il sentait la patte cruelle de l'ours, je l'ai
vu serrer la queue entre ses jambes en poussant des cris; tel est le
rôle que vous jouerez, si vous vous mesurez en ennemi avec le lord
Warwick.
CLIFFORD.--Loin d'ici, amas de disgrâces, hideuse et grossière ébauche,
aussi difforme par ton âme que par ta figure!
YORK.--Nous allons dans peu vous échauffer autrement.
CLIFFORD.--Prenez garde que cette chaleur ne vous brûle vous-même.
LE ROI.--Quoi, Warwick! Tes genoux ont-ils désappris à fléchir?... Et
toi, Salisbury, honte sur tes cheveux blancs! Toi, guide insensé, qui
égares le coeur malade de ton fils, veux-tu, sur ton lit de mort, jouer
le rôle d'un brigand, et chercher ton malheur avec tes lunettes! Oh! où
est la foi, où est la loyauté? Si elles sont bannies d'une tête glacée
par les ans, où trouveront-elles un refuge sur la terre? Veux-tu donc
creuser ton tombeau pour y trouver encore la guerre, et souiller de sang
ton âge honorable? Quoi! vieux comme tu l'es, tu manques d'expérience;
ou, si tu en as, pourquoi lui fais-tu un tel outrage? Pour ton honneur,
rends-toi au devoir, fléchis devant moi ces genoux que ton âge avancé
fait déjà plier vers la tombe.
SALISBURY.--Seigneur, j'ai examiné avec moi-même le titre de ce
très-renommé duc, et, dans ma conscience, je crois que c'est à Sa Grâce
qu'appartient par droit de succession le trône d'Angleterre.
LE ROI.--Ne m'as-tu pas juré fidélité et obéissance?
SALISBURY.--Oui.
LE ROI.--Peux-tu te dégager envers le ciel de la nécessité d'acquitter
ton serment?
SALISBURY.--C'est un grand péché de jurer le péché; mais c'en est un
plus grand encore de tenir un serment coupable. Quel voeu assez solennel
peut contraindre à commettre un meurtre, à dépouiller autrui, à outrager
la pudeur d'une vierge sans tache, à ravir le patrimoine de l'orphelin,
à priver la veuve de ses droits légitimes, sans autre raison de cette
injustice que le lien d'un serment solennel?
MARGUERITE.--Un traître subtil n'a pas besoin de sophiste.
LE ROI.--Appelez Buckingham; dites-lui de s'armer.
YORK.--Appelle Buckingham, Henri, et tout ce que tu as d'amis. Je suis
résolu à mourir ou à régner.
CLIFFORD.--Je te garantis le premier, si les songes prédisent la vérité.
WARWICK.--Tu ferais mieux de regagner ton lit et d'y aller rêver encore,
pour te mettre à l'abri de la tempête du champ de bataille.
CLIFFORD.--Je suis résolu à soutenir une tempête plus terrible que celle
qu'il est en ton pouvoir de susciter aujourd'hui; et je compte écrire
cette résolution sur ton cimier, si je puis seulement te reconnaître aux
armes de ta maison.
WARWICK.--Oui, j'en jure par les armoiries de mon père, par l'ancien écu
des Nevil, l'ours rampant enchaîné à un poteau tortueux, je veux porter
aujourd'hui mon panache élevé, comme le cèdre qui se déploie sur le
sommet d'une montagne et conserve son feuillage en dépit de la tempête,
pour te faire trembler seulement à le voir.
CLIFFORD.--Et moi, je t'arracherai ton ours de dessus ton casque, et le
foulerai sous mes pieds avec tout le mépris dont je suis capable, en
haine du gardeur d'ours par qui l'ours sera défendu.
LE JEUNE CLIFFORD.--Aux armes donc, mon victorieux père, pour réprimer
ces rebelles et leurs complices.
RICHARD PLANTAGENET.--Fi donc! pour votre honneur un peu plus de
charité; ne proférez point de paroles de haine, car vous souperez ce
soir avec _Jésus-Christ._
LE JEUNE CLIFFORD.--Odieux signe de colère, c'est plus que tu n'en peux
dire.
RICHARD PLANTAGENET.--Si ce n'est pas dans le ciel que vous souperez, ce
sera donc sûrement en enfer.
(Ils sortent de différents côtés.)
SCÈNE II
Saint-Albans.
_Alarmes, combattants qui passent et repassent Entre_ WARWICK.
WARWICK.--Clifford de Cumberland, c'est Warwick qui t'appelle; et si tu
ne te caches pas devant l'ours, maintenant que les trompettes furieuses
sonnent l'alarme et que les cris des mourants remplissent le vide des
airs, Clifford, je t'appelle. Viens et combats contre moi, orgueilleux
lord du nord. Clifford de Cumberland, Warwick s'enroue à force de
t'appeler aux armes. _(Entre York_.) Quoi! mon noble lord, comment, à
pied?
YORK.--Clifford, dont la mort arme le bras, vient de tuer mon cheval;
mais coup pour coup, et au même moment, j'ai fait de cette excellente
bête qu'il aimait tant un repas pour les vautours et les corbeaux.
(Entre Clifford.)
WARWICK.--L'heure de l'un de nous ou de tous deux est arrivée.
YORK.--Arrête, Warwick, et cherche ailleurs quelque autre proie; car
c'est moi qui dois poursuivre celle-ci jusqu'à la mort.
WARWICK.--En ce cas, fais vaillamment, York; c'est pour une couronne que
tu combats Clifford; comme il est vrai que je compte réussir
aujourd'hui, j'ai du chagrin au coeur de te quitter sans te combattre.
(Warwick sort.)
CLIFFORD.--Que vois-tu donc en moi, York? Pourquoi t'arrêter ainsi?
YORK.--J'aimerais ta contenance guerrière si tu ne m'étais pas si
profondément ennemi.
CLIFFORD.--Et l'on ne refuserait pas à ta valeur la louange et l'estime,
si tu ne l'employais honteusement et pour le crime.
YORK.--Puisse-t-elle me défendre contre ton épée, comme il est vrai
qu'elle soutient la justice et la bonne cause!
CLIFFORD.--Mon âme et mon corps ensemble sur cette affaire-ci.
YORK.--Voilà un terrible gage. En garde sur-le-champ.
(Ils combattent, Clifford tombe.)
CLIFFORD.--_La fin couronne les oeuvres_[25].
[Note 25: Clifford dit ces paroles en français: il ne mourut point
de la main du duc d'York, mais fut tué dans la mêlée. Sa mort est ainsi
racontée dans la troisième partie de _Henri VI_, et la même incohérence
se remarque dans les pièces originales. C'est une inadvertance comme on
en rencontre souvent dans Shakspeare.]
(Il meurt.)
YORK.--Ainsi la guerre t'a donné la paix, car te voilà tranquille. Que
le repos soit avec son âme, si c'est la volonté du ciel!
(Il sort.)
(Entre le jeune Clifford.)
LE JEUNE CLIFFORD.--Honte et confusion! Tout est en déroute. La peur
crée le désordre, et le désordre frappe ceux qu'il faudrait défendre. O
guerre! fille des enfers, dont le ciel irrité a fait l'instrument de sa
colère, jette dans les coeurs glacés des nôtres les charbons brûlants de
la vengeance! Ne laisse pas fuir un soldat. L'homme qui s'est vraiment
consacré à la guerre ne connaît pas l'amour de soi. Quiconque s'aime
soi-même n'a point essentiellement, mais seulement par le hasard des
circonstances, les caractères de la valeur..... (_Voyant son père
mort._) O que ce vil monde prenne fin, et que les flammes du dernier
jour confondent, avant le temps, la terre et le ciel embrasés ensemble!
Que le souffle de la trompette universelle se fasse entendre et impose
silence au son mesquin des divers bruits du monde! Père chéri, étais-tu
donc destiné à perdre ta jeunesse dans la paix, et à revêtir les
couleurs argentées de l'âge, de la prudence, pour venir, aux jours
vénérables où l'on garde la maison, périr dans une mêlée de brigands. A
cette vue, mon coeur se change en pierre, et tant qu'il m'appartiendra
il demeurera dur comme elle.--York n'épargne point nos vieillards, je
n'épargnerai pas davantage leurs enfants. Les larmes des jeunes vierges
feront sur mon coeur l'effet de la rosée sur la flamme; et la beauté,
qui si souvent a rappelé les tyrans à la clémence, ne fera, comme
l'huile et la cire, qu'animer l'ardeur de ma colère. Dès ce moment, la
pitié ne m'est plus rien. Si je trouve un enfant de la maison d'York, je
le couperai en autant de bouchées que la farouche Médée fit du jeune
Absyrte, et je chercherai ma gloire dans la cruauté. (_Il prend sur ses
épaules le corps de son père._) Viens, toi, ruine récente de l'antique
maison de Clifford; comme Énée emporta le vieil Anchise, je vais te
charger sur mes robustes épaules. Mais Énée portait une charge vivante,
elle ne lui pesait pas ce que me pèsent mes douleurs.
(Il sort.)
(Entrent Richard Plantagenet et Somerset: ils combattent, Somerset est
tué.)
RICHARD PLANTAGENET.--Te voilà donc là gisant! Par sa mort sous une
misérable enseigne du château de Saint-Albans, mise à la porte d'un
cabaret, Somerset va rendre fameuse la sorcière qui l'a prédite[26].
Fer, conserve ta trempe; coeur, continue d'être impitoyable. Les prêtres
prient pour leurs ennemis, mais les princes tuent.
(Il sort.)
[Note 26: La sorcière avait prédit à Somerset qu'il aurait à se
garder des châteaux qui se tiennent en haut, that mounted stand, et il
meurt sous l'enseigne du château de Saint-Albans, à la porte d'un
cabaret.]
(Alarmes. Différentes excursions des deux partis. Entrent le roi Henri
et la reine Marguerite et quelques autres faisant retraite.)
MARGUERITE.--Fuyez, seigneur. Que vous êtes lent! N'avez-vous pas de
honte? fuyez.
LE ROI.--Pouvons-nous fuir les volontés du ciel? Chère Marguerite,
arrêtez.
MARGUERITE.--De quelle nature êtes-vous donc? Vous ne voulez ni
combattre ni fuir. Maintenant c'est force d'esprit, sagesse et sûreté,
de céder le champ aux ennemis, et de garantir notre vie par tous les
moyens possibles, puisque tout ce que nous pouvons c'est de fuir. (On
entend au loin une alarme.) Si vous êtes pris, nous sommes au bout de
nos ressources; mais si nous avons le bonheur d'échapper, comme le temps
nous en reste, si nous ne le perdons pas par votre négligence, nous
pourrons gagner Londres où vous êtes aimé, et où l'échec de cette
journée pourra être promptement réparé.
(Entre le jeune Clifford.)
CLIFFORD.--Si je n'avais attaché toute mon âme à l'espoir de leur nuire
un jour, vous m'entendriez blasphémer, plutôt que de vous engager à
fuir. Mais fuyez, il le faut. L'incurable découragement règne dans le
coeur de notre parti. Fuyez pour votre salut, et nous vivrons pour voir
arriver leur tour, et leur transmettre notre fortune. Hâtez-vous,
seigneur; fuyez.
SCÈNE III
Plaines près de Saint-Albans.
_Une alarme, retraite, fanfare. Puis entrent_ YORK, RICHARD PLANTAGENET,
WARWICK _et des soldats avec des tambours et des drapeaux._
YORK.--Qui peut raconter les exploits de Salisbury, ce lion d'hiver, qui
dans sa colère oubliant les contusions de l'âge et les coups du temps,
semblable à un guerrier paré des traits de la jeunesse, se ranime par le
danger? cet heureux jour perd tout son mérite, et nous n'avons rien
gagné, si nous avons perdu Salisbury.
RICHARD PLANTAGENET.--Mon noble père, trois fois aujourd'hui je l'ai
aidé à remonter sur son cheval; trois fois je l'ai défendu renversé à
terre, trois fois je l'ai conduit hors de la mêlée, et l'ai voulu
engager à quitter le champ de bataille, et je l'ai toujours retrouvé au
sein du danger: telle qu'une riche tenture dans une simple demeure,
telle était sa volonté dans son vieux et faible corps. Mais voyez, le
voilà qui s'approche, ce noble guerrier.
(Entre Salisbury.)
SALISBURY, _à Richard._--Par mon épée! tu as bien combattu aujourd'hui;
par la messe! nous en avons tous fait autant.--Je vous remercie,
Richard. Dieu sait combien j'ai encore de temps à vivre, et il a permis
que trois fois, aujourd'hui, vous m'ayez sauvé d'une mort imminente.
Mais, lords, ce que nous tenons n'est pas encore à nous: ce n'est pas
assez que nos ennemis aient fui cette fois: ils sont en situation de
réparer bientôt cet échec.
YORK.--Je sais que notre sûreté est de les poursuivre; car j'apprends
que le roi a fui vers Londres, pour y convoquer sans délai le parlement.
Marchons sur ses pas avant que les lettres de convocation aient eu le
temps de partir. Qu'en dit lord Warwick? Irons-nous après eux?
WARWICK.--Après eux! avant eux si nous le pouvons.--Par ma foi, milords,
ç'a été une glorieuse journée! la bataille de Saint-Albans, gagnée par
l'illustre York, vivra éternellement dans la mémoire des siècles futurs.
Résonnez, tambours et trompettes, et marchons tous vers Londres. Et
puissions-nous avoir encore d'autres jours semblables à celui-ci!
(Tous sortent.)
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.