William Shakespear

Henri VI (2/3)
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Note du transcripteur.
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Ce document est tiré de:

OEUVRES COMPLÈTES DE
SHAKSPEARE

TRADUCTION DE
M. GUIZOT

NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES

Volume 7
Henri IV (2e partie)
Henri V
Henri VI (1re, 2e et 3e partie)

PARIS
A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES AUGUSTINS
1863

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                               HENRI VI

                               TRAGÉDIE


                            SECONDE PARTIE.



PERSONNAGES

LE ROI HENRI VI.
HUMPHROY, duc de Glocester, son oncle.
LE CARDINAL BEAUFORT, évêque de Winchester, grand-oncle du roi.
RICHARD PLANTAGENET, duc d'York.

EDOUARD,}
        } ses fils.
RICHARD,}

LE DUC DE BUCKINGHAM,} partisans
LE DUC DE SOMERSET,  } du
LE DUC DE SUFFOLK,   } roi.
LORD CLIFFORD,       }
LE JEUNE CLIFFORD,   }

LE COMTE DE SALISBURY,  } de la faction
LE COMTE DE WARWICK,    } d'York, son fils,}

LE LORD SAY.
LE LORD SCALES, gouverneur de la Tour.
SIR HUMPHROY STAFFORD.
LE JEUNE STAFFORD, son frère.
SIR JOHN STANLEY.
ALEXANDRE IDEN, gentilhomme du comté de Kent.
UN CAPITAINE de vaisseau, UN MAITRE, UN CONTRE-MAÎTRE,
      et WALTER WHITMORE, pirates.
UN HERAUT.
DEUX GENTILSHOMMES, prisonniers avec Suffolk.
HUME VAUX et SOUTHWELL, deux prêtres.
BOLINGBROOK, devin: esprit évoqué par lui.
THOMAS HORNER, armurier, et PIERRE, son apprenti.
UN CLERC de Chatham.
LE MAIRE de Saint-Albans.
SIMPCOX, imposteur.
DEUX MEURTRIERS.
JACQUES CADE, rebelle.

BEVIS,            }
MICHEL,           }
GEORGE,           } partisans
JEAN,             } d'York.
DICK, boucher,    }
SMITH, tisserand, }

LA REINE MARGUERITE, femme de Henri VI.
ELEONOR, duchesse de Glocester.
MARGERY JOURDAIN, sorcière.
LA FEMME DE SIMPCOX.

SEIGNEURS, DAMES, ET LEUR SUITE, PÉTITIONNAIRES, ALDERMEN, CHAPELAIN,
SHÉRIF, OFFICIERS, CITOYENS, APPRENTIS, FAUCONNIERS, GARDES, SOLDATS,
MESSAGERS, ET AUTRES.

La scène se passe successivement dans les différentes parties de
l'Angleterre.




                             ACTE PREMIER




SCÈNE I

Londres.--Une salle d'apparat dans le palais.


_Fanfares et trompettes, suivies de hautbois. Entrent d'un côté_ LE ROI
HENRI, LE DUC DE GLOCESTER, SALISBURY, WARWICK, ET LE CARDINAL BEAUFORT;
_de l'autre_, LA REINE MARGUERITE, _conduite par_ SUFFOLK _et suivie de_
YORK, SOMERSET, BUCKINGHAM _et plusieurs autres_.

SUFFOLK, _s'avançant vers le roi._--Chargé, à mon départ pour la France,
en qualité de représentant de votre haute et souveraine majesté,
d'épouser pour elle et en son nom, la princesse Marguerite, c'est dans
la fameuse et ancienne ville de Tours, qu'en présence des rois de France
et de Sicile, des ducs d'Orléans, de Calabre, de Bretagne et d'Alençon,
de sept comtes, de douze barons et de vingt respectables évêques, j'ai
rempli mon office et épousé la princesse: aujourd'hui, je viens
humblement le genou en terre, à la vue de l'Angleterre et des lords ses
pairs, remettre le titre que j'ai acquis sur la reine entre les mains de
Votre Majesté, qui est la réalité d'où provient cette ombre auguste dont
je n'ai fait qu'offrir l'image. Voici le plus précieux don que marquis
ait jamais pu faire, la plus belle reine que roi ait jamais reçue.

LE ROI.--Suffolk, levez-vous,--reine Marguerite, soyez la bienvenue. Je
ne puis vous donner de mon amour un gage plus tendre que ce tendre
baiser.--O toi, mon Dieu, qui me prêtes la vie, prête-moi aussi un coeur
plein de reconnaissance! Car tu as donné à mon âme, dans cet objet plein
de charmes, un monde de félicités terrestres, si tu permets que la
sympathie unisse nos pensées dans un mutuel amour.

MARGUERITE.--Grand roi d'Angleterre, et mon gracieux seigneur, le jour
ou la nuit, éveillée, ou dans mes songes, au milieu de la cour, ou en
faisant mes prières, je me suis si souvent entretenue dans ma pensée
avec vous, mon souverain chéri, que j'en deviens plus hardie à saluer
mon roi dans un langage sans art, tel qu'il se présente à mon esprit, et
que me l'inspire la joie dont déborde mon coeur.

LE ROI.--Sa beauté ravit, mais la grâce de ses discours, ses paroles
qu'embellit la majesté de la sagesse, me font passer de l'admiration aux
larmes de la joie, tant mon coeur est plein de son bonheur!--Lords, que
vos joyeuses voix saluent unanimement ma bien-aimée.

TOUS LES PAIRS.--Longue vie à la reine Marguerite, la joie de
l'Angleterre!

MARGUERITE.--Nous vous rendons grâces à tous.

(Fanfares.)

SUFFOLK, au duc de Glocester.--Lord protecteur, permettez-moi de
présenter à Votre Grâce les articles de la paix contractée entre notre
souverain et Charles, roi de France, et conclue, d'un commun accord,
pour l'espace de dix-huit mois.

GLOCESTER lit.--«_Imprimis_, il est convenu, entre le roi français
Charles[1] et William de la Pole, marquis de Suffolk, ambassadeur de
Henri, roi d'Angleterre, que ledit Henri épousera la princesse
Marguerite, fille de René, roi de Naples, de Sicile et de Jérusalem, et
la fera couronner reine d'Angleterre, avant le trente de mai prochain.

[Note 1: The French king. Le roi d'Angleterre, dans ce traité, ne
reconnaît Charles ni pour roi de France, ni pour roi des Français, mais
simplement pour roi français.]

«_Item_. Que le duché d'Anjou et le comté du Maine seront évacués et
remis au roi son père.»

LE ROI.--Mon oncle, qu'avez-vous?

GLOCESTER.--Pardonnez, mon gracieux seigneur. Un saisissement soudain a
pressé mon coeur et obscurci mes yeux tellement que je ne puis en lire
davantage.

LE ROI.--Mon oncle de Winchester, continuez, je vous prie.

LE CARDINAL.--«_Item_. Il est de plus convenu entre eux que les duchés
d'Anjou et du Maine seront évacués et remis au roi son père, et que la
princesse sera envoyée à Londres, aux frais et dépens du roi
d'Angleterre, et sans dot.»

LE ROI.--Je suis satisfait des articles. Lord marquis, mets-toi à
genoux. Nous te créons ici premier duc de Suffolk, et te ceignons de
l'épée.--Mon cousin d'York, vos fonctions de régent dans nos provinces
de France sont suspendues jusqu'à la complète expiration des dix-huit
mois.--Je vous remercie, mon oncle de Winchester, Glocester, York,
Buckingham, et vous, Somerset, Salisbury et Warwick, des marques
d'affection que vous venez de me donner par l'accueil que vous avez fait
à ma noble reine. Venez, rentrons et ordonnons avec toute la diligence
possible les apprêts de son couronnement.

(Sortent le roi, la reine et Suffolk.)

GLOCESTER.--Braves pairs de l'Angleterre, piliers de l'État, c'est dans
votre sein que le duc Humphroy doit déposer le fardeau de sa douleur, de
votre douleur, de la douleur commune à toute notre patrie. Eh quoi! mon
frère Henri aura donc prodigué, dans les guerres, sa jeunesse, sa
valeur, son peuple et ses trésors; il aura si souvent habité en plein
champ, en proie, soit au froid de l'hiver, soit aux ardeurs dévorantes
de l'été pour conquérir la France, son légitime héritage; et mon frère
Bedford aura fatigué son esprit à conserver, par la politique, ce
qu'avait conquis Henri; vous-mêmes, Somerset, Buckingham, brave York,
Salisbury, et vous, victorieux Warwick, vous aurez reçu de profondes
blessures en France et en Normandie; mon oncle Beaufort, et moi-même,
avec les sages assemblées du royaume, nous aurons médité si longtemps,
tenu conseil durant de longues journées, discutant en tous sens les
moyens de tenir dans la soumission la France et les Français; Sa Majesté
aura été, dans son enfance, couronnée dans Paris, en dépit de ses
ennemis; et tant de travaux, tant d'honneurs vont être perdus! La
conquête de Henri, la vigilance de Bedford, vos exploits, tous nos
conseils seront perdus! O pairs d'Angleterre, cette alliance est
honteuse, ce mariage fatal! Il anéantit votre renommée, efface vos noms
du livre de mémoire, détruit les titres de votre gloire, renverse les
monuments de la France asservie, et défait tout ce qui a jamais été
fait.

LE CARDINAL.--Mon neveu, que signifient ce discours si passionné et les
images accumulées dans votre péroraison? La France est à nous, et nous
prétendons bien la conserver toujours.

GLOCESTER.--Oui, sans doute, mon oncle, nous la conserverons si nous le
pouvons; mais à présent il est impossible que nous le puissions.
Suffolk, ce duc de nouvelle fabrique qui fait ici la pluie et le beau
temps[2], a donné les duchés du Maine et de l'Anjou à ce pauvre roi
René, dont le style boursouflé s'accorde mal avec la maigreur de sa
bourse.

[Note 2: _That rules the roast_, qui gouverne le rôti.]

SALISBURY.--Et par la mort de celui qui mourut pour tous, ces deux
comtés étaient les clefs de la Normandie... Mais de quoi pleure Warwick,
mon valeureux fils?

WARWICK.--De la douleur de les voir perdus sans retour: car s'il y avait
quelque espoir de les reconquérir, mon épée ferait couler un sang fumant
et mes yeux ne verseraient point de larmes. Anjou et Maine, c'est moi
qui les avais conquis, voilà les bras qui ont assujetti ces provinces;
et ces villes que j'ai gagnées par mes blessures, on les rend pour des
paroles de paix! Mort-Dieu[3]!

[Note 3: Warwick prononce ce jurement en français.]

YORK.--C'est le duc de Suffolk! Puisse-t-il être étranglé, lui qui
ternit l'honneur de cette île belliqueuse! La France eût arraché et
déchiré mon coeur, avant qu'on m'eût vu souscrire à ce traité. J'ai vu
partout dans l'histoire les rois d'Angleterre recevant avec leurs
épouses de fortes sommes d'or, des dots considérables: et notre roi
Henri abandonne ce qui lui appartient pour épouser une fille qui
n'apporte avec elle aucun avantage.

GLOCESTER.--C'est une vraie plaisanterie, une chose inouïe, que Suffolk
demande un quinzième tout entier pour les frais de son transport. Elle
eût pu rester en France; elle eût pu mourir de faim en France avant que
je....

LE CARDINAL.--Milord Glocester, vous vous échauffez trop; cela s'est
fait par le bon plaisir de notre seigneur et roi.

GLOCESTER.--Milord Winchester, je connais vos dispositions: ce ne sont
pas mes discours qui vous déplaisent, c'est ma présence qui vous
gêne.--Ta haine se fait jour, prélat superbe; je vois ta fureur sur ton
visage. Si je restais plus longtemps, nous recommencerions nos anciens
démêlés. Adieu, lords; et, quand je ne serai plus, dites que j'ai été
prophète: avant peu, la France sera perdue pour nous.

(Il sort.)

LE CARDINAL.--Voilà le protecteur qui nous quitte plein de rage. Vous
savez qu'il est mon ennemi; je dirai plus, il est votre ennemi à tous,
et je le crois fort peu ami du roi. Faites-y attention, milords, il est
le plus proche du trône par le sang et l'héritier présomptif de la
couronne d'Angleterre. Quand Henri, par son mariage, aurait acquis un
empire et toutes les riches monarchies de l'Occident, Glocester eût
encore eu des raisons pour en être mécontent. Prenez-y garde, milords;
ne laissez pas séduire vos coeurs par ses paroles insidieuses: soyez
prudents et circonspects; car bien qu'il ait la faveur du peuple, qui
l'appelle _Humphroy, le bon duc de Glocester_! frappe des mains et crie
à haute voix: _Que Jésus conserve Votre Altesse Royale! que Dieu garde
le bon duc Humphroy_! je crains, milords, qu'avec tout cet éclat
flatteur il ne devienne un protecteur dangereux.

BUCKINGHAM.--Pourquoi serait-il le protecteur de notre souverain,
maintenant d'âge à se gouverner par lui-même? Mon cousin de Somerset,
joignez-vous à moi, et unissons-nous tous deux avec le duc de Suffolk,
et nous aurons bientôt fait sauter de son poste le duc Humphroy.

LE CARDINAL.--Cette importante affaire ne souffrira point de délais: je
me rends à l'instant chez le duc de Suffolk.

(Il sort.)

SOMERSET.--Cousin de Buckingham, quoique l'orgueil d'Humphroy et l'éclat
de sa place ne laissent pas de nous être pénibles, crois-moi,
surveillons avec soin ce hautain cardinal: son insolence est plus
insupportable que ne le serait celle de tous les autres princes de
l'Angleterre. Si Glocester est renversé, c'est lui qui sera protecteur.

BUCKINGHAM.--Toi, Somerset, ou moi, nous devons l'être, en dépit du duc
Humphroy et du cardinal.

(Sortent Buckingham et Somerset.)

SALISBURY.--L'orgueil s'est mis le premier en mouvement, l'ambition le
suit. Tandis qu'ils vont travailler pour leur fortune, il nous convient
de travailler pour le pays. Je n'ai jamais vu Humphroy, duc de
Glocester, se conduire autrement qu'il n'appartient à un digne
gentilhomme; mais j'ai vu souvent cet orgueilleux cardinal, plus
semblable à un soldat qu'à un homme d'église, et aussi fier, aussi
hautain que s'il eût été maître de tout, je l'ai vu blasphémer comme un
brigand, et se comporter d'une manière bien peu convenable au régulateur
d'un empire. Warwick, mon fils, l'appui de ma vieillesse, tes actions,
ta franchise, ton hospitalité, t'ont placé dans le coeur de la nation
plus haut qu'aucun autre, si ce n'est le bon duc Humphroy. Et vous, mon
frère York, vos soins en Irlande, pour soumettre ses habitants au joug
régulier des lois[4], et vos derniers exploits dans le coeur de la
France, tandis que vous y exerciez la régence au nom de notre souverain,
vous ont fait craindre et respecter des peuples. Unissons-nous ensemble,
dans la vue du bien public, pour réprimer et contenir, autant qu'il nous
sera possible, l'orgueil de Suffolk et du cardinal, ainsi que l'ambition
de Somerset et de Buckingham; et soutenons de tout notre pouvoir la
marche du duc Humphroy, puisqu'elle tend à l'avantage du pays.

WARWICK.--Que Dieu seconde Warwick, comme il aime la patrie et le bien
général de son pays!

YORK.--York en dit autant, car il a plus que personne sujet de le
désirer.

SALISBURY.--Ne perdons pas un instant; et voyons où ceci nous mène[5].

[Note 4: Le duc d'York avait épousé une soeur consanguine du comte
de Salisbury. Il ne fut vice-roi d'Irlande que quelques années plus
tard, comme on le verra dans la suite de cette pièce.]

[Note 5: _Look unto the main. Unto the main! O father, Maine is
lost. Look unto the main_ signifie: songeons au plus important. Il a
fallu passer à côté du sens littéral, pour conserver quelque chose du
jeu de mots entre _main_ et _Maine_, et de même dans la suite du
discours de Warwick, où celui-ci dit avoir conquis le Maine, _by main
force_ (par une très-grande valeur, etc.)]

WARWICK.--Où ceci nous mène? ô mon père! le Maine est perdu, le Maine
que Warwick avait conquis avec le courage qui le mène, et qu'il aurait
gardé tant qu'il aurait eu un souffle de vie! Mon père, vous demandiez
où ceci nous mène, et moi, je ne parle que du Maine que je reprendrai
sur la France, ou j'y périrai.

(Sortent Salisbury et Warwick.)

YORK.--Le Maine et l'Anjou sont cédés aux Français! Paris est perdu; le
sort de la Normandie ne tient plus qu'à un fil fragile: maintenant que
nous avons perdu le reste, Suffolk a conclu ce traité, les pairs y ont
accédé, et Henri s'est trouvé satisfait d'échanger deux duchés contre
les charmes de la fille d'un duc. Je ne saurais les en blâmer; car que
leur importe? C'est de ton bien, York, qu'ils disposent, et non du leur.
Des pirates peuvent faire bon marché de leur pillage, en acheter des
amis, le prodiguer à des courtisanes, et se réjouir, comme de grands
soigneurs, jusqu'à ce que tout soit dissipé, tandis que l'impuissant
propriétaire de ces richesses les pleure, tord ses faibles mains, et
tremblant, secouant la tête, demeure à regarder de loin ceux qui se
partagent et emportent son bien, sans oser, dans la faim qui le presse,
y porter sa main. Comme lui, il faut qu'York reste assis, enrageant et
mordant ses lèvres, tandis que les pays qui lui appartiennent sont
vendus à l'encan.--Il me semble que ces trois royaumes, d'_Angleterre,_
de _France,_ d'_Irlande,_ sont à ma chair et à mon sang ce qu'était au
prince de Calydon ce fatal tison d'Althée, qui en brûlant consumait son
coeur. L'Anjou et le Maine, tous deux abandonnés aux Français! tristes
nouvelles pour moi, car j'espérais posséder la France, aussi bien que
les champs fertiles de l'Angleterre. Un jour viendra où York pourra
réclamer son bien. Dans cette vue, je veux m'associer au parti des
Nevil, et faire montre d'affection pour l'orgueilleux duc Humphroy; et,
dès que je pourrai saisir l'occasion favorable, revendiquer la couronne;
car c'est à ce but brillant que je vise. Et il ne sera pas dit que
l'orgueilleux Lancastre usurpe mes droits, retienne le sceptre dans une
main d'enfant, et porte le diadème sur cette tête dont les inclinations
de prêtre conviennent mal à la couronne. Sois donc patient et
tranquille, York, jusqu'à ce que l'occasion te favorise; épie le moment,
et veille, pendant que les autres dorment, pour pénétrer dans les
secrets de l'État, jusqu'à ce que Henri, enivré de l'amour de cette
nouvelle épouse, de cette reine si chèrement achetée par l'Angleterre,
et Glocester et les pairs soient tombés dans la discorde. Alors
j'élèverai dans les airs la rose blanche comme le lait, et je les
parfumerai de sa douce odeur; je porterai sur mon étendard les armes
d'York, pour lutter avec la maison de Lancastre; et je le forcerai bien
à me céder la couronne, ce roi, dont les maximes scolastiques ont battu
notre belle Angleterre. (_Il sort_.)




SCÈNE II

Toujours à Londres, un appartement dans le palais du duc de Glocester.

_Entrent_ GLOCESTER ET LA DUCHESSE.


LA DUCHESSE.--Pourquoi mon seigneur semble-t-il ployer comme l'épi mûr,
forcé de courber sa tête sous le poids des libéralités de Cérès?
Pourquoi le grand duc Humphroy fronce-t-il le sourcil comme irrité à
l'aspect du monde? Pourquoi tes yeux demeurent-ils attachés sur la terre
insensible, occupés à considérer un objet qui semble obscurcir ta vue?
Qu'y aperçois-tu? Le diadème du roi Henri, enrichi de tous les honneurs
de l'univers? si ta pensée est là, continue à y fixer tes yeux, et
prosterne ta face jusqu'à ce que tu en aies couronné ta tête. Étends ta
main pour atteindre à ce glorieux métal. Quoi! serait-elle trop courte?
je l'allongerai de la mienne, et quand à nous deux nous l'aurons
soulevé, tous deux nous élèverons nos têtes vers le ciel, et notre vue
ne s'abaissera plus jamais jusqu'à accorder un coup d'oeil à la terre.

GLOCESTER.--O Nell, chère Nell, si tu aimes ton seigneur, chasse le ver
dévorant de ces ambitieux désirs, et puisse la première pensée de nuire
à mon roi et à mon neveu, le vertueux Henri, être mon dernier soupir
dans ce monde périssable! Les songes inquiétants de cette nuit ont jeté
la tristesse dans mon âme.

LA DUCHESSE.--Qu'a rêvé mon seigneur? Dis-le-moi, et je t'en
récompenserai par le charmant récit du songe que j'ai fait ce matin.

GLOCESTER.--Il m'a semblé que le bâton de commandement, signe de mon
office à la cour, avait été rompu en deux. Par qui? Je l'ai oublié; mais
si je ne me trompe, c'était par le cardinal; et sur les deux bouts de ce
bâton brisé étaient placées les têtes d'Edmond, duc de Somerset, et de
Guillaume de la Pole, premier duc de Suffolk. Tel a été mon songe: ce
qu'il présage, Dieu le sait!

LA DUCHESSE.--Eh quoi, la seule chose que cela puisse nous annoncer,
c'est que quiconque rompra un rameau du bocage de Glocester payera de sa
tête une semblable audace. Mais écoute-moi, maintenant, mon Humphroy,
mon cher duc. Il m'a semblé que j'étais solennellement assise sur un
siége royal, dans l'église cathédrale de Westminster, et dans ce
fauteuil où les rois et les reines sont couronnés. Henri et dame
Marguerite ont plié le genou devant moi, et sur ma tête ils ont placé le
diadème.

GLOCESTER.--En vérité, Éléonor, tu me forces à te réprimander
sévèrement. Présomptueuse que tu es, malapprise, Éléonor, n'es-tu pas la
seconde femme du royaume, la femme du protecteur, l'objet chéri de sa
tendresse? N'as-tu pas à ta disposition une plus grande abondance des
joies de ce monde que n'en peut atteindre ou concevoir ta pensée? Et tu
veux continuer à trouver des trahisons, pour précipiter ton mari et
toi-même, du faite des honneurs, au plus bas degré de la honte!
Laisse-moi, je ne veux plus rien entendre.

LA DUCHESSE.--Eh quoi, quoi donc, milord! tant de colère contre Éléonor,
pour vous avoir raconté son rêve! Dorénavant, je garderai mes rêves pour
moi seule, et je ne m'exposerai plus à ces reproches.

GLOCESTER.--Allons, ne te fâche pas, me voilà de nouveau de bonne
humeur.

(Entre un messager.)

LE MESSAGER.--Milord protecteur, le bon plaisir de Sa Majesté est que
vous vous disposiez à monter à cheval pour Saint-Albans, où le roi et la
reine ont l'intention d'aller chasser au faucon.

GLOCESTER.--Je vais m'y rendre. Allons, Nell, tu viendras avec nous.

LA DUCHESSE.--Oui, mon cher lord, je vous suis. (_Sortent Glocester et
le messager_.) Il faut bien que je suive; je ne peux marcher devant,
tant que Glocester portera cette âme abjecte et servile. Si j'étais un
homme, un duc, un prince du sang, j'écarterais bientôt ces incommodes
obstacles; j'aplanirais mon chemin par-dessus leurs troncs mutilés:
mais, quoique femme, je ne négligerai pas le rôle que j'ai à jouer dans
cette cérémonie de la fortune. Où êtes-vous, sir John? Eh non, homme, ne
crains rien; nous sommes seuls; il n'y ici que toi et moi.

(Entre Hume.)

HUME.--Jésus conserve votre royale Majesté!

LA DUCHESSE.--Que dis-tu, Majesté? je n'ai que le titre de Grâce.

HUME.--Mais par la grâce du ciel et les conseils de Hume, le titre de
Votre Grâce sera bientôt agrandi.

LA DUCHESSE.--Homme, qu'as-tu à me dire? As-tu conféré avec Margery
Jourdain, cette habile sorcière, et Roger Bolingbrook, qui conjure les
esprits? Entreprendront-ils de me servir?

HUME.--Ils m'ont promis de faire paraître devant Votre Grandeur un
esprit évoqué des profondeurs de la terre, qui répondra à toutes les
questions que pourra lui faire Votre Grâce.

LA DUCHESSE.--Il suffit. Je songerai aux questions. Il faut qu'à notre
retour de Saint-Albans, ils accomplissent entièrement leurs promesses.
Toi, Hume, prends cette récompense, et va te réjouir avec tes associés
dans cette importante opération.

(Elle sort.)

HUME.--Hume a ordre de se réjouir avec l'or de la duchesse: vraiment, il
n'y manquera pas. Mais songez-y bien, sir John Hume, mettez un sceau à
vos lèvres, et ne prononcez pas un mot, si ce n'est, chut. Cette affaire
exige un profond secret.--Dame Éléonor me donne de l'or, pour lui amener
la magicienne! Fût-ce le diable, son or ne peut venir mal à propos; et
l'or m'arrive encore d'un autre point du compas; j'ose à peine le dire,
du riche cardinal et de ce puissant et nouveau duc de Suffolk;
cependant, cela est ainsi, et à parler franchement, connaissant l'humeur
ambitieuse de dame Éléonor, ils me payent pour tramer secrètement la
ruine de la duchesse, et lui mettre dans la tête ces idées
d'apparitions. On dit qu'habile fripon n'a pas besoin de courtier:
cependant je suis le courtier de Suffolk et du cardinal.--Mais prenez
donc garde, Hume, il ne s'en faut de rien que vous ne parliez d'eux
comme d'une paire d'habiles fripons. A la bonne heure, puisqu'il en est
ainsi. Je crains bien qu'en définitive, la friponnerie de Hume ne soit
la perte de la duchesse, et sa disgrâce, la chute d'Humphroy. Arrive qui
pourra, j'aurai de l'argent de tout le monde.

(Il sort.)




SCÈNE III

Toujours à Londres.--Une salle du palais.

_Entrent_ PIERRE _et plusieurs autres avec des pétitions_.


PREMIER PÉTITIONNAIRE.--Restons là tout près, mes maîtres. Milord
protecteur va bientôt passer par ici, nous pourrons alors lui présenter
nos suppliques par écrit.

DEUXIÈME PÉTITIONNAIRE.--Ma foi, Dieu le conserve, car c'est un brave
homme. Jésus le bénisse!

(Entrent Suffolk et la reine Marguerite.)

PREMIER PÉTITIONNAIRE.--Je crois que le voilà qui vient, et la reine
avec lui. Je serai le premier, c'est sûr.

DEUXIÈME PÉTITIONNAIRE.--En arrière, imbécile. C'est le duc de Suffolk,
et non pas milord protecteur.

SUFFOLK.--Eh bien, qu'y a-t-il? me veux-tu quelque chose?

PREMIER PÉTITIONNAIRE.--Je vous prie, milord, pardonnez; je vous ai pris
pour milord protecteur.

MARGUERITE, _lisant le dessus des pétitions.--Milord protecteur!_ C'est
à Sa Seigneurie que vos suppliques s'adressent? Laissez-moi les
voir.--Quelle est la tienne?

DEUXIÈME PÉTITIONNAIRE.--La mienne, avec la permission de Votre Grâce,
est contre John Goodman, un des gens de milord cardinal, qui m'a pris ma
maison, mes terres, ma femme et tout.

SUFFOLK.--Ta femme aussi? Cela n'est pas trop bien, en effet. Et vous,
la vôtre?--Qu'est-ce que c'est? (_Il lit._) Contre le duc de Suffolk,
pour avoir fait enclore les communes de Melfort. Comment, monsieur le
drôle!

PREMIER PÉTITIONNAIRE.--Hélas! monsieur; je ne suis qu'un pauvre citoyen
chargé des plaintes de toute notre ville.

PIERRE, _présentant sa pétition._--Contre mon maître Thomas Horner, pour
avoir dit que le duc d'York était le légitime héritier de la couronne.

MARGUERITE.--Que dis-tu là? Le duc d'York a-t-il dit qu'il était
l'héritier légitime de la couronne?

PIERRE.--Que mon maître l'était? non vraiment. Mais mon maître a dit
qu'il l'était, et que le roi était un usurpateur.

(Entrent des domestiques.)

SUFFOLK.--Y a-t-il quelqu'un là? Retenez cet homme et envoyez chercher
son maître par un huissier. Nous nous occuperons de votre affaire en
présence du roi.

(Les domestiques sortent avec Pierre.)

MARGUERITE.--Et vous qui aimez à être protégé des ailes de votre duc
protecteur, vous pouvez recommencer vos suppliques et vous adresser à
lui. (_Elle déchire leurs requêtes._) Sortez, canaille. Suffolk,
renvoyez-les.

TOUS.--Allons, sortons.

(Ils sortent.)

MARGUERITE.--Milord de Suffolk, parlez. Sont-ce là vos usages? est-ce là
la mode de la cour d'Angleterre, le gouvernement de votre île
britannique? est-ce là la royauté d'un roi d'Albion? Eh quoi! le roi
Henri demeurera-t-il éternellement sous la domination du sombre
Humphroy? Et moi, reine seulement de nom et pour la forme, faut-il que
je sois la sujette d'un duc? Je te le dis, Pole, quand dans la ville de
Tours, tu rompis une lance pour l'amour de moi, et enlevas les coeurs
des dames de France, je crus que le roi Henri te ressemblerait en
galanterie, en beauté, en courage; mais son esprit est entièrement
tourné à la dévotion: tout occupé à compter des _ave Maria_ sur son
chapelet, il n'a d'autres champions que les prophètes et les apôtres,
d'autres armes que les passages sacrés de l'Écriture sainte, d'autre
champ clos que son cabinet, d'autres amours que les images en bronze des
saints canonisés. Je voudrais que le collége des cardinaux voulût le
nommer pape et l'emmener à Rome, pour y placer sur sa tête la triple
couronne. Tels sont les honneurs qui conviennent à sa piété.

SUFFOLK.--Madame, prenez patience. C'est moi qui ai fait venir Votre
Altesse en Angleterre, et je travaillerai à ce qu'en Angleterre tous les
désirs de Votre Grâce soient pleinement satisfaits.

MARGUERITE.--Outre ce hautain protecteur, n'avons-nous pas encore
Beaufort, ce prêtre impérieux, et Buckingham, et Somerset, et York, qui
se plaint toujours, et le moins puissant d'entre eux ne l'est-il pas en
Angleterre plus que le roi?

SUFFOLK.--Et de tous, le plus puissant ne l'est pas en Angleterre plus
que les Nevil, Salisbury et Warwick ne sont point de simples pairs.

MARGUERITE.--Tous ces lords ensemble ne m'irritent pas autant que cette
arrogante Éléonor, la femme du lord protecteur. On la voit, suivie d'un
cortége de dames, balayer les salles du palais, plutôt de l'air d'une
impératrice que de la femme du duc Humphroy. Les personnes étrangères à
la cour la prennent pour la reine. Elle porte sur elle le revenu d'un
duché, et dans son coeur elle insulte à notre indigence. Ne vivrai-je
point assez pour me voir vengée d'elle? L'autre jour, au milieu de ses
favoris, cette créature de rien ne disait-elle pas insolemment,
méprisante drôlesse! que la queue de sa plus mauvaise robe de tous les
jours valait mieux que toutes les terres de mon père, avant que Suffolk
lui eût donné deux duchés en échange de sa fille.

SUFFOLK.--Madame, j'ai moi-même disposé la glu sur le buisson où elle
doit venir se prendre, et j'y ai placé un choeur d'oiseaux si propres à
l'attirer, qu'elle viendra s'y abattre pour écouter leurs chants et ne
reprendra plus le vol qui vous blesse. Laissez-la donc en paix, et
écoutez-moi, madame, car j'ose vous donner ici quelques conseils.
Quoique le cardinal nous déplaise, il faut nous unir à lui et au reste
des pairs, jusqu'à ce que nous ayons fait tomber le duc Humphroy dans la
disgrâce. Quant au duc d'York, la plainte que nous venons de recevoir
n'avancera pas ses affaires; ainsi, nous les déracinerons tous l'un
après l'autre, et de vous seule l'heureux gouvernail recevra sa
direction.

(Entrent le roi Henri, York et Somerset causant avec lui, le duc et la
duchesse de Glocester, le cardinal, Buckingham, Salisbury et Warwick.)

LE ROI.--Quant à moi, nobles lords, le choix m'est indifférent: ou
Somerset, ou York, c'est pour moi la même chose.

YORK.--Si York s'est mal conduit en France, que la régence lui soit
refusée.

SOMERSET.--Si Somerset est indigne de la place, qu'York soit régent, je
suis prêt à la lui céder.

WARWICK.--Que Votre Grâce soit digne ou non, ce n'est pas là la
question: York en est le plus digne.

LE CARDINAL.--Ambitieux Warwick, laisse parler ceux qui valent mieux que
toi.

WARWICK.--Le cardinal ne vaut pas mieux que moi sur le champ de
bataille.

BUCKINGHAM.--Tous ceux qui sont ici présents valent mieux que toi,
Warwick.

WARWICK.--Et Warwick pourra vivre assez pour être un jour le meilleur de
tous.

SALISBURY.--Paix! mon fils.--Et vous, Buckingham, faites-nous connaître,
par quelques raisons, pourquoi Somerset doit être préféré en ceci?

MARGUERITE.--Eh! vraiment, parce que cela convient au roi.

GLOCESTER.--Madame, le roi est en âge de dire lui-même son avis; et ce
n'est point ici l'affaire des femmes.

MARGUERITE.--Si le roi est en âge, qu'a-t-il besoin, milord, que vous
demeuriez protecteur de Sa Majesté?

GLOCESTER.--Je suis protecteur du royaume, madame; et, quand il le
voudra, je résignerai mes fonctions.

SUFFOLK.--Résigne-les donc, et mets un terme à ton insolence. Depuis que
tu es roi (car qui donc est roi que toi?), l'État se précipite chaque
jour vers sa ruine. Le dauphin a triomphé au delà des mers; les pairs et
les nobles du royaume ne sont plus autre chose que les vassaux de ton
pouvoir.

LE CARDINAL.--Tu as écrasé le peuple, appauvri, exténué la bourse du
clergé par tes extorsions.

SOMERSET.--Tes somptueux palais, les parures de ta femme, ont absorbé
une portion des richesses publiques.

BUCKINGHAM.--La cruauté de tes exécutions a excédé la rigueur des lois,
et te livre à ton tour à la merci des lois.

MARGUERITE.--Ton trafic des emplois, et la vente des villes de France,
si on pouvait faire connaître tout ce qu'on soupçonne, devraient avant
peu te rapetisser de la tête[6]. (_Glocester sort.--La reine laisse
tomber son éventail_.) Donnez-moi mon éventail.--Quoi donc, beau sire,
ne sauriez-vous faire ce que je vous dis? _(Elle donne un soufflet à la
duchesse_.) Ah! madame, je vous demande pardon: quoi! c'est vous?....

[Note 6: _Would make thee quickly hop without thy head_. Devraient
avant peu te rendre boiteux de la tête.]

LA DUCHESSE.--Si c'est moi? Oui, c'est moi, orgueilleuse Française. Si
mes ongles pouvaient atteindre votre beauté, j'imprimerais mes dix
commandements sur votre face.

LE ROI.--Ma chère tante, calmez-vous; c'est contre sa volonté.

LA DUCHESSE.--Contre sa volonté! Bon roi, prends-y garde à temps; elle
t'emmaillotera et te bercera comme un enfant. Quoiqu'il y ait ici plus
d'un homme qui ne sache pas porter le haut-de-chausses, elle n'aura pas
impunément frappé dame Éléonor.

BUCKINGHAM.--Lord cardinal, je vais suivre Éléonor, et m'informer de
Glocester, de tous ses mouvements.--La voilà lancée, elle n'a pas besoin
maintenant d'éperons pour l'échauffer, elle va galoper assez vite à sa
perte.

(Buckingham sort.)

(Rentre Glocester.)

GLOCESTER.--Maintenant, milords, qu'un tour de terrasse a dissipé ma
colère, je reviens délibérer sur les affaires de l'État. Quant à vos
odieuses et fausses imputations, prouvez-les, soumettez-les au jugement
de la loi. Puisse Dieu dans sa miséricorde traiter mon âme selon la
mesure de mon affectueuse fidélité envers mon pays et mon roi! Mais
venons à l'objet qui nous occupe. Dans mon opinion, mon souverain, York
est l'homme le plus propre à remplir en France l'office de régent.

SUFFOLK.--Avant qu'on choisisse, permettez-moi de vous faire comprendre,
par quelques raisons qui ne sont pas de peu d'importance, qu'York est de
tous les hommes le moins propre à cet emploi.

YORK.--Je te le dirai, Suffolk, pourquoi j'y suis le moins propre.
D'abord, c'est parce que je ne sais point flatter ton orgueil; ensuite
si le choix tombe sur moi, milord de Somerset me laissera encore sans
munitions, sans argent et sans secours, jusqu'à ce que la France soit
retombée entre les mains du dauphin. Dernièrement il m'a fallu attendre,
tantôt sur un pied tantôt sur l'autre[7], son bon plaisir, jusqu'à ce
que Paris fût assiégé, affamé et perdu.

[Note 7: I danc'd attendance on his will.]

WARWICK.--J'en puis rendre témoignage, et jamais traître n'a commis
envers son pays une action plus criminelle.

SUFFOLK.--Paix donc, impétueux Warwick.

WARWICK.--Emblème d'orgueil, pourquoi me tairais-je?

(Entrent les domestiques de Suffolk amenant Horner et Pierre.)

SUFFOLK.--Parce qu'il y a ici un homme accusé de trahison. Dieu veuille
que le duc d'York réussisse à se justifier!

YORK.--Quelqu'un accuse-t-il York de trahison?

LE ROI.--Que signifie tout ceci, Suffolk? Dis-moi qui sont ces hommes?

SUFFOLK.--Avec la permission de Votre Majesté, cet homme est celui qui
accuse son maître de haute trahison. Il assure lui avoir entendu dire
que Richard, duc d'York, était le légitime héritier de la couronne
d'Angleterre, et que Votre Majesté était un usurpateur.

LE ROI, _à Horner._--Dis, as-tu tenu ce discours?

HORNER.--Avec la permission de Votre Majesté, je n'ai jamais rien dit ni
pensé de semblable. Dieu m'est témoin que je suis faussement accusé par
ce coquin.

PIERRE, _levant les mains en haut._--Par ces dix os, milords, il m'a dit
cela un soir que nous étions dans le grenier à nettoyer l'armure du duc
d'York.

YORK.--Infâme misérable, vil artisan, ta tête me payera tes criminelles
paroles. Je conjure Votre Royale Majesté de le livrer à toute la rigueur
de la loi.

(York sort.)

HORNER.--Hélas, milord, que je sois pendu si jamais j'ai prononcé ces
mots. Mon accusateur est mon apprenti. L'autre jour, comme je l'avais
corrigé pour une faute, il a fait serment à genoux qu'il me le
revaudrait: j'ai de bons témoins du fait. Je conjure donc Votre Majesté
de ne pas perdre un honnête homme sur l'accusation d'un coquin.

LE ROI.--Glocester, que pouvons-nous légalement ordonner sur ceci?

GLOCESTER.--Voici mon jugement, seigneur, s'il m'appartient de décider:
donnez à Somerset la régence de la France, parce que ceci a élevé des
soupçons contre York, et indiquez un jour, un lieu convenable pour le
combat singulier entre ces deux hommes. Telle est la loi, telle est la
sentence du duc Humphroy.

LE ROI.--Qu'il en soit ainsi. Milord de Somerset, nous vous nommons lord
régent de France.

SOMERSET.--Je remercie humblement Votre Royale Majesté.

HORNER.--Et moi, j'accepte volontiers le combat.

PIERRE.--Hélas! milord, je ne saurais combattre. Pour l'amour de Dieu,
prenez en pitié ce qui m'arrive; c'est la méchanceté des hommes qui m'a
conduit là. O seigneur, ayez pitié de moi! Jamais je ne serai en état de
porter un coup. O Dieu! ô mon coeur!

GLOCESTER.--Il faut que tu te battes ou que tu sois pendu.

LE ROI.--Conduisez-les en prison. Le dernier jour du mois prochain sera
celui du combat.--Viens, Somerset: nous allons pourvoir à ton départ.




SCÈNE IV

Toujours à Londres.--Dans les jardins du duc de Glocester.

_Entrent_ MARGERY, JOURDAIN, HUME, SOUTHWELL ET BOLINGBROOK.


HUME.--Venez, mes maîtres: la duchesse, je vous l'ai dit, attend
l'accomplissement de vos promesses.

BOLINGBROOK.--Nous sommes tout prêts, maître Hume. Mais la duchesse
veut-elle entendre et voir nos mystères?

HUME.--Oui, pourquoi pas? comptez sur son courage.

BOLINGBROOK.--J'ai entendu dire que c'était une femme d'une fermeté
inébranlable. Cependant, il sera bon, maître Hume, que vous soyez
là-haut près d'elle, tandis que nous travaillerons ici en bas. Ainsi, je
vous prie, sortez, au nom de Dieu, et laissez-nous. _(Hume sort.)_ Mère
Jourdain, prosternez-vous la face contre terre. Southwell, lisez, et
commençons notre oeuvre.

(La duchesse paraît à une fenêtre.)

LA DUCHESSE.--Bien dit, mes maîtres; soyez tous les bienvenus. A la
besogne; le plus tôt sera le mieux.

BOLINGBROOK.--Patience, ma bonne dame; les magiciens connaissent leur
temps; la profonde nuit, la sombre nuit, le silence de la nuit, l'heure
de la nuit où l'on mit le feu à Troie; le temps où errent les oiseaux
funèbres, où hurlent les chiens de garde, où les esprits se promènent,
où les fantômes brisent leurs tombeaux: tel est le temps propre à
l'oeuvre qui nous tient occupés. Asseyez-vous, madame, et ne craignez
rien; ce que nous allons faire paraître ne pourra sortir de l'enceinte
sacrée.

(Ils exécutent les cérémonies d'usage, et tracent le cercle. Bolingbrook
ou Southwell lit la formule, _Conjuro te,_ etc. Éclairs et tonnerres
effroyables, l'Esprit sort de terre.)

L'ESPRIT.--_Adsum_.

MARGERY.--_Asmath_, par le Dieu éternel, dont le nom et le pouvoir te
font trembler, réponds à mes demandes; car jusqu'à ce que tu m'aies
satisfait, tu ne passeras point cette enceinte.

L'ESPRIT.--Demande ce que tu voudras: que n'ai-je déjà dit et fini!

BOLINGBROOK, _lisant les questions contenues dans un papier_.--_D'abord
le roi, qu'en doit-il advenir_?

L'ESPRIT.--Le duc qui déposera Henri est vivant; mais il lui survivra et
mourra d'une mort violente.

(A mesure que l'Esprit parle, Southwell écrit la réponse.)

BOLINGBROOK.--_Quel est le sort qui attend le duc de Suffolk_?

L'ESPRIT.--Par l'eau il mourra et trouvera sa fin.

BOLINGBROOK.--Qu'arrivera-t-il au duc de Somerset?

L'ESPRIT.--Qu'il évite les châteaux; il sera plus en sûreté dans les
plaines sablonneuses qu'aux lieux où les châteaux se tiennent en haut.
Finis; à peine pourrais-je endurer plus longtemps.

BOLINGBROOK.--Descends dans les ténèbres et dans le lac brûlant, esprit
pervers: en fuite!

(Tonnerre et éclairs. L'Esprit descend sous terre.)

(Entrent précipitamment York et Buckingham, suivis de gardes, et autres
personnages.)

YORK.--Saisissez-vous de ces traîtres et de tout leur bagage. Sorcière,
nous vous suivions, je crois, de bien près. Quoi! madame, vous ici? le
roi et l'État vous devront beaucoup pour les peines que vous avez
prises, et milord protecteur désirera sans doute vous voir bien
récompensée de cette bonne oeuvre.

LA DUCHESSE.--Elle n'est pas la moitié aussi coupable que les tiennes
envers le roi d'Angleterre, duc outrageant qui menaces sans cause.

BUCKINGHAM.--En effet, sans la moindre cause, madame. Comment
appelez-vous ceci? _(Lui montrant le papier qu'il a saisi_.)
Emmenez-les, qu'on les tienne bien renfermés et séparés.--Vous, madame,
vous allez nous suivre. Stafford, prends-la sous ta garde. _(La duchesse
quitte la fenêtre_.) Nous allons mettre au jour toutes ces bagatelles.
Sortez tous.

(Les gardes sortent, emmenant Margery, Southwell, etc.)

YORK.--Je vois, lord Buckingham, que vous l'aviez bien surveillée. C'est
une petite intrigue bien imaginée, et sur laquelle on peut bâtir bien
des choses. Maintenant je vous prie, milord, voyons ce qu'a écrit le
diable. _(Il lit.) Le duc qui doit déposer Henri est vivant, mais il lui
survivra et mourra d'une mort violente._ C'est tout justement..... _Aio
te, Æneïda, Romanos vincere posse.--Dites-moi quel sort attend le duc de
Suffolk?--Il mourra par l'eau et y trouvera sa fin.--Qu'arrivera-t-il au
duc de Somerset?--Qu'il évite les châteaux, il sera plus en sûreté dans
les plaines sablonneuses que là où les châteaux se tiennent en haut._
Allons, allons, milord, ce sont là des oracles dangereux à obtenir, et
difficiles à comprendre. Le roi est sur la route de Saint-Albans, et
l'époux de cette aimable dame l'accompagne. Que cette nouvelle leur
arrive aussi promptement qu'un cheval pourra la leur porter. Triste
déjeuner pour milord protecteur!

BUCKINGHAM.--Que Votre Grâce me permette, milord d'York, de porter
moi-même ce message, dans l'espoir d'en obtenir la récompense.

YORK.--Comme il vous plaira, mon cher lord.--Y a-t-il quelqu'un ici?
_(Entre un domestique_). Invitez de ma part les lords Salisbury et
Warwick à souper chez moi ce Soir. Allons-nous-en. (Ils sortent.)

FIN DU PREMIER ACTE.




                            ACTE DEUXIÈME




SCÈNE I

Saint-Albans.

_Entrent_ LE ROI HENRI ET LA REINE MARGUERITE, GLOCESTER, LE CARDINAL,
ET SUFFOLK _suivis de fauconniers rappelant des oiseaux_.


MARGUERITE.--En vérité, milords, depuis sept ans je n'ai pas vu de plus
belle chasse aux oiseaux d'eau, et cependant vous conviendrez que le
vent était très-fort, et qu'il y avait dix contre un à parier que le
vieux Jean ne partirait pas.

LE ROI, _à Glocester_.--Mais quelle pointe a fait votre faucon, milord!
A quelle hauteur il s'est élevé au-dessus de tous les autres! Comme on
reconnaît l'oeuvre de Dieu dans toutes ses créatures! Vraiment oui,
l'homme et l'oiseau aspirent à monter.

SUFFOLK.--Il n'est pas étonnant, si Votre Majesté me permet de le dire,
que les oiseaux de milord protecteur sachent si bien s'élever; ils
n'ignorent pas que leur maître aime les hautes régions et porte ses
pensées bien au delà du vol de son faucon.

GLOCESTER.--C'est un esprit ignoble et vulgaire, milord, que celui qui
ne s'élève pas plus haut qu'un oiseau ne peut voler.

LE CARDINAL.--Je le savais bien; il voudrait se voir au-dessus des
nuages.

GLOCESTER.--Sans doute. Milord cardinal, qu'entendez-vous par là? Ne
siérait-il pas à Votre Grâce de prendre son essor vers le ciel?

LE ROI.--Trésor d'éternelle félicité!

LE CARDINAL.--Ton ciel est sur la terre. Tes yeux et tes pensées
demeurent attachés sur la couronne, trésor de ton coeur. Pernicieux
protecteur, dangereux pair, flatteur du roi et du peuple!

GLOCESTER.--Eh quoi! cardinal, cela me paraît bien violent pour un
prêtre, _Tantæne animis coelestibus iræ?_ Les ecclésiastiques sont-ils
donc si colères? Mon cher oncle, cachez mieux votre haine. Convient-elle
à votre caractère sacré?

SUFFOLK.--Il n'y a point là de haine, milord, pas plus qu'il ne convient
dans une si juste querelle contre un pair si odieux.

GLOCESTER.--Que.... qui, milord?

SUFFOLK.--Qui? vous, milord, n'en déplaise à Sa Seigneurie milord
protecteur.

GLOCESTER.--Suffolk, l'Angleterre connaît ton insolence.

MARGUERITE.--Et ton ambition, Glocester.

LE ROI.--Tais-toi, de grâce, chère reine: n'aigris point la haine de ces
pairs furieux; bienheureux sont ceux qui procurent la paix sur la terre!

LE CARDINAL.--Que je sois donc béni pour la paix que j'établirai entre
ce hautain protecteur et moi, au moyen de mon épée!

GLOCESTER, _à part au cardinal_.--Sur ma foi, mon saint oncle,
j'aimerais fort que nous en fussions déjà là.

LE CARDINAL, _à part_.--Nous y serons vraiment, dès que tu en auras le
coeur.

GLOCESTER, à _part_.--Ne va pas ameuter pour cela un parti de factieux;
charge-toi de répondre seul de tes insultes.

LE CARDINAL, _à part_.--Oui, pour que tu n'oses pas montrer ton nez;
mais si tu l'oses, ce soir même, à l'est du bosquet.

LE ROI.--Qu'est-ce que c'est donc, milords?

LE CARDINAL, _haut_.--Croyez-m'en sur ma parole, cousin Glocester: si
votre écuyer n'avait pas si soudainement rappelé l'oiseau, nous aurions
poussé plus loin la chasse. (_A part._) Viens avec ton épée[8] à deux
mains.

[Note 8: _Two hand-sword._ Cette sorte d'épée s'appelait aussi
long-sword (longue épée).]

GLOCESTER, _à part_.--Vous y pouvez compter, mon oncle.

LE CARDINAL, _à part._--Entendez-vous?.... à l'est du bosquet.

GLOCESTER, _à part._--J'y serai, cardinal.

LE ROI.--Comment? Qu'est-ce que c'est, oncle Glocester?

GLOCESTER.--Nous parlons de chasse: rien de plus, mon prince. (_A
part._) Par la mère de Dieu, prêtre, je vous élargirai la tonsure du
crâne, ou tous mes coups porteront à faux.

LE CARDINAL, _à part._--_Medica teipsum_, protecteur; songez-y, songez à
vous protéger vous-même.

LE ROI.--Les vents augmentent, et votre colère aussi, milords. Quelle
aigre musique vous faites entendre à mon coeur! Quand de pareilles
cordes détonnent, comment espérer la moindre harmonie? Je vous en prie,
milords, laissez-moi arranger ce différend.

(Entre un habitant de Saint-Albans criant: Miracle!)

GLOCESTER.--Que signifie ce bruit? Ami, quel miracle proclames-tu là?

L'HABITANT.--Un miracle! un miracle!

SUFFOLK.--Avance vers le roi, et dis-lui quel est ce miracle.

L'HABITANT.--Eh! vraiment: un aveugle qui a recouvré la vue à la châsse
de saint Alban, il n'y a pas une demi-heure; un homme qui n'avait vu de
sa vie.

LE ROI.--Gloire à Dieu, qui donne aux âmes croyantes la lumière dans les
ténèbres et les consolations dans le désespoir!

(Entrent le maire de Saint-Albans et des compagnons, Simpcox, porté par
deux personnes dans une chaise, et suivi de sa femme et d'une grande
foule de peuple.)

LE CARDINAL.--Voici le peuple qui vient en procession présenter cet
homme à Votre Majesté.

LE ROI.--Grande est sa consolation dans cette vallée terrestre, quoique
la vue doive augmenter pour lui le nombre des pêchés!

GLOCESTER.--Arrêtez, mes maîtres, portez-le près du roi. Sa Majesté veut
l'entretenir.

LE ROI.--Bonhomme, raconte-nous la chose en détail, afin que nous
puissions glorifier en toi le Seigneur. Est-il vrai que tu sois depuis
longtemps aveugle, et que tu aies été guéri tout à l'heure?

SIMPCOX.--Je suis né aveugle, n'en déplaise à Votre Grâce.

LA FEMME.--Oui, en vérité, il est né aveugle.

SUFFOLK.--Quelle est cette femme?

LA FEMME.--Sa femme, sauf le bon plaisir de Votre Seigneurie.

GLOCESTER.--Tu en serais plus certaine si tu eusses été sa mère.

LE ROI.--Où es-tu né?

SIMPCOX.--A Berwick, dans le nord, n'en déplaise à Votre Grâce.

LE ROI.--Pauvre créature! la bonté de Dieu a été grande envers toi. Ne
laisse passer ni jour ni nuit sans le célébrer, et conserve
éternellement la mémoire de ce que le Seigneur a fait pour toi.

MARGUERITE.--Dis-moi, mon ami, est-ce par hasard ou par dévotion que tu
es venu à cette sainte châsse?

SIMPCOX.--Dieu sait que c'est par pure dévotion, parce que j'avais été
appelé cent fois et plus pendant mon sommeil par le bon saint Alban, qui
me disait: «Simpcox, va te présenter à ma châsse, et je viendrai à ton
secours.»

LA FEMME.--Cela est bien vrai, sur ma parole. Moi-même j'ai entendu
plusieurs fois, très-souvent, une voix qui l'appelait comme cela.

GLOCESTER.--Mais quoi! es-tu donc boiteux?

SIMPCOX.--Oui; que le Dieu tout-puissant aie pitié de moi!

GLOCESTER.--Par quel accident?

SIMPCOX.--Je suis tombé d'un arbre.

LA FEMME.--D'un prunier, monsieur.

GLOCESTER.--Combien y a-t-il que tu es aveugle?

SIMPCOX.--Oh! je suis né comme cela, milord.

GLOCESTER.--Et tu voulais monter au haut d'un arbre?

SIMPCOX.--Cette seule fois de ma vie, quand j'étais jeune.

LA FEMME.--C'est encore la vérité: il lui en a coûté cher pour y avoir
monté.

GLOCESTER.--Par la messe! il fallait que tu aimasses bien les prunes
pour t'exposer ainsi.

SIMPCOX.--Hélas! mon bon monsieur, c'était ma femme qui eut envie de
quelques prunes de Damas, et cela me fit monter au péril de ma vie.

GLOCESTER.--Tu es un rusé coquin! mais cela ne te servira de
rien.--Laisse-moi voir tes yeux.--Ferme-les.--Ouvre-les, à présent. Il
me semble que tu ne vois pas bien.

SIMPCOX.--Si fait, monsieur, aussi clair que le jour, grâce à Dieu et à
saint Alban.

GLOCESTER.--Vraiment? De quelle couleur est cet habit?

SIMPCOX.--Rouge, monsieur, rouge comme du sang.

GLOCESTER.--Ta réponse est juste. De quelle couleur est le mien?

SIMPCOX.--Il est noir, vraiment, comme du charbon, comme jais.

LE ROI.--Quoi! tu sais donc de quelle couleur est le jais?

SUFFOLK.--Et pourtant je m'imagine qu'il n'a jamais vu de jais.

GLOCESTER.--Mais il a vu bien des manteaux et des habits avant ce jour.

LA FEMME.--Jamais de la vie: pas un avant aujourd'hui.

GLOCESTER.--Dis-moi, l'ami, quel est mon nom?

SIMPCOX.--Hélas! monsieur, je ne le sais pas.

GLOCESTER.--Quel est son nom?

(Montrant un autre lord.)

SIMPCOX.--Je ne le sais pas.

GLOCESTER.--Ni le sien?

(En montrant un autre.)

SIMPCOX.--Non, en vérité, monsieur.

GLOCESTER.--Et ton nom, quel est-il?

SIMPCOX.--Saunder Simpcox, ne vous en déplaise, monsieur.

GLOCESTER.--Je te déclare donc, Saunder, ici présent, le plus menteur
coquin de toute la chrétienté. Si tu avais été en effet aveugle de
naissance, il ne t'aurait pas été plus difficile de connaître ainsi nos
noms, que de nommer les différentes couleurs de nos habits. La vue peut,
il est vrai, distinguer les couleurs; mais leur donner leurs noms divers
la première fois qu'on les voit, cela est impossible. Milords, saint
Alban a fait ici un miracle; mais ne pensez-vous pas que ce serait une
grande habileté que de rendre à cet estropié l'usage de ses jambes?
                
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