William Shakespear

Henri VIII
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SECOND BOURGEOIS.--Et ensuite, comment s'est-il comporté?

PREMIER BOURGEOIS.--Lorsqu'on l'a reconduit une seconde fois à la barre
pour entendre le son de la cloche de mort, son jugement, il a été saisi
d'une telle angoisse qu'on l'a vu couvert de sueur, et il a prononcé,
d'un ton de colère et avec précipitation, quelques paroles assez peu
intelligibles.--Mais bientôt il s'est remis et a montré, le reste du
temps, de la douceur et la plus noble patience.

SECOND BOURGEOIS.--Je ne crois pas qu'il ait peur de la mort.

SECOND BOURGEOIS.--Certainement le cardinal est au fond de tout ceci.

PREMIER BOURGEOIS.--Cela est vraisemblable d'après toutes les
conjectures. D'abord on a disgracié Kildare, vice-roi d'Irlande, et
quand il a été destitué, le comte de Surrey a été envoyé à sa place, et
en grande hâte, de peur qu'il ne fût à portée de secourir son père.

SECOND BOURGEOIS.--C'est un tour de politique odieusement habile.

PREMIER BOURGEOIS.--A son retour, n'en doutez pas, le comte de Surrey
l'en fera repentir. On remarque, et cela généralement, que quiconque
gagne la faveur du roi, le cardinal lui trouve aussitôt de l'emploi, et
toujours fort loin de la cour.

SECOND BOURGEOIS.--Tout le peuple le hait à mort, et, sur ma conscience,
tous voudraient le voir à dix brasses sous terre, et ils aiment et
idolâtrent le duc en proportion; ils l'appellent le généreux Buckingham,
le miroir de toute courtoisie.

PREMIER BOURGEOIS.--Restez à cette place et vous allez voir le noble
infortuné dont vous parlez.

(Entre Buckingham, revenant de son jugement: des huissiers à baguette
argentée le précèdent; la hache est portée le tranchant tourné vers lui;
il est entre deux rangs de hallebardes et accompagné de sir Thomas
Lovel, sir Nicolas Vaux, sir William Sands et du peuple)

SECOND BOURGEOIS.--Demeurons pour le voir.

BUCKINGHAM.--Bon peuple, vous tous, qui êtes venus jusqu'ici pour me
témoigner votre compassion, écoutez ce que je vais vous dire, et ensuite
retournez chez vous et laissez-moi aller. J'ai subi dans ce jour la
condamnation des traîtres, et je vais mourir sous ce nom. Cependant, le
ciel en soit témoin, et s'il est en moi une conscience, qu'elle
m'entraîne dans l'abîme, au moment où la hache tombera sur ma tête, je
suis innocent et fidèle. Je n'en veux point à la loi de ma mort; d'après
l'état du procès, on m'a fait justice; mais je pourrais désirer que ceux
qui ont cherché à me faire périr fussent plus chrétiens.--Qu'ils soient
ce qu'ils voudront, je leur pardonne de tout mon coeur. Cependant qu'ils
prennent garde à ne pas se glorifier dans le mal et à ne pas élever leur
coupable grandeur sur la ruine des hommes considérables; car alors mon
sang innocent pourrait crier contre eux. Je n'espère plus de vie dans ce
monde, et je ne solliciterai pas de grâce, quoique le roi ait plus de
clémence que je n'oserais commettre de fautes. Je le demande au petit
nombre d'entre vous qui m'aiment et qui osent avoir le courage de
pleurer sur Buckingham; vous, mes nobles amis, mes compagnons, vous à
qui je peux dire que vous quitter est pour moi la seule amertume, que
cela seul est mourir; accompagnez-moi, comme de bons anges, jusqu'à la
mort, et lorsque le coup de la hache me séparera de vous pour si
longtemps, faites de vos prières unies un sacrifice agréable qui aide
mon âme à s'élever vers le ciel.--(_A ses gardes_.) Conduisez-moi, au
nom de Dieu.

LOVEL.--Au nom de la charité, je conjure Votre Grâce, si jamais vous
avez caché dans votre coeur quelque animosité contre moi, de me
pardonner aujourd'hui avec sincérité.

BUCKINGHAM.--Sir Thomas Lovel, je vous pardonne aussi sincèrement que je
veux être pardonné moi-même; je pardonne à tous. Il ne peut y avoir
contre moi d'offenses assez innombrables pour que je ne puisse les
oublier en paix; aucun noir sentiment de haine ne fermera mon
tombeau.--Recommandez-moi à Sa Majesté, et si elle parle de Buckingham,
je vous prie, dites-lui que vous l'avez rencontré à moitié dans le ciel;
mes voeux et mes prières sont encore pour le roi, et, jusqu'à ce que mon
âme m'abandonne, ils ne cesseront d'implorer sur lui les bénédictions du
Ciel! Puisse-t-il vivre plus d'années que je n'en saurais compter
pendant le temps qui me reste à vivre! Puisse sa domination être à
jamais chérie et bienveillante; et lorsque le grand âge le conduira à sa
fin, que la bonté et lui n'occupent qu'un seul et même tombeau!

LOVEL.--C'est moi qui dois conduire Votre Grâce jusqu'au bord de la
rivière: là, je vous remettrai à sir Nicolas de Vaux, qui est chargé de
vous accompagner jusqu'à la mort.

DE VAUX.--Préparez tout: le duc s'avance; ayez soin que la barge soit
prête, et décorée de tout l'appareil qui convient à la grandeur de sa
personne.

BUCKINGHAM.--Non, sir Nicolas; laissez cela. La pompe de mon rang n'est
plus pour moi qu'une dérision. Lorsque je suis venu ici, j'étais lord
grand connétable et duc de Buckingham: maintenant, je ne suis que le
pauvre Édouard Bohun; et, cependant, je suis plus riche que mes vils
accusateurs, qui n'ont jamais su ce que c'était que la vérité. Moi,
maintenant je la scelle de mon sang, et je les ferai gémir un jour sur
ce sang. Mon noble père, Henri de Buckingham, qui le premier leva la
tête contre l'usurpateur Richard, ayant dans sa détresse cherché un
asile chez son serviteur Banister, fut trahi par ce misérable, et périt
sans jugement. Que la paix de Dieu soit avec lui!--Henri VII, succédant
au trône, et touché de pitié de la mort de mon père, en prince digne du
trône, me rétablit dans mes honneurs, et fit de nouveau sortir mon nom
de ses ruines avec tout l'éclat de la noblesse. Aujourd'hui, son fils
Henri VIII a d'un seul coup enlevé de ce monde ma vie, mon honneur, mon
nom, et tout ce qui me rendait heureux. On m'a fait mon procès, et, je
dois l'avouer, dans les formes les plus convenables, en quoi je suis un
peu plus heureux que ne l'a été mon infortuné père, et cependant, à cela
près, nous subissons tous deux la même destinée: tous deux nous
périssons par la main de nos domestiques, par les hommes que nous avons
le plus aimés; service bien peu naturel et peu fidèle! Le Ciel a
toujours un but; cependant, vous qui m'écoutez, recevez pour certaine
cette maxime de la bouche d'un mourant:--Prenez garde à ne pas vous trop
livrer à ceux à qui vous prodiguez votre amour et vos secrets; car ceux
dont vous faites vos amis, et auxquels vous donnez votre coeur, dès
qu'ils aperçoivent le moindre obstacle dans le cours de votre fortune,
s'écartent de vous comme l'eau, et vous ne les retrouverez plus que là
où ils se disposent à vous engloutir. Vous tous, bon peuple, priez pour
moi. Il faut que je vous quitte: la dernière heure de ma vie, depuis
longtemps fatiguée, vient maintenant de m'atteindre; adieu.--Et lorsque
vous voudrez parler de quelque chose de triste, dites comment je suis
tombé.--J'ai fini; et que Dieu veuille me pardonner!

(Buckingham sort avec sa suite, et continue sa marche.)

PREMIER BOURGEOIS.--Oh! cela vous navre le coeur.--Ami, cette mort, je
le crains, appelle bien des malédictions sur la tête de ceux qui en sont
les auteurs.

SECOND BOURGEOIS.--Si le duc est innocent, il en sortira de grands
malheurs; et cependant je puis vous donner avis d'un mal à venir, qui,
s'il arrive, sera plus grand encore que celui-ci.

PREMIER BOURGEOIS.--Que les bons anges nous en préservent! Que
voulez-vous dire? Vous ne doutez pas de ma fidélité?

SECOND BOURGEOIS.--Ce secret est si important qu'il exige la plus
inviolable promesse de secret.

PREMIER BOURGEOIS.--Faites-m'en part: je ne suis pas bavard.

SECOND BOURGEOIS.--J'en suis sûr. Vous allez le savoir. N'avez-vous pas
entendu tout récemment murmurer, quelque chose d'un divorce entre le roi
et Catherine?

PREMIER BOURGEOIS.--Oui; mais cela n'a pas duré; car lorsque ce bruit
est revenu au roi, dans son courroux il a envoyé ordre au lord maire de
l'arrêter sur-le-champ, et de réprimer les langues qui avaient osé le
répandre.

SECOND BOURGEOIS.--Mais ce mauvais bruit, mon cher, est devenu depuis
une vérité, et il se ranime plus vigoureusement que jamais: il paraît
certain que le roi tentera ce divorce. C'est le cardinal, ou quelque
autre de ceux qui l'approchent, qui, par haine contre notre bonne reine,
ont jeté dans l'âme du roi un scrupule qui finira par la perdre; et ce
qui paraît confirmer ceci, c'est que le cardinal Campeggio est arrivé
tout nouvellement, et, à ce que je présume, pour cette affaire.

PREMIER BOURGEOIS.--C'est le cardinal; et s'il machine tout cela, c'est
uniquement pour se venger de l'empereur, qui ne lui a pas accordé
l'archevêché de Tolède, dont il avait fait la demande.

SECOND BOURGEOIS.--Je crois que vous avez touché le but. Mais n'est-il
pas cruel que cela retombe sur elle?--Le cardinal viendra à ses fins; il
faut qu'elle soit sacrifiée.

PREMIER BOURGEOIS.--Cela est déplorable!--Nous sommes dans un lieu trop
public pour raisonner sur cette affaire; allons y réfléchir en
particulier.

(_Ils sortent_.)




SCENE II

Une chambre du palais.

_Entre_ LE LORD CHAMBELLAN _lisant une lettre_.


«Milord, j'avais mis tout le soin dont je suis capable à m'assurer que
les chevaux que demandait Votre Seigneurie fussent bien choisis, bien
dressés, et bien équipés. Ils étaient jeunes et beaux, et de la
meilleure race du nord. Mais au moment où ils étaient prêts à partir
pour Londres, un homme au service de milord cardinal, muni d'une
commission et d'un plein pouvoir me les a enlevés, en me donnant pour
raison que son maître devait être servi avant un sujet, si même il ne
devait pas l'être avant le roi; et cela nous a fermé la bouche, milord.»
Je crains en effet que cela n'arrive bientôt.--À la bonne heure, qu'il
les prenne; il prendra tout, je crois.

(Entrent les ducs de Norfolk et de Suffolk.)

NORFOLK.--Charmé de vous rencontrer, mon bon lord chambellan.

LE CHAMBELLAN.--Je souhaite le bonjour à Vos Grâces.

SUFFOLK.--Que fait le roi?

LE CHAMBELLAN.--Je l'ai laissé seul, plein de troubles et de tristes
pensées.

NORFOLK.--Quelle en est la cause?

LE CHAMBELLAN.--Il paraît que son mariage avec la femme de son frère
serre sa conscience de près.

SUFFOLK.--Non, c'est sa conscience qui serre de trop près une autre
femme.

NORFOLK.--Précisément. C'est une oeuvre du cardinal, du cardinal-roi. Ce
prêtre, aveugle comme le fils aîné de la fortune, change les choses à
son gré. Le roi apprendra un jour à le connaître.

SUFFOLK.--Priez Dieu que cela arrive: autrement il ne cessera jamais de
se méconnaître.

NORFOLK.--Qu'il agit saintement dans tout ce qu'il entreprend! et avec
quel zèle! Maintenant qu'il a rompu l'alliance formée entre nous et
l'empereur, le puissant neveu de la reine, il s'insinue dans l'âme du
roi; y répand les doutes, les alarmes, les remords de conscience, les
craintes, les désespoirs, et tout cela à propos de son mariage; et
ensuite pour l'en délivrer, il lui conseille le divorce, il lui
conseille la perte de cette femme, qui, comme un joyau précieux, a été
vingt années suspendue à son cou, sans rien perdre de son lustre; de
celle qui l'aime de cet amour parfait dont les anges aiment les hommes
de bien; de celle qui, même lorsque le plus grand revers de fortune
l'accablera, bénira encore le roi: n'est-ce pas là une oeuvre pieuse?

LE CHAMBELLAN.--Le Ciel me préserve de prendre part à tout cela! Il est
vrai que cette nouvelle est répandue partout. Toutes les bouches la
répètent, et tous les coeurs honnêtes en gémissent. Tous ceux qui osent
pénétrer dans ces mystères en voient le grand but, la soeur du roi de
France. Le Ciel ouvrira un jour les yeux du roi, qui se laisse depuis si
longtemps endormir sur cet homme audacieux et pervers.

SUFFOLK.--Et nous délivrera de son esclavage.

NORFOLK.--Nous aurions grand besoin de prier, et avec ferveur, pour
notre prompte délivrance, ou de princes que nous sommes, cet homme
impérieux viendra à bout de faire de nous ses pages: toutes nos dignités
sont là devant lui comme une masse indistincte, qu'il façonne à sa
guise.

SUFFOLK.--Quant à moi, milords, je ne l'aime, ni ne le crains; voilà ma
profession de foi: comme j'ai été fait ce que je suis sans lui, sans lui
je me maintiendrai si le roi le trouve bon. Ses malédictions me louchent
autant que ses bénédictions: ce sont des paroles auxquelles je ne crois
point. Je l'ai connu, et je le connais, et je l'abandonne à celui qui
l'a élevé de cette sorte, au pape.

NORFOLK.--Entrons, et cherchons, par quelque autre préoccupation, à
distraire le roi de ces tristes réflexions qui prennent trop d'empire
sur lui.--Milord, voulez-vous nous accompagner?

LE CHAMBELLAN.--Excusez-moi. Le roi m'envoie ailleurs: et de plus vous
allez voir que vous prenez mal votre moment pour l'interrompre.--Je
salue Vos Seigneuries.

NORFOLK.--Mille grâces, mon bon lord chambellan.

(Le lord chambellan sort.)

(Norfolk ouvre une portière qui laisse voir le roi assis et lisant d'un
air mélancolique.)

SUFFOLK,--Qu'il a l'air sombre! Sûrement, il est cruellement affecté.

LE ROI HENRI.--Qui est là? Ah!

NORFOLK.--Prions Dieu qu'il ne soit pas fâché.

LE ROI HENRI.--Qui donc est là, dis-je?--Comment osez-vous vous immiscer
dans mes secrètes méditations? Qui suis-je donc? Eh! vraiment...

NORFOLK.--Un bon roi, qui pardonne toutes les offenses où la volonté n'a
point de part. Ce qui nous fait manquer au respect qui vous est dû,
c'est une affaire d'État: nous venons prendre les ordres de Votre
Majesté.

LE ROI HENRI.--Vous êtes trop hardis.--Retirez-vous: je vous ferai
savoir vos heures de travail. Est-ce là le moment de s'occuper des
affaires temporelles? Quoi donc?... (_Entrent Wolsey et Campeggio_.) Qui
est là? Ah! mon bon lord cardinal?--Ô mon cher Wolsey, toi qui remets le
calme dans ma conscience malade, tu es fait pour guérir un roi. (_À
Campeggio_.) Vous êtes le bienvenu dans notre royaume, savant et
vénérable prélat; disposez-en ainsi que de nous.--(_À Wolsey_.) Cher
lord, ayez soin qu'on ne me prenne pas pour un donneur de paroles.

WOLSEY.--Sire, cela ne peut être.--Je désirerais que Votre Majesté
voulût nous accorder seulement une heure d'entretien en particulier.

LE ROI HENRI, _à Norfolk et à Suffolk_.--Nous sommes en affaires:
retirez-vous.

NORFOLK, _à part_.--Ce prêtre n'a pas d'orgueil!

SUFFOLK.--Non, cela ne vaut pas la peine d'en parler.--Je ne voudrais
pas pour sa place en être aussi malade que lui: mais cela ne peut pas
durer.

NORFOLK.--Si cela dure, je me hasarderai à lui porter quelque coup.

SUFFOLK.--Et moi un autre.

(Sortent Suffolk et Norfolk.)

WOLSEY.--Votre Grâce a donné un exemple de sagesse au-dessus de tous les
princes de l'Europe, en vous rapportant librement de votre scrupule au
jugement de la chrétienté. Qui pourrait maintenant s'offenser? Quel
reproche pourrait vous atteindre? L'Espagnol, qui tient à la reine par
les liens du sang et de l'affection, doit avouer aujourd'hui, s'il est
de bonne foi, la justice et la noblesse de cette discussion solennelle.
Tous les clercs, c'est-à-dire tous les clercs instruits et savants des
royaumes chrétiens ont la liberté du suffrage: Rome, la gardienne de
toute sagesse, sur l'invitation qu'elle en a reçue de votre auguste
personne, nous a envoyé un interprète universel, cet excellent homme,
cet ecclésiastique intègre et savant, le cardinal Campeggio, que je
présente de nouveau à Votre Majesté.

LE ROI HENRI.--Et de nouveau je lui exprime, en le serrant dans mes
bras, ma joie de le voir, et je remercie le saint conclave de l'amitié
qu'il me témoigne en m'envoyant un homme tel que je pouvais le désirer.

CAMPEGGIO.--Votre Grâce ne peut manquer, par la noblesse de sa conduite,
de mériter l'amour de tous les étrangers. Je présente à Votre Majesté le
brevet de ma commission, en vertu duquel (de l'autorité de la cour de
Rome), vous, milord cardinal d'York, vous êtes associé à moi, son
serviteur, pour le jugement impartial de cette affaire.

LE ROI HENRI.--Deux hommes d'égale force.--La reine va être informée
tout à l'heure du sujet de votre mission.--Où est Gardiner?

WOLSEY.--Je sais que Votre Majesté l'a toujours trop tendrement aimée
pour lui refuser ce que la loi accorderait à une femme d'un rang
inférieur au sien, des jurisconsultes qui puissent librement défendre sa
cause.

LE ROI HENRI.--Oui, elle en aura, et les plus habiles; et ma faveur est
pour celui qui la défendra le mieux: Dieu me préserve qu'il en soit
autrement.--Cardinal, je te prie, fais-moi venir mon nouveau secrétaire,
Gardiner; il est propre à cette commission.

(Wolsey sort.)

(Rentre Wolsey avec Gardiner.)

WOLSEY.--Donnez-moi la main; je vous souhaite beaucoup de bonheur et de
faveur: vous êtes maintenant au roi.

GARDINER, _à part_.--Pour rester aux ordres de Votre Grâce, dont la main
m'a élevé.

LE ROI HENRI.--Approchez, Gardiner.

(Il lui parle bas.)

CAMPEGGIO.--Milord d'York, n'était-ce pas un docteur Pace, qui avait
auparavant cette place?

WOLSEY.--Oui, c'était lui.

CAMPEGGIO.--Ne passait-il pas pour un savant homme?

WOLSEY.--Oui, certainement.

CAMPEGGIO.--Croyez-moi, il s'est élevé sur votre compte une opinion qui
ne vous est pas favorable, lord cardinal.

WOLSEY.--Comment! sur moi?

CAMPEGGIO.--On ne manque pas de dire que vous avez été jaloux de lui; et
que, craignant qu'il ne s'élevât par son rare mérite, vous l'avez
toujours tenu étranger aux affaires, ce qui l'a tant affecté, qu'il en a
perdu la raison, et qu'il en est mort.

WOLSEY.--Que la paix du ciel soit avec lui! C'est tout ce qu'un chrétien
peut faire pour son service. Quant aux vivants qui tiennent des propos,
il y a pour eux des lieux de correction.--C'était un imbécile qui
voulait à toute force être vertueux.--Pour cet honnête garçon qui le
remplace, dès que je le commande il suit mes ordres à la lettre. Je ne
veux pas avoir si près du roi des gens d'une autre espèce. Retenez bien
ceci, frère, il ne faut pas nous laisser contrarier par des subalternes.

LE ROI HENRI, _à Gardiner_.--Exposez cela à la reine avec douceur.
(_Gardiner sort_.) Le lieu le plus convenable que je puisse imaginer,
pour la réunion de tant de science, c'est Black-Friars. C'est là que
vous vous assemblerez pour examiner cette importante affaire.--Mon cher
Wolsey, ayez soin que tout ce qui est nécessaire s'y trouve disposé.--Ô
milord! quel homme capable de sentiment ne serait pas affligé de quitter
une si douce compagne? mais la conscience, la conscience! Oh! c'est une
partie bien délicate!--Et il faut que je la quitte!

(Ils sortent.)




SCÈNE III

Une antichambre des appartements de la reine.

_Entrent_ ANNE BOULEN ET UNE VIEILLE DAME.


ANNE.--Ni à ce prix non plus.--Voilà ce qui blesse le coeur: Sa Majesté
a vécu si longtemps avec elle et elle est si vertueuse, que jamais une
seule voix n'a pu l'accuser.--Sur ma vie, elle n'a jamais su ce que
c'est que de faire le mal.--Ô Dieu! après avoir vu sur le trône tant de
soleils achever leur cours, toujours croissant en grandeur et en
majesté! il est dix mille fois plus douloureux de quitter cette gloire,
qu'il n'y a de douceur à l'acquérir!.... Après une telle suite d'années
la rejeter, c'est une pitié à émouvoir un monstre.

LA VIEILLE DAME.--Aussi les coeurs les plus durs s'attendrissent et
déplorent son sort.

ANNE.--O volonté de Dieu! il vaudrait mieux qu'elle n'eût jamais connu
la grandeur. Quoique la grandeur soit temporelle, cependant si dans
cette bagarre, la fortune vient à la séparer de celui qui en était
revêtu, c'est une angoisse aussi cruelle que la séparation de l'âme et
du corps.

LA VIEILLE DAME.--Hélas! pauvre dame! la voilà redevenue étrangère.

ANNE.--On doit la plaindre d'autant plus. Je le jure avec vérité, il
vaut mieux être né en bas lieu et se trouver au nombre de ceux qui
vivent contents dans l'obscurité, que de se voir élevé dans d'éclatantes
afflictions, et revêtu d'une tristesse dorée.

LA VIEILLE DAME.--Le contentement est notre plus grand bien.

ANNE.--Sur ma foi et mon honneur[7], je ne voudrais pas être reine.

[Note 7: _Maiden head_.]

LA VIEILLE DAME.--Foin de moi, je voudrais bien l'être, moi, et
j'aventurerais bien mon honneur pour cela, et vous en feriez tout
autant, malgré ces airs sucrés d'hypocrisie. Vous qui possédez à un
très-haut degré les attraits d'une femme, vous avez aussi un coeur de
femme; et le coeur d'une femme a toujours été charmé par l'élévation,
l'opulence et la souveraineté; et pour dire la vérité, ce sont des
choses très-désirables, et quoique vous fassiez la petite bouche, la
complaisante capacité de votre conscience, pour peu qu'il vous plaise de
l'élargir, se prêterait fort bien à recevoir ce présent.

ANNE.--Non, en vérité.

LA VIEILLE DAME.--Je vous dis que si en vérité, et en vérité.--Vous ne
voudriez pas être reine?

ANNE.--Non, non, pour tous les trésors qui sont sous le ciel.

LA VIEILLE DAME.--Cela est étrange: pour moi, toute vieille que je suis,
une pièce de trois sous qui viendrait me faire la révérence suffirait
pour me gagner à partager la royauté. Mais dites-moi, je vous prie, et
celui de duchesse, qu'en pensez-vous? Êtes-vous de force à porter le
poids d'un pareil titre?

ANNE.--Non, en vérité.

LA VIEILLE DAME.--En ce cas, vous êtes d'une constitution bien faible.
Retranchons encore quelque chose: pour plus que je n'oserais dire, je ne
voudrais pas, si j'étais un jeune comte, me trouver dans votre
chemin.--Pour ce fardeau, si vous n'avez pas les reins assez forts pour
le porter, vous serez trop faible aussi pour faire jamais un garçon.

ANNE.--Que venez-vous donc me conter là! Je jure une seconde fois que je
ne voudrais pas être reine pour le monde entier.

LA VIEILLE DAME.--En vérité, seulement pour la petite île d'Angleterre,
vous devriez risquer le paquet; moi je le ferais pour le comté de
Carnarvon; oui, quand ce serait la seule dépendance de la couronne.
Tenez! qui vient à nous?

(Entre le lord chambellan.)

LE CHAMBELLAN.--Bonjour, mesdames: qu'est-ce qu'il en coûterait pour
savoir le secret de votre entretien?

ANNE.--Pas même la peine de le demander, mon bon lord; cela ne vaut pas
la question. Nous nous affligions des chagrins de notre maîtresse.

LE CHAMBELLAN.--C'était une généreuse occupation, et bien digne de
femmes qui ont un bon coeur. Il faut espérer que tout ira bien.

ANNE.--_Amen_, s'il plaît à Dieu.

LE CHAMBELLAN.--Vous avez une belle âme, et les bénédictions du Ciel
suivent les personnes comme vous; et pour vous faire connaître, belle
dame, que je dis la vérité, et qu'on fait un grand cas de vos nombreuses
vertus, Sa Majesté vous témoigne par moi toute son estime, et ne se
propose pas moins que de vous décorer du titre de marquise de Pembroke,
et à ce titre il ajoute de sa grâce mille livres de revenu annuel.

ANNE.--Je ne sais pas quel genre de dévouement je pourrais offrir. Tout
ce que je suis, et beaucoup plus encore, n'est rien. Mes prières ne sont
pas d'une vertu assez sainte, et mes voeux ne sont guère que de vaines
paroles, et cependant mes prières et mes voeux sont tout ce que je peux
offrir en retour. Je supplie Votre Seigneurie de vouloir bien être
l'interprète de ma reconnaissance et de mes soumissions, et de tous les
sentiments que peut exprimer à Sa Majesté une fille timide qui prie le
Ciel pour ses jours et sa couronne.

LE CHAMBELLAN.--Madame, je ne manquerai pas de confirmer l'opinion
avantageuse que le roi a conçue de vous. (_À part_.)--Je l'ai bien
considérée: l'honneur et la beauté sont si heureusement assorties en
elle qu'elles ont pris le coeur du roi. Et qui sait encore s'il ne
pourra pas sortir de cette lady un brillant qui éclaire toute cette île
de sa splendeur? _(Haut.)_--Je vais aller trouver le roi, et lui dire
que je vous ai parlé.

ANNE.--Mon très-honorable lord....

(Sort le chambellan.)

_LA_ VIEILLE DAME.--Oui, voilà le monde: voyez, voyez! J'ai mendié seize
ans les faveurs de la cour, et je suis encore une mendiante de cour, et
quelque argent que j'aie sollicité, je n'ai jamais pu trouver le joint
entre trop tôt et trop tard; et vous, ce que c'est que la destinée! vous
qui êtes tout fraîchement débarquée ici (maudit soit ce bonheur qui vous
arrive malgré vous!), on vous remplit la bouche avant que vous l'ayez
seulement ouverte.

ANNE.--Cela me paraît bien étrange.

LA VIEILLE DAME.--Quel goût cela a-t-il? Est-ce bien amer? Un demi-noble
que non.--Il y eut jadis une dame (c'est une vieille histoire) qui ne
voulait pas être reine; non, qui ne le voulait pas pour tout le limon
d'Egypte.--Avez-vous entendu parler de cela?

ANNE.--Allons, vous êtes une railleuse.

LA VIEILLE DAME.--Je pourrais, sur votre sujet, m'élever plus haut que
l'alouette. Marquise de Pembroke! mille livres sterling par an! et cela
par pure estime, sans avoir d'ailleurs rien fait pour le mériter! Oh!
sur ma vie, ce début promet bien d'autres mille livres: la robe de la
Fortune a la queue plus longue que le devant.--A présent, je commence à
voir que vous aurez assez de reins pour porter une duchesse.--Dites-moi,
ne vous sentez-vous pas un peu plus forte que vous n'étiez?

ANNE.--Ma bonne dame, cherchez dans votre imagination quelque autre
sujet qui vous égaye, et laissez-moi de côté: je veux n'avoir jamais
existé si cette faveur m'a le moins du monde ému le coeur: je le sens
manquer quand je songe aux suites. La reine est sans consolation, et
nous nous oublions trop longtemps loin d'elle.--Je vous prie, ne lui
parlez pas de ce que vous avez entendu ici.

LA VIEILLE DAME.--Quelle idée avez-vous de moi?




SCÈNE IV

Une vaste salle dans Black-Friars.


_Trompettes, symphonies, cors. Entrent d'abord deux huissiers, portant
de courtes baguettes d'argent; suivent_ DEUX SECRÉTAIRES, _en robe de
docteurs; après vient l'archevêque_ de _Canterbéry seul; il est suivi
des évêques de Lincoln, d'Ely, de Rochester, et de Saint-Asaph. A
quelque distance marche un gentilhomme portant la bourse, le grand sceau
et un chapeau de cardinal; ensuite deux prêtres portant chacun une croix
d'argent; suit le gentilhomme introducteur, tête nue, accompagné d'un
sergent d'armes, portant une masse d'argent, ensuite deux gentilshommes
portant deux grandes colonnes d'argent; marchent ensuite, l'un à côté de
l'autre, les cardinaux_ WOLSEY _et_ CAMPEGGIO; _deux nobles, portant
l'épée et la masse. Entrent ensuite_ LE ROI _et_ LA REINE, _et leur
suite. Le roi prend place sous le dais, les deux cardinaux s'asseyent
au-dessous de lui, comme juges. La reine se place à quelque distance du
roi, les évêques se rangent sur chacun des côtés, en forme de
consistoire; au-dessous d'eux sont les secrétaires. Les lords se placent
à la suite des évêques._ LE CRIEUR _et le reste des personnages
présents se tiennent debout, selon leur rang, autour de la salle_.

WOLSEY.--Qu'on ordonne le silence, tandis qu'on fera lecture de la
commission de la cour de Rome.

LE ROI HENRI.--Qu'avons-nous besoin de cette lecture? Elle a déjà été
faite publiquement; et les deux parties ont également reconnu son
autorité; c'est une perte de temps que vous pouvez nous épargner.

WOLSEY.--A la bonne heure. (_Au secrétaire_.) Faites votre office.

LE SECRÉTAIRE, _au crieur_.--Dites à Henri, roi d'Angleterre, de venir à
cette cour, etc.

LE CRIEUR.--Henri, roi d'Angleterre, etc.

LE ROI HENRI.--Je suis présent.

LE SECRÉTAIRE.--Dites à Catherine, reine d'Angleterre, de venir à cette
cour.

LE CRIEUR.--Catherine, reine d'Angleterre, etc.

(La reine ne fait point de réponse; mais elle se lève de son siége,
traverse la cour, va au roi, et, se jetant à ses pieds, elle lui adresse
ce discours.)

CATHERINE.--Sire, je vous en conjure, rendez-moi justice, et
accordez-moi votre pitié; car je suis une femme bien malheureuse, et une
faible étrangère, née hors de votre empire, n'ayant ici aucun juge
désintéressé, ni aucune assurance d'une amitié impartiale et d'un
jugement équitable. Hélas! sire, en quoi vous ai-je offensé? Quel motif
de mécontentement a pu vous donner ma conduite, pour que vous procédiez
ainsi à me renvoyer, et que vous me retiriez vos bonnes grâces? Le Ciel
m'est témoin que j'ai été pour vous une épouse fidèle et soumise,
toujours prête à me conformer à votre volonté, toujours en crainte
d'exciter en vous le moindre déplaisir, docile à votre physionomie,
triste ou gaie, selon que je vous y voyais enclin. Quand est-il jamais
arrivé que j'aie contredit vos désirs, ou que je n'en aie pas fait les
miens? Quel est celui de vos amis que je ne me sois pas efforcée
d'aimer, même lorsque je savais qu'il était mon ennemi? et qui de mes
amis a conservé mon affection lorsqu'il s'était attiré votre colère, ou
même n'a pas reçu de moi des marques de mon éloignement? Sire, rappelez
à votre souvenir que j'ai été votre femme avec soumission, pendant plus
de vingt années, et que le Ciel m'a accordé la joie de vous donner
plusieurs enfants. Si, dans tout le cours de cette longue durée
d'années, vous pouvez citer et prouver quelque chose qui soit contraire
à mon honneur, au lien du mariage, à l'amour et au respect que je dois à
votre personne sacrée, au nom de Dieu, renvoyez-moi, et que le mépris le
plus ignominieux ferme la porte sur moi, et m'abandonne à la justice la
plus sévère. Souffrez que je vous le dise, sire: le roi votre père était
renommé pour un des princes les plus prudents, d'un esprit et d'un
jugement incomparables; Ferdinand, mon père, roi d'Espagne, passait
aussi pour le prince le plus sage qui eût rempli ce trône depuis bien
des années: on ne peut révoquer en doute qu'ils aient assemblé autour
d'eux, dans chaque royaume, un conseil éclairé, choisi dans chaque
royaume, qui a discuté cette affaire, et qui a jugé notre mariage
légitime: ainsi je vous conjure humblement, sire, de m'épargner, jusqu'à
ce que je puisse envoyer en Espagne consulter mes amis dont je vais
implorer les conseils. Si vous le refusez, au nom de Dieu, que votre
volonté s'accomplisse!

WOLSEY.--Vous avez devant vous, madame, et de votre choix, ces
respectables prélats, des hommes d'un savoir et d'une intégrité rares,
l'élite du pays, qui sont assemblés ici pour défendre votre cause. Il
est donc sans avantage pour vous de demander la prolongation de ce
procès, et je le dis autant pour votre repos que pour rectifier ce qui
trouble la conscience du roi.

CAMPEGGIO.--Ce que Sa Grâce vient de vous dire est sage et raisonnable;
ainsi, madame, il convient que cette session royale procède de suite, et
que, sans aucun délai, les moyens soient produits et entendus.

CATHERINE, _à Wolsey_.--Lord cardinal, c'est à vous que je parle.

WOLSEY.--A vos ordres, madame.

CATHERINE.--Cardinal, je suis prête à pleurer; mais dans l'idée que je
suis une reine (ou du moins j'ai rêvé longtemps que je l'étais) et dans
la certitude que je suis fille d'un roi, je veux changer mes larmes en
traits de flamme.

WOLSEY.--Veuillez être patiente.

CATHERINE.--Je le serai quand vous serez humble; mais non auparavant, ou
Dieu me punirait. Je crois, et j'ai de fortes raisons de le croire, que
vous êtes mon ennemi, et je réclame ici la loi pour vous récuser; vous
ne serez point mon juge; car c'est vous qui avez allumé ces charbons
entre mon seigneur et moi. Que la rosée de Dieu puisse les éteindre! Je
le répète de toute la force de mon âme, je vous déteste et récuse[8]
pour mon juge, vous qu'encore une fois je regarde comme mon plus cruel
ennemi, et que je ne crois nullement ami de la vérité.

[Note 8: C'est la formule de récusation: _Detestor et recuso_.]

WOLSEY.--Je déclare ici que ce discours est indigne de vous, madame, de
vous qui jusqu'ici ne vous êtes jamais écartée de la charité, et qui
avez toujours montré un caractère plein de douceur et une sagesse
supérieure aux facultés d'une femme. Madame, vous me faites injure; je
n'ai aucune haine contre vous, aucun sentiment injuste contre vous ni
contre personne; tout, ce que j'ai fait jusqu'ici, et tout ce que je
ferai dans la suite, a pour garantie une commission émanée du
consistoire, de tout le consistoire de Rome. Vous m'accusez d'avoir
soufflé les charbons: je le nie. Le roi est présent; s'il sait que mes
paroles contredisent ici mes actions, combien il lui est aisé de
confondre, et avec bien de la justice, ma fausseté! Oui, il le peut,
aussi bien que vous avez pu accuser ma véracité. S'il est convaincu que
je suis innocent de ce que vous m'imputez, il voit également que je ne
suis pas à l'abri de votre injustice. Ainsi il dépend de lui d'y
apporter remède, et le remède c'est d'éloigner ces pensées de votre
esprit; et avant que Sa Majesté se soit expliquée sur ce point, je vous
conjure, gracieuse dame, d'abjurer dans votre âme vos paroles et de n'y
rien ajouter de pareil.

CATHERINE.--Milord, milord, je suis une simple femme, beaucoup trop
faible pour lutter contre tous vos artifices; votre bouche est pleine de
douceur et d'humilité; vous étalez l'extérieur humble et doux qui
convient à vos fonctions et à votre ministère; mais votre coeur est
gonflé d'arrogance, de haine et d'orgueil; votre fortune et les bontés
de Sa Majesté vous ont fait agilement franchir les premiers degrés, et
aujourd'hui vous voilà monté à une hauteur où le pouvoir est à vos
ordres; vos paroles sont à votre service et secondent vos desseins,
selon l'emploi qu'il vous plaît de leur imposer. Je dois vous dire que
vous êtes beaucoup plus occupé de l'élévation de votre personne, que de
la grandeur de vos fonctions spirituelles; je persiste à vous refuser
pour mon juge, et ici en présence de vous tous, je fais mon appel au
pape; je veux porter ma cause entière devant Sa Sainteté et être jugée
par lui.

(Elle fait un salut au roi, et va pour sortir.)

CAMPEGGIO.--La reine est obstinée, rebelle à la justice; prompte à
l'accuser, elle dédaigne de se soumettre à sa décision; cette conduite
n'est pas louable: elle s'en va.

LE ROI HENRI.--Qu'on la rappelle.

LE CRIEUR.--Catherine, reine d'Angleterre, paraissez devant la cour.

GRIFFITH.--Madame, on vous somme de revenir.

CATHERINE.--Qu'avez-vous besoin d'y faire attention? Je vous prie,
songez à vos affaires, et quand on vous appellera, retournez. Que Dieu
veuille me secourir! Ils me vexent au point de me faire perdre
patience.--Je vous prie, avancez; je ne veux point rester. Non, et
jamais on ne me reverra une autre fois comparaître dans aucune de leurs
cours pour cette affaire.

(Sortent la reine, Griffith et le reste de sa suite.)

LE ROI HENRI.--Fais ce que tu voudras, Catherine.--S'il se trouve un
homme dans le monde entier qui ose avancer qu'il possède une meilleure
épouse, qu'il ne soit jamais cru en rien pour avoir avancé un mensonge
en ce point. Si tes rares qualités, ton aimable douceur, ton angélique
et céleste résignation, cet art d'une épouse d'obéir avec dignité, et
tes vertus souveraines et religieuses pouvaient parler et te peindre, tu
serais toi seule la reine de toutes les reines de la terre. Sa naissance
est illustre, et elle s'est toujours conduite à mon égard d'une manière
digne de sa haute noblesse.

WOLSEY.--Gracieux souverain, je requiers très-humblement Votre Majesté
de vouloir bien déclarer en présence de toute cette assemblée (car il
est juste que je sois dégagé au lieu même où j'ai été lié et dépouillé,
quoique je n'y reçoive pas une entière satisfaction), si jamais j'ai
entamé la proposition de cette affaire à Votre Majesté, ou jeté dans
votre chemin quelque scrupule qui pût vous amener à la mettre en
question, ou si jamais, autrement qu'avec des actions de grâces à Dieu
pour nous avoir donné une telle reine, je vous ai parlé d'elle et dit le
moindre mot qui pût porter préjudice à sa grandeur actuelle, ou faire
tort à sa vertueuse personne.

LE ROI HENRI.--Milord cardinal, je vous décharge du reproche; oui, sur
mon honneur, je vous en absous pleinement. Vous n'avez pas besoin d'être
averti que vous avez beaucoup d'ennemis qui ne savent pas pourquoi ils
le sont, mais qui, comme les roquets d'un village, aboient lorsqu'ils
entendent leurs camarades en faire autant; quelques-uns d'eux auront
irrité la reine contre vous. Vous voilà excusé; mais voulez-vous être
encore plus amplement justifié? J'ajouterai que vous avez toujours
souhaité qu'on assoupît cette affaire; jamais vous n'avez désiré qu'on
l'entreprît; et même souvent, et très-souvent, vous avez opposé des
obstacles à ses progrès.--C'est sur mon honneur que je dis ce qui en est
de milord cardinal sur cet article, et qu'ainsi je le lave de toute
imputation.--À présent, pour ce qui m'a porté à cette démarche, j'oserai
vous demander de me donner quelques moments et votre attention. Suivez
l'enchaînement des choses: voici comme cela est venu.--Faites bien
attention.--D'abord ma conscience a été atteinte d'une alarme, d'un
scrupule, d'une syndérèse, sur certains mots prononcés par l'évêque de
Bayonne, alors ambassadeur de France, qui avait été envoyé ici pour
traiter d'un mariage entre le duc d'Orléans et notre fille Marie.
Pendant la négociation de cette affaire, avant que rien fût résolu, il
demanda (je parle de l'évêque) un délai pendant lequel il pût avertir le
roi son maître de consulter si notre fille était légitime, étant sortie
de notre mariage actuel avec une douairière qui avait été l'épouse de
notre frère. Ce délai demandé ébranla l'intérieur de ma conscience avec
une force capable de la déchirer, et fit trembler toute la région de mon
coeur. Cette idée s'ouvrit ainsi une si large route, que, sous ses
auspices, une foule de considérations accumulées vint se presser dans
mon âme. D'abord je m'imaginai que le Ciel avait cessé de me sourire: il
avait ordonné à la nature que le sein de mon épouse, s'il venait à
concevoir de moi un enfant mâle, ne lui prêtât pas plus de vie que le
tombeau n'en donne aux morts. Ses enfants mâles étaient tous morts là où
ils avaient été conçus, ou peu de temps après avoir respiré l'air de ce
monde. Il me vint donc en pensée que c'était un jugement de Dieu sur
moi, et que mon royaume, qui mérite bien le plus digne héritier de
l'univers entier, ne devait pas obtenir de moi une pareille joie. Par
une suite toute naturelle, je considérai le danger où j'exposais mes
royaumes par ce défaut de lignée, et cette pensée me fit souffrir des
transes cruelles. Ainsi ballotté sur la mer orageuse de ma conscience,
je dirigeai ma marche vers ce remède dont l'objet nous rassemble ici en
ce jour: c'est-à-dire que je voulus éclairer ma conscience que je
sentais cruellement malade, et qui n'est pas bien guérie encore, en
demandant l'avis de tous les vénérables pères et des savants docteurs de
ce pays.--Et d'abord, j'eus une première conférence privée avec vous,
milord de Lincoln: vous vous souvenez de quel poids accablant j'étais
oppressé lorsque je commençai à vous en faire la première ouverture.

LINCOLN.--Je m'en souviens très-bien, mon souverain.

LE ROI HENRI.--J'ai parlé longtemps.--Veuillez dire vous-même jusqu'à
quel point vous avez éclairé mes doutes.

LINCOLN.--Avec le bon plaisir de Votre Majesté, la question me frappa
tellement au premier abord, à cause de son extrême importance, et de ses
dangereuses conséquences, que je confiai au doute mes plus hardis
conseils, et que je pressai Votre Majesté de prendre la marche que vous
suivez dans cette cour.

LE ROI HENRI.--Je m'adressai ensuite à vous, milord de Cantorbéry, et
j'obtins de vous la permission de faire cette convocation.--Je n'ai
laissé aucun des membres respectables de cette cour sans lui demander
son avis; et je procédai d'après votre consentement particulier à tous,
signé de votre main et scellé de votre sceau. Ainsi, allez en avant; car
je n'ai point été poussé à ceci par aucun dégoût contre la personne de
la bonne reine, mais par la force poignante des motifs que je viens
d'exposer. Prouvez que notre mariage est légitime, et sur notre vie, sur
notre dignité royale, nous sommes satisfaits d'achever le reste du cours
de notre vie mortelle avec elle, avec Catherine, notre reine, et nous la
préférons à la plus parfaite créature choisie entre toutes celles de la
terre.

CAMPEGGIO.--Avec la permission de Votre Majesté, la reine étant absente,
il est d'une indispensable convenance que nous ajournions cette cour à
un autre jour: et dans cet intervalle il faut faire à la reine une
sommation pressante de se désister de l'appel qu'elle se propose de
faire à Sa Sainteté.

(Les prélats se lèvent pour s'en aller.)

LE ROI HENRI, _à part_.--Il m'est aisé d'apercevoir que ces cardinaux me
jouent; j'abhorre ces lenteurs dilatoires et les détours de la politique
de Rome. O Cranmer, mon serviteur chéri et plein de lumières, reviens,
je t'en conjure. À mesure que tu te rapproches de moi, je le sens, la
consolation rentre dans mon âme. (_Haut_.) Rompez l'assemblée: je vous
l'ai dit, retirez-vous.

(Ils sortent tous dans l'ordre dans lequel ils sont entrés.)

FIN DU DEUXIÈME ACTE.




                           ACTE TROISIÈME




SCÈNE I

Le palais de Bridewell.--Une pièce des appartements de la reine.

LA REINE _et quelques-unes des femmes occupées à des ouvrages de leur
sexe_.


CATHERINE, _à une de ses femmes_.--Jeune fille, prends ton luth. Mon âme
se sent toujours plus accablée de ses ennuis: chante et dissipe-les, si
tu peux; quitte ton ouvrage.

CHANT.

/*
  Orphée avec son luth obligea les arbres
  Et les cimes des montagnes glacées
  À s'incliner lorsqu'il chantait.
  À ses accens, plantes et fleurs
  Ne cessaient d'éclore. Comme le soleil et les pluies,
Il donnait aux lieux qu'il habitait un éternel printemps.
  Toutes choses, en écoutant ses accords,
  Les vagues de la mer elles-mêmes,
  Penchaient leur tête, et s'arrêtaient autour de lui,
  Tant est grand le pouvoir de la douce musique.
  Elle tue les soucis; et les chagrins du coeur
  Expirent, ou s'assoupissent à sa voix.
*/

(Entre un gentilhomme.)

CATHERINE.--Qu'y a-t-il?

LE GENTILHOMME.--Sous le bon plaisir de Votre Majesté, les deux
vénérables cardinaux attendent dans la salle d'audience.

CATHERINE.--Veulent-ils me parler?

LE GENTILHOMME.--Ils m'ont chargé de vous l'annoncer, madame.

CATHERINE.--Priez Leurs Grâces d'entrer. (_L'officier sort_.) Quelle
affaire peuvent-ils avoir avec moi, pauvre et faible femme, tombée dans
la disgrâce? Maintenant que j'y pense, je n'aime point ces visites de
leur part. Ce devraient être des hommes honnêtes: leurs fonctions sont
respectables, mais le capuchon ne fait pas le moine.

(Entrent Wolsey et Campeggio.)

WOLSEY.--Que la paix soit avec Votre Majesté!

CATHERINE.--Vos Grâces me trouvent ici faisant la ménagère: je voudrais
en être une au risque de tout ce qui peut m'arriver de pis.--Que
désirez-vous de moi, mes vénérables seigneurs?

WOLSEY.--Veuillez, ma noble dame, passer dans votre cabinet particulier,
nous vous y exposerons le sujet de notre visite.

CATHERINE.--Dites-le-moi ici. Je n'ai rien fait encore, sur ma
conscience, qui m'oblige à rechercher les coins: et je voudrais que
toutes les autres femmes pussent en dire autant, d'une âme aussi libre
que je le fais! Milords, je ne crains point (et en cela je suis plus
heureuse que bien d'autres) que mes actions soient mises à l'épreuve de
toutes les langues, exposées à tous les yeux, que l'envie et la mauvaise
opinion des hommes exercent leur force contre elles, tant je suis
certaine que ma vie est pure! Si votre objet est de m'examiner dans ma
conduite d'épouse, déclarez-le hardiment. La vérité aime qu'on agisse
ouvertement.

WOLSEY.--_Tanta est erga te mentis integritas, regina serenissima...._

CATHERINE.--O mon bon seigneur, pas de latin: je n'ai pas été assez
paresseuse, depuis que je suis venue en Angleterre, pour n'avoir pas
appris la langue dans laquelle j'ai vécu. Une langue étrangère me rend
la manière dont on traite ma cause plus étrange, plus suspecte. De
grâce, expliquez-vous en anglais; il y a ici quelques personnes, qui,
pour l'amour de leur pauvre maîtresse, vous remercieront si vous dites
la vérité: croyez-moi, elle a été bien cruellement traitée! Lord
cardinal, le péché le plus volontaire que j'aie jamais commis peut
s'absoudre en anglais.

WOLSEY.--Noble dame, je suis fâché que mon intégrité et mon zèle pour
servir Sa Majesté et vous fassent naître en vous de si graves soupçons,
quand ils devraient produire la confiance. Nous ne venons point en
accusateurs entacher cet honneur que bénit la bouche de tous les gens de
bien, ni vous attirer traîtreusement aucun chagrin; vous n'en avez que
trop, vertueuse dame! Mais nous venons savoir à quelles dispositions
votre âme s'est arrêtés dans l'importante question qui s'est élevée
entre vous et le roi, vous donner, en hommes honnêtes et libres de tout
intérêt, notre opinion sincère, et les moyens consolants qui peuvent
appuyer votre cause.

CAMPEGGIO.--Ma très-honorée dame, milord d'York, suivant son noble
caractère, et guidé par le zèle et le respect qu'il a toujours portés à
Votre Grâce, oubliant, en homme de bien, la censure qui vous est
dernièrement échappée contre sa personne et sa véracité, et que vraiment
vous avez poussée trop loin, vous offre ainsi que moi, en signe de paix,
ses services et ses conseils.

CATHERINE, à _part_.--Pour me trahir!--(_Haut_.) Milords, je vous rends
grâces à tous deux de votre bonne volonté. Vous parlez comme des hommes
de bien; je prie Dieu que vous le soyez en effet. Mais en vérité je ne
sais comment, avec le peu d'esprit que je possède, donner sur-le-champ,
à des hommes de votre savoir et de votre gravité, une réponse sur un
point de cette importance, et qui intéresse de si près mon honneur (et
peut-être, je le crains, encore plus ma vie). J'étais à travailler avec
mes filles, et je ne songeais guère, Dieu le sait, ni à une pareille
visite ni à une pareille affaire. Au nom de ce que j'ai été (car je sens
déjà la dernière crise de ma grandeur), mes bons seigneurs, laissez-moi
du temps et le loisir de me procurer des avis, pour défendre ma cause:
hélas! je suis une femme, sans amis, sans espoir.

WOLSEY.--Madame, vous outragez par ces frayeurs la tendresse du roi:
vous avez beaucoup d'espérances et beaucoup d'amis.

CATHERINE.--Ce que j'en ai en Angleterre m'est de bien peu d'avantage.
Pouvez-vous penser, milords, qu'aucun Anglais ose me donner conseil? ou
s'il s'en trouvait quelqu'un qui fût assez insensé pour me servir
loyalement, pensez-vous, lorsqu'on saurait qu'il me soutient contre la
volonté de Sa Majesté, qu'il vécût longtemps sous sa domination? Non,
non, mes amis, ceux qui doivent par leurs conseils écarter mes
afflictions, ceux à qui doit s'attacher ma confiance, ne vivent point
ici; ils sont, ainsi que toutes mes autres consolations, loin d'ici,
dans mon pays, milords.

CAMPEGGIO.--Je voudrais que Votre Majesté voulût faire trêve à ses
chagrins et accepter mon conseil.

CATHERINE.--Quel conseil, milord?

CAMPEGGIO.--Remettez votre cause à la protection et à la bonté du roi.
Il vous aime, il est généreux: votre honneur et votre cause y
gagneraient beaucoup; car si vous la perdez devant la loi, vous vous
séparez de lui disgraciée.

WOLSEY.--Le cardinal vous parle avec sagesse.

CATHERINE.--Vous m'apprenez ce que vous souhaitez tous deux, ma ruine.
Est-ce là votre conseil chrétien?--Loin de moi, tous deux! Le ciel est
encore au-dessus de tout. Là siége un juge qu'aucun roi ne peut
corrompre.

CAMPEGGIO.--Votre colère vous trompe sur nos intentions.

CATHERINE.--La honte en est à vous. Je vous ai pris pour deux saints
personnages; oui, sur mon âme, deux vertus cardinales; mais vous êtes,
je le crains bien, des péchés cardinaux, et des coeurs faux. Par
l'honneur! amendez-vous, milords.--Sont-ce là vos consolations, le
cordial que vous apportez à une malheureuse femme, à une femme sans
secours au milieu de vous, raillée, outragée? Je ne vous souhaiterai pas
la moitié de mes misères: j'ai plus de charité: mais souvenez-vous que
je vous ai avertis: prenez garde, au nom du ciel, prenez garde qu'enfin
le poids de mes chagrins ne retombe tout à la fois sur vous.

WOLSEY.--Madame, c'est un vrai délire. Vous tournez à mal le bien que
nous vous offrons.

CATHERINE.--Et vous, vous me réduisez à rien. Malheur sur vous, et sur
tous les hypocrites tels que vous! Voudriez-vous (si vous aviez quelque
sentiment de justice, quelque pitié, si vous étiez autre chose que des
habits d'hommes d'église), voudriez-vous que je remisse ma faible cause
entre les mains de celui qui me hait? Hélas! il m'a déjà bannie de son
lit, et il y avait longtemps qu'il m'avait bannie de son coeur. Je suis
vieille, milords, et ne suis plus sa compagne que pour l'obéissance? Que
puis-je craindre de pis qu'un état si misérable? Étudiez-vous donc à me
faire un malheur qui l'égale.

CAMPEGGIO.--Vos craintes vont plus loin.

CATHERINE.--Ai-je donc (laissez-moi parler pour moi, puisque la vertu ne
trouve point d'ami), ai-je vécu si longtemps son épouse, son épouse
fidèle, et j'ose le dire sans vaine gloire, exempte du plus léger
soupçon! ai-je toujours accueilli le roi d'un coeur plein de tendresse!
l'ai-je, après le ciel, aimé plus que tout au monde! lui ai-je obéi sans
réserve! ai-je porté pour lui la tendresse jusqu'à la superstition,
oubliant presque mes prières pour le soin de lui complaire! et cela pour
m'en voir ainsi récompensée? Cela n'est pas bien, milords. Trouvez-moi
une femme toujours constante dans l'affection de son époux, une femme
qui n'ait jamais eu, même en songe, un plaisir qui ne fût pas le sien,
et au mérite de cette femme, lorsqu'elle aura fait tout ce qui est
possible, j'ajouterai encore une vertu.... une extrême patience.
                
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