William Shakespear

Henri VIII
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WOLSEY.--Madame, vous vous écartez du but avantageux que nous vous
proposons.

CATHERINE.--Milord, je n'ose me rendre coupable du crime d'abandonner
volontairement le noble titre auquel m'a unie votre maître; la mort
seule pourra me séparer de ma dignité.

WOLSEY.--Je vous prie, écoutez-moi.

CATHERINE.--Plût au ciel que mes pas n'eussent jamais foulé cette terre
anglaise, que je n'eusse jamais éprouvé les flatteries qui y voient le
jour! Vous avez des visages d'anges; mais le ciel connaît vos coeurs.
Que vais-je maintenant devenir, infortunée que je suis? Je suis la femme
la plus malheureuse qu'il y ait au monde. _(A ses femmes.)_ Hélas! mes
pauvres amies, quel est votre sort maintenant, naufragées sur un royaume
où je ne trouve ni pitié, ni ami, ni espoir, aucun parent qui pleure sur
moi, où l'on m'accorde à peine un tombeau, où, comme la tige du lis, qui
fleurissait jadis reine de la prairie, je vais pencher la tête et
mourir?

WOLSEY.--Si Votre Grâce voulait seulement se laisser persuader que nos
vues sont honnêtes, vous trouveriez plus de consolation. Pourquoi
voudrions-nous, vertueuse dame, vous faire tort dans cette affaire? à
quelle fin? Hélas! nos places et le caractère de notre état, tout
repousse cette idée. Nous sommes destinés à guérir de tels chagrins et
non à les faire naître. Au nom de la vertu, considérez ce que vous
faites; combien vous vous nuisez à vous-même et vous exposez à vous voir
séparée tout à fait du roi par cette conduite. Le coeur des rois caresse
l'obéissance tant ils en sont amoureux! mais ils se soulèvent contre les
esprits opiniâtres et se montrent terribles comme la tempête. Je sais
que vous avez un doux et noble caractère, une âme égale comme le calme;
je vous en conjure, daignez nous croire ce que nous faisons profession
d'être, des médiateurs de paix, vos amis et vos serviteurs.

CAMPEGGIO.--Madame, vous l'éprouverez. Vous faites tort à vos vertus par
ces craintes d'une faible femme. Une âme noble, telle que vous a été
donnée la vôtre, rejette toujours loin d'elle de pareilles défiances,
comme une monnaie trompeuse. Le roi vous aime; prenez bien garde de
perdre cet avantage. Quant à nous, s'il vous plaît de vous confier à nos
soins dans cette affaire, nous sommes prêts à déployer tous nos efforts
pour votre service.

CATHERINE.--Faites ce que vous jugerez à propos, milords, et je vous en
supplie, pardonnez-moi si je ne me suis pas conduite comme je l'aurais
dû. Vous le savez, je suis une femme dépourvue de l'esprit nécessaire
pour faire une réponse convenable à des hommes tels que vous. Je vous
prie, portez mes hommages à Sa Majesté, il a encore mon coeur, et il
aura mes prières, tant que ma vie m'appartiendra. Venez, vénérables
prélats, gratifiez-moi de vos avis, elle vous les demande aujourd'hui
celle qui ne songeait guère, lorsqu'elle mit les pieds dans cette cour,
qu'elle dût un jour payer si cher ses grandeurs!

(Ils sortent.)




SCÈNE II

Une antichambre de l'appartement du roi.

_Entrent_ LE DUC DE NORFOLK, LE DUC DE SUFFOLK, LE COMTE DE SURREY ET LE
LORD CHAMBELLAN.


NORFOLK.--Si vous voulez maintenant unir vos plaintes, et les presser
avec constance, il est impossible que le cardinal y résiste; mais si
vous négligez l'occasion que vous offrent les circonstances, je ne
réponds pas que vous ne subissiez de nouvelles disgrâces, ajoutées à
celles qui vous oppriment déjà.

SURREY.--J'accueille avec joie la plus légère occasion que je puisse
rencontrer de me venger de lui, en mémoire du duc, mon beau-père[9].

[Note 9: Shakspeare a fait dans cette scène un double emploi du même
personnage. Le duc de Surrey, gendre du duc de Buckingham, était à cette
époque duc de Norfolk. Son père, le duc de Norfolk, que l'on voit
paraître au commencement de la pièce, était mort en 1525, quatre ans
avant la chute du cardinal.]

SUFFOLK.--Quel est celui des pairs qui ait échappé à ses affronts, ou du
moins à la plus étrange négligence? Quand a-t-il respecté en personne,
si ce n'est en lui-même, le caractère de la dignité?

LE CHAMBELLAN.--Milords, vous parlez à votre gré; ce qu'il mérite de
vous et de moi, je le sais; mais que nous puissions faire quelque chose
contre lui, quoique ce moment-ci nous en offre l'occasion, j'en doute
beaucoup. Si vous ne pouvez pas lui fermer l'accès auprès du roi, ne
tentez jamais de l'attaquer; car il y a, dans sa langue, un charme
infernal qui maîtrise le roi.

NORFOLK.--Oh! cessez de le craindre, son charme est détruit. Le roi a
trouvé contre lui des faits qui ont gâté pour jamais le miel de son
langage. Non, il est enfoncé dans la disgrâce de manière à ne s'en
relever jamais.

SURREY.--Duc, ce serait une joie pour moi d'entendre le récit de ces
nouvelles une fois par heure!

NORFOLK.--Croyez-moi, elles sont certaines. Ses doubles intrigues, dans
l'affaire du divorce, sont découvertes; et il s'y montre sous l'aspect
que je pourrais souhaiter à mon ennemi.

SURREY.--Et comment ses pratiques sont-elles parvenues à la lumière?

SUFFOLK.--De la manière la plus étrange.

SURREY.--Oh! comment, comment?

SUFFOLK.--La lettre que le cardinal écrivait au pape s'est égarée; elle
est venue sous les yeux du roi, qui y a lu comment le cardinal
persuadait à Sa Sainteté de suspendre le jugement du divorce. «S'il
avait lieu, disait-il, je m'aperçois que mon roi a le coeur pris d'amour
pour une créature de la reine, lady Anne Boulen.»

SURREY.--Le roi a lu cela?

SUFFOLK.--Vous pouvez en être sûr.

SURREY.--Cela fera-t-il son effet?

LE CHAMBELLAN.--Le roi voit par quelle marche couverte et ondoyante il
se dirige vers son but particulier; mais, dans ce point, toutes ses
mesures ont échoué, et il apporte le remède après la mort du malade. Le
roi a déjà épousé cette belle.

SURREY.--Je voudrais bien que cela fût vrai.

SUFFOLK.--Puisse, milord, l'accomplissement de ce souhait faire votre
bonheur; car je puis vous assurer que la chose est ainsi.

SURREY.--Oh! que toute ma joie accompagne cette union!

SUFFOLK.--Je lui dis _amen_.

NORFOLK.--Tout le monde en fait autant.

SUFFOLK.--Les ordres sont donnés pour son couronnement; mais cette
nouvelle est bien jeune encore, et il n'est pas besoin de la raconter à
toutes les oreilles.--Mais en vérité, milords, c'est une charmante
créature, et parfaite d'âme et de figure. Je me persuade que le Ciel,
par son moyen, fera tomber sur ce pays quelque bienfait dont il
célébrera la mémoire.

SURREY.--Mais le roi digérera-t-il la lettre du cardinal? Le Ciel nous
en préserve!

SUFFOLK.--Je dis encore _amen_. Non, non, d'autres guêpes qui
bourdonnent encore devant son visage ne lui feront que mieux sentir la
piqûre de celle-ci. Le cardinal Campeggio est reparti furtivement pour
Rome: il n'a pris congé de personne; il a laissé l'affaire du roi toute
démanchée, et il s'est mis en route comme agent de notre cardinal pour
appuyer toute son intrigue. Je sais certainement qu'à cette nouvelle le
roi a crié, ah!

LE CHAMBELLAN.--Dieu veuille l'irriter de plus en plus, et lui faire
crier, ah! encore plus fort.

NORFOLK.--Mais, milord, quand revient Cranmer?

SUFFOLK.--Il est de retour, dans les mêmes opinions qui, ainsi que
celles de presque tous les collèges célèbres de la chrétienté, ont
tranquillisé le roi sur son divorce. Je crois que ce second mariage ne
tardera pas à être déclaré, et que le couronnement suivra de près.
Catherine n'aura plus le titre de reine, mais celui de princesse
douairière, veuve du prince Arthur.

NORFOLK.--Ce Cranmer est un digne homme, et il s'est donné beaucoup de
peine dans l'affaire du roi.

SUFFOLK.--Beaucoup: aussi, pour sa récompense, nous le verrons
archevêque.

NORFOLK.--C'est ce que j'ai ouï dire.

SUFFOLK.--Oui, n'en doutez pas. Le cardinal....

(Entre Wolsey et Cromwell.)

NORFOLK, _aux autres lords_.--Observez-le, observez-le: il a de
l'humeur.

WOLSEY. Le paquet, Cromwell, l'avez-vous donné au roi?

CROMWELL.--Remis entre ses mains, dans sa chambre à coucher.

WOLSEY.--A-t-il jeté les yeux sur ce qu'il contenait?

CROMWELL.--Il l'a ouvert sur-le-champ; et le premier papier qui s'est
trouvé sous sa main, il l'a lu de l'air le plus sérieux: l'attention
était peinte dans toute sa contenance, et il m'a chargé de vous dire de
l'attendre ici ce matin.

WOLSEY.--Est-il prêt à sortir.

CROMWELL.--Je crois qu'il va sortir dans l'instant.

WOLSEY.--Laisse-moi un moment. (_Cromwell sort_.) Ce sera la duchesse
d'Alençon, la soeur du roi de France: il faut qu'il l'épouse.--Anne
Boulen? non, je ne veux point d'Anne Boulen pour lui. Il y a ici quelque
chose de plus qu'un beau visage. Boulen! non, point de Boulen.--Je
voudrais bien recevoir promptement des nouvelles de Rome.--La marquise
de Pembroke!

NORFOLK.--Il est mécontent.

SUFFOLK.--Peut-être sait-il que le roi aiguise sa vengeance contre lui.

SURREY.--Qu'elle s'aiguise assez, mon Dieu, pour faire justice!

WOLSEY.--Une fille d'honneur de la dernière reine, la fille d'un
chevalier, être la maîtresse de sa maîtresse, la reine de la
reine!--Cette chandelle n'éclaire pas bien; il faut la moucher, et en
même temps nous l'éteindrons.--Que m'importe qu'elle soit vertueuse et
pleine de mérite? Je la connais aussi pour une luthérienne acharnée, et
il ne serait pas salutaire pour nos intérêts qu'elle reposât sur le sein
de notre roi, déjà difficile à gouverner. Et voilà encore un hérétique,
un archi-hérétique qui s'élève, Cranmer, un homme qui s'est insinué dans
la faveur du roi, et qui est aujourd'hui son oracle.

NORFOLK.--Quelque idée le tourmente.

SURREY.--Je voudrais que ce fût une idée qui fût capable d'user la
fibre, la maîtresse corde de son coeur.

(Entrent le roi, lisant un papier, et Lovel.)

SUFFOLK.--Le roi, le roi.

LE ROI HENRI.--Quel amas de richesses il a accumulées pour son lot! Et
quels flots de dépense semblent s'écouler continuellement à chaque heure
de ses mains! Par la fortune! comment a-t-il pu amasser tout cela? Ah!
c'est vous, milords. Avez-vous vu le cardinal?

NORFOLK.--Seigneur, nous étions là à l'observer: il y a quelque étrange
commotion dans son cerveau; il mord ses lèvres, tressaille; puis il
s'arrête tout à coup, regarde la terre, et ensuite porte son doigt à son
front. Un moment après il se met à marcher précipitamment, puis s'arrête
encore, se frappe violemment le sein, et aussitôt adresse ses regards à
la lune: nous l'avons vu prendre les postures les plus étranges.

LE ROI HENRI.--Cela pourrait être: il y a du trouble dans son âme.--Ce
matin il m'a envoyé des papiers d'État que je lui avais demandés à lire.
Et savez-vous ce que j'y ai trouvé? Sur ma conscience, c'est bien par
inadvertance qu'il l'y avait mis. J'y ai trouvé un état qui contenait le
détail de son argenterie, de son trésor, des riches étoffes et
ameublements de sa maison; et je trouve que cela monte à un excès de
faste qui passe de beaucoup les bornes de la fortune d'un sujet[10].

[Note 10: Cette aventure des papiers livrés au roi par mégarde est
une pure invention du poëte qui a transporté au cardinal Wolsey ce qui
arriva à l'évêque de Durham, à l'égard de ce même cardinal Wolsey.
Thomas Ruthall, évêque de Durham, membre du conseil privé de Henri VIII,
fut chargé par ce prince de lui établir un compte rendu de l'état du
royaume. L'évêque ayant fait ce travail, fit relier le volume qui le
contenait de la même manière qu'un autre volume où il avait exposé très
en détail le compte de sa propre fortune. Le roi lui ayant fait demander
le compte dont il l'avait chargé, le cardinal l'envoya chercher dans sa
bibliothèque par son secrétaire qui se trompa, et donna l'un pour
l'autre: le cardinal, aussitôt qu'il se fut aperçu de la méprise, porta
le livre au roi, lui insinuant que, lorsqu'il aurait besoin d'argent, il
avait un trésor tout trouvé dans les coffres de l'évêque. Celui-ci,
apprenant ce qui lui était arrivé, en conçut un tel chagrin qu'il mourut
peu de temps après.

Le poëte a encore enchéri sur ce fait, et ajouté dans le paquet remis au
roi par inadvertance, une lettre de Wolsey au pape.]

NORFOLK.--C'est un coup du ciel: quelque esprit aura mis ce papier dans
le paquet pour vous faire la grâce de le placer sous vos yeux.

LE ROI HENRI.--Si nous pouvions croire que ses méditations s'élèvent
au-dessus de la terre et sont fixées sur quelque objet spirituel, je le
laisserais plongé dans ses rêveries; mais j'ai bien peur que ses pensées
ne rampent bien au-dessous du firmament, et qu'elles ne méritent pas une
contemplation aussi sérieuse.

(Il s'assied, et parle bas à Lovel, qui va ensuite aborder Wolsey.)

WOLSEY.--Que le Ciel me pardonne.--(_Il s'avance vers le roi_.) Que Dieu
favorise Votre Majesté!

LE ROI HENRI.--Mon bon lord, vous êtes plein des choses du ciel, et
c'est dans votre âme que réside l'inventaire de vos plus grands trésors.
C'étaient eux sans doute que vous étiez là occupé à passer en revue: à
peine pouvez-vous prendre sur vos soins spirituels un moment de loisir
pour tenir vos comptes temporels. Sûrement dans ceux ci, je vous crois
un assez mauvais économe, et je suis bien aise que vous me ressembliez
sur ce point.

WOLSEY.--Sire, j'ai distribué mon temps de la sorte; une partie pour les
saints offices de mon ministère, une autre pour vaquer à la part que
j'ai dans les affaires de l'État: la nature réclame aussi ses heures
pour sa conservation; et moi, son faible enfant, comme les mortels mes
frères, je suis forcé de me prêter à ses besoins.

LE ROI HENRI.--Vous avez parlé à merveille.

WOLSEY.--Et je souhaite que Votre Majesté, comme j'espère lui en donner
occasion, fasse toujours marcher pour moi le bien faire avec le bien
dire.

LE ROI HENRI.--C'est encore bien dit; et c'est en effet une sorte de
bonne action que de bien dire. Cependant les paroles ne sont pas les
actions. Mon père vous aimait, il me disait qu'il vous aimait, et il
confirmait sa parole par ses actions en votre faveur. Depuis que je
possède ma dignité, je vous ai tenu tout près de mon coeur: je ne me
suis pas contente de vous placer dans les emplois dont vous pouviez
retirer de grands profits, mais j'ai même pris sur mes revenus actuels
pour verser sur vous mes bienfaits.

WOLSEY, _à part_.--Où peut tendre ce discours?

SURREY, _à part_.--Dieu fasse prospérer ce début.

LE ROI HENRI.--N'ai-je pas fait de vous le premier homme de l'État? Je
vous prie, dites-moi, si ce que j'avance ici vous paraît vrai, et, si
vous en convenez, dites-moi alors si vous devez m'être attaché ou non.
Que répondez-vous?

WOLSEY.--Mon souverain, je confesse que vos grâces royales, répandues
sur moi chaque jour, ont été au delà de ce que j'en pouvais payer par
mes efforts les plus assidus; cela aurait surpassé les forces de
l'homme. Mes efforts, quoique toujours restés bien au-dessous de mes
désirs, ont égalé toute l'étendue de mes facultés. Je n'ai de vues
personnelles que celles qui peuvent tendre au bien de votre auguste
personne, et à l'avantage de l'État. Quant aux grandes faveurs que vous
avez accumulées sur moi, pauvre indigne que je suis, je ne puis vous
rendre en retour que d'humbles actions de grâces, et mes prières au ciel
pour vous, et ma loyale fidélité, qui a toujours augmenté et qui ne fera
que croître de jour en jour, jusqu'à ce que l'hiver de la mort vienne la
glacer.

LE ROI HENRI.--Très-bien répondu. C'est par là que s'illustre un sujet
loyal et soumis; l'honneur de son attachement en est la récompense,
comme l'infamie, s'il le trahit, en est la punition. Je présume que
comme ma main s'est libéralement ouverte pour vous, que mon coeur vous a
prodigué son affection, que ma puissance a fait pleuvoir les honneurs
sur votre tête, plus que sur aucun autre de mes sujets, en retour vos
mains, votre coeur, votre intelligence, et toutes les facultés de votre
âme, devraient, indépendamment du devoir d'un sujet, m'appartenir à moi,
votre ami, par un sentiment particulier, plus qu'à un autre.

WOLSEY.--Je proteste ici que j'ai toujours travaillé pour les intérêts
de Votre Majesté, beaucoup plus que pour les miens; voilà ce que je
suis, ce que j'ai été et ce que je serai, quand tous les autres
briseraient les liens du devoir qui les attachent à vous, et qu'ils le
rejetteraient de leur coeur; quand les dangers m'environneraient, aussi
nombreux que la pensée peut les imaginer, et m'apparaîtraient sous les
formes les plus effrayantes; alors, de même qu'un rocher affronte la
fureur des flots, mon devoir briserait les vagues de ce courant furieux,
et conserverait inébranlable mon attachement pour vous.

LE ROI HENRI.--C'est parler avec noblesse.--Retenez bien, milords, qu'il
a un coeur loyal: vous venez de le voir s'ouvrir devant
vous.--(_Remettant, à Wolsey les papiers qu'il tenait dans sa main_.)
Lisez ceci, et ensuite ceci: puis vous irez déjeuner avec tout ce qu'il
vous restera d'appétit.

(Le roi sort, en lançant un regard de courroux sur le cardinal.--Les
lords se pressent sur ses pas et le suivent, en se parlant tout bas et
en souriant.)

WOLSEY.--Que signifie ceci? d'où vient ce courroux inattendu? Comment me
le suis-je attiré? Il m'a quitté avec un regard menaçant, comme si ma
ruine s'élançait de ses yeux. Tel est le regard que lance le lion
furieux sur le chasseur téméraire qui l'a irrité, puis il
l'anéantit.--Il faut que je lise ce papier qui m'apprendra, je le crains
bien, le sujet de sa colère.--Oh! c'est cela, ce papier m'a
perdu!--Voilà l'état de tout cet amas de richesses que j'ai amoncelées
pour mes vues, pour gagner la papauté, et pour soudoyer mes amis dans
Rome. O négligence qui n'était permise qu'à un imbécile! Quel démon
ennemi m'a fait mêler cet important secret au paquet que j'envoyais au
roi?--N'y a-t-il donc point de remède à cette imprudence? Nul expédient
nouveau pour lui retirer cette pensée de la tête? Je vois bien qu'elle
l'émeut violemment.--Cependant je sais un moyen qui, bien employé, peut,
en dépit de la fortune, me tirer encore d'affaire.--Quel est cet autre
papier?--(_Il lit l'adresse.) Au pape_. Quoi! sur ma vie, la lettre que
j'adressais à Sa Sainteté, et où je lui faisais part de toute l'affaire!
Puisqu'il en est ainsi, adieu. J'ai atteint le faîte de mes grandeurs,
et, de ce plein midi de ma gloire, je me précipite maintenant vers mon
déclin: je tomberai, comme une brillante exhalaison du soir, et personne
ne me reverra plus.

(Rentrent les ducs de Norfolk et de Suffolk, le comte de Surrey et le
lord chambellan.)

NORFOLK.--Cardinal, écoutez les ordres du roi; il vous commande de
remettre sur-le-champ dans nos mains le grand sceau, et de vous retirer
dans le château d'Esher, appartenant à l'évêché de Winchester, jusqu'à
ce que Sa Majesté vous fasse savoir ses intentions.

WOLSEY.--Un instant: où est votre commission, milords? Des paroles ne
peuvent avoir une si grande autorité.

SUFFOLK.--Qui osera les contredire, lorsqu'elles portent la volonté
expresse du roi émanée de sa propre bouche.

WOLSEY.--Jusqu'à ce qu'on me montre quelque chose de plus que vos
paroles, et la volonté que vous avez de satisfaire votre haine, sachez,
lords officieux, que j'ose et dois m'y refuser. Je vois maintenant de
quel ignoble élément vous êtes pétris, c'est l'envie. Avec quelle ardeur
vous poursuivez ma disgrâce, comme pour vous en repaître! Comme on vous
trouve coulants et faciles sur tout ce qui peut amener ma ruine! Suivez
le cours de vos envieux projets, hommes de malice; le christianisme vous
y autorise, et nul doute que vous ne receviez en son temps une juste
récompense. Ce sceau que vous me redemandez avec tant de violence, le
roi, mon maître et le vôtre, me l'a donné de sa propre main; il m'a
ordonné d'en jouir, ainsi que de la place et des honneurs qui y sont
attachés, pendant la durée de ma vie, et pour m'assurer la possession de
ses bontés, il les a confirmées par des lettres patentes. Maintenant qui
me les ôtera?

SURREY.--Le roi qui vous les a données.

WOLSEY.--Il faut donc que ce soit lui-même.

SURREY.--Prêtre, tu es un traître bien orgueilleux.

WOLSEY.--Orgueilleux lord, tu mens. Il n'y a pas quarante heures encore,
que Surrey aurait moins tremblé de brûler sa langue, que de me parler
ainsi.

SURREY.--Vice écarlate, c'est ton ambition qui a enlevé de cette terre
gémissante le noble Buckingham, mon beau-père; les têtes de tous tes
confrères cardinaux avec la tienne, attachées ensemble, et tout ce que
tu as de meilleur, ne valaient pas un cheveu de la sienne. Malédiction
sur votre politique! Vous m'avez envoyé vivre en Irlande, loin des lieux
où j'aurais pu venir à son secours, loin du roi, loin de tous ceux qui
pouvaient obtenir sa grâce du crime que tu lui as imputé; tandis que
votre grande bonté par une pieuse compassion se hâtait de l'absoudre
avec la hache.

WOLSEY.--Ma réponse à ce reproche et à tout ce que ce lord babillard
peut inventer contre ma réputation, c'est que rien n'est plus faux. La
loi a rendu au duc la justice qu'il méritait. Son noble jury, et la
noirceur de son crime témoignent assez combien, dans l'affaire qui lui a
coûté la vie, j'étais innocent de toute haine particulière contre lui.
Si j'aimais les longs discours, lord, je vous dirais que vous avez aussi
peu d'honnêteté que d'honneur, et qu'en fait de loyauté et de fidélité
envers le roi, toujours mon royal maître, j'oserais défier un homme plus
solide que ne peuvent l'être et Surrey et tous ceux qui partagent ses
folies.

SURREY.--Par mon âme! prêtre, votre longue robe vous protège: sans quoi
vous sentiriez le fer de mon épée dans la source de votre vie.--Milords,
pouvez-vous endurer tant d'arrogance? et de la part d'un tel homme? Si
nous nous conduisons avec cette molle faiblesse, et que nous nous
laissions surmener par un manteau d'écarlate, adieu la noblesse; en ce
cas, que Sa Grâce poursuive, et nous fasse de son chapeau rouge un
épouvantail comme pour les alouettes.

WOLSEY.--Toute bonté devient poison pour toi.

SURREY.--Oui, la bonté qui glane et amasse dans vos mains toutes les
richesses du royaume en un seul monceau, par d'odieuses extorsions, la
bonté qui vous fait écrire au pape contre le roi cette lettre
interceptée dans votre paquet, votre bonté, puisque vous me provoquez,
sera mise dans tout son jour.--Milord de Norfolk, si vous êtes vraiment
noble, si vous aimez le bien public, les prérogatives de notre noblesse
méprisée, et de nos enfants, qui, s'ils vivent, se verront à peine de
simples gentilshommes, produisez à la lumière la somme énorme de ses
péchés, le recueil des articles de sa vie.--Je veux vous faire trembler
plus que la cloche du saint sacrement lorsqu'elle vient à passer tandis
que votre brune maîtresse est dans vos bras à vous caresser, lord
cardinal.

WOLSEY.--Combien, à ce qu'il me semble, je pourrais mépriser cet homme,
si je n'étais retenu par le devoir de la charité!

NORFOLK.--Ce recueil, milord, est dans les mains du roi: ce que nous en
savons, c'est qu'il est bien odieux.

WOLSEY.--Mon innocence n'en sortira que plus pure et plus éclatante
lorsque le roi connaîtra ma fidélité.

SURREY.--Cela ne vous sauvera pas.... Ah! grâce à ma mémoire, je me
rappelle encore quelques-uns des articles et ils seront produits.
Maintenant si vous êtes capable de rougir et de vous dire coupable,
cardinal, vous nous montrerez du moins quelque reste d'honnêteté.

WOLSEY.--Dites, monsieur: j'ose braver toutes vos imputations. Si je
rougis, c'est de voir un noble choquer toutes les bienséances.

SURREY.--Il vaut mieux manquer de politesse et conserver sa
tête.--Répondez à cette attaque. D'abord sans le consentement et à
l'insu du roi, vous êtes parvenu à vous faire nommer légat, et vous avez
abusé de ce pouvoir, pour mutiler la juridiction de tous les évêques.

NORFOLK.--Ensuite, dans toutes les lettres que vous avez écrites à Rome
et aux princes étrangers, vous employez toujours cette formule: _ego et
rex meus_, en sorte que vous représentiez le roi comme votre serviteur.

SUFFOLK.--Ensuite, à l'insu du roi et du conseil, lorsque vous êtes allé
en qualité d'ambassadeur vers l'empereur, vous avez eu l'audace de
porter en Flandre le grand sceau.

SURREY.--_Item_. Vous avez envoyé d'amples pouvoirs à Grégoire de
Cassalis pour conclure, sans l'aveu du roi, ou l'autorisation de l'État,
une ligue entre Sa Majesté et Ferrare.

SUFFOLK.--Par pure ambition, vous avez fait frapper l'empreinte de votre
chapeau de cardinal sur la monnaie du roi.

SURREY.--Vous avez fait passer à Rome des sommes innombrables (quant à
savoir comment vous les avez acquises, c'est un soin que je laisse à
votre conscience), pour soudoyer Rome, et vous aplanir les chemins aux
dignités, à la ruine entière du royaume. Il y a bien d'autres faits
encore dont je ne souillerai pas ma bouche, parce qu'ils sont relatifs à
vous et odieux.

LE CHAMBELLAN.--Ah! milord, ne poussez pas trop durement un homme qui
tombe; c'est vertu de l'épargner. Ses fautes sont soumises aux lois, que
ce soit elles et non pas vous qui le punissent. Mon coeur gémit de le
voir réduit à si peu de chose, de si grand qu'il était.

SURREY.--Je lui pardonne.

SUFFOLK.--Lord cardinal, comme tous les actes que vous avez faits
dernièrement dans ce royaume, en vertu des pouvoirs de légat, se
trouvent dans le cas d'un _præmunire_, l'intention du roi est encore
qu'on sollicite contre vous un acte qui confisque tous vos biens, vos
terres, vos domaines, vos châteaux, tout ce qui vous appartient, et vous
mette hors de la protection du roi. Telle est ma charge.

NORFOLK.--Et, sur ce, nous vous laissons à vos méditations sur les
moyens de vivre mieux à l'avenir. Quant à votre refus obstiné de nous
remettre le grand sceau, le roi en sera instruit, et sans doute il vous
en remerciera; et ainsi, adieu, mon bon petit lord cardinal.

(Ils sortent tous, excepté Wolsey.)

WOLSEY, _seul_.--Et ainsi, adieu à la petite bonne volonté que vous me
portez: adieu, long adieu à toutes mes grandeurs! Voilà la destinée de
l'homme: aujourd'hui pointent en lui les tendres feuilles de
l'espérance; demain les fleurs, dont les touffes épaisses le couvrent de
leur parure rougissante: le troisième matin survient une gelée, une
gelée meurtrière, qui, au moment où dans sa simple bonhomie il croit ses
grandeurs en pleine marche vers la maturité, le dessèche jusqu'à la
racine; alors il tombe comme je le fais.--Comme ces enfants étourdis qui
nagent soutenus sur des vessies enflées, je me suis aventuré, pendant
une longue suite d'étés, sur un océan de gloire, j'ai été trop loin. A
la fin, mon orgueil, gonflé outre mesure, s'est dérobé sous moi, et il
me laisse maintenant, fatigué et vieilli dans les travaux, à la merci
d'un courant impétueux qui va m'engloutir pour jamais, vaine pompe et
gloire de ce monde, je vous hais! Je sens mon coeur nouvellement ouvert.
Oh! qu'il est misérable le pauvre malheureux qui dépend de la faveur des
rois! Entre ce sourire auquel nous aspirons, ce doux regard d'un
monarque et le coup dont ils nous précipitent, il y a plus de transes et
d'angoisses que n'en cause la guerre et que n'en éprouvent les femmes;
et lorsqu'il tombe, il tombe comme Lucifer pour ne plus espérer jamais.
(_Cromwell entre d'un air consterné_.) Eh bien, Cromwell, qu'y a-t-il?

CROMWELL.--Je n'ai pas la force de parler, milord.

WOLSEY.--Quoi! confondu à la vue de mes infortunes? Ton courage doit-il
donc s'étonner de la chute d'un homme puissant? Ah! si vous pleurez, je
suis déchu en effet.

CROMWELL.--Comment se trouve Votre Grâce?

WOLSEY.--Moi? bien. Jamais je n'ai été si véritablement heureux, mon bon
Cromwell. Je me connais à présent moi-même, et je sens au dedans de moi
une paix au-dessus de toutes les dignités terrestres, une conscience
calme et tranquille. Le roi m'a guéri: j'en remercie humblement Sa
Majesté; il a, par pitié, ôté de dessus ces épaules, colonnes ruinées,
un poids capable de faire submerger une flotte, ma trop grande
élévation. Oh! c'est un fardeau, Cromwell, un fardeau trop pesant pour
un homme qui espère le ciel!

CROMWELL.--Je suis bien aise de voir que Votre Grâce ait fait un si bon
usage de tout ceci.

WOLSEY.--J'espère que j'en ai fait bon usage. Je pourrais maintenant, ce
me semble, au courage que je sens dans mon âme, supporter plus de
misères encore, et de beaucoup plus grandes misères que le lâche coeur
de mes ennemis ne peut oser m'en faire subir.--Quelles nouvelles dans le
monde?

CROMWELL.--La plus importante et la plus fâcheuse, c'est votre disgrâce
auprès du roi.

WOLSEY.--Dieu le conserve!

CROMWELL.--La seconde, c'est que sir Thomas More est choisi lord
chancelier à votre place.

WOLSEY.--Cela est un peu précipité.--Mais c'est un homme instruit.
Puisse-t-il jouir longtemps de la faveur de Sa Majesté, et rendre la
justice pour l'honneur de la vérité et le repos de sa conscience, afin
que, lorsqu'il aura terminé sa course et qu'il s'endormira dans le sein
des félicités, ses cendres soient honorées d'un monument des larmes des
orphelins! Que dit-on encore?

CROMWELL.--Que Cranmer est de retour; il a été très-bien reçu, et il est
installé lord archevêque de Cantorbéry.

WOLSEY.--Voilà des nouvelles en effet!

CROMWELL.--La dernière, c'est que lady Anne, que le roi a depuis
longtemps épousée en secret, a été vue aujourd'hui publiquement avec
tous les honneurs de reine, et l'on ne parle à présent que de son
couronnement prochain.

WOLSEY.--C'est là le poids qui a précipité ma chute. Oh! Cromwell! le
roi m'a entièrement abandonné: en cette femme seule est allée se perdre
toute ma gloire: le soleil n'annoncera plus ma puissance, et ne dorera
plus de sa lumière la noble foule qui s'empressait pour attendre mes
sourires.--Va, quitte-moi, Cromwell; je ne suis plus qu'un pauvre
disgracié, et indigne à présent d'être ton protecteur et ton maître. Va
trouver le roi (je prie le ciel que cet astre ne s'éclipse jamais!), je
lui ai dit qui tu es, et combien tu es fidèle; il t'avancera. Un reste
de souvenir de moi l'engagera (je connais son généreux naturel) à ne pas
laisser périr aussi tes services si pleins d'espérances. Bon Cromwell,
ne le néglige point: tires-en parti et pourvois à ta sûreté à venir.

CROMWELL.--Ah! milord, faut-il donc que je vous quitte? Faut-il que
j'abandonne un si bon, si généreux et si noble maître? Soyez témoins,
vous tous qui n'avez pas un coeur de fer, avec quelle douleur Cromwell
se sépare de son maître. Le roi aura mes services; mais mes prières
seront à jamais, oui, à jamais pour vous.

WOLSEY.--Cromwell, je ne croyais pas que tous mes malheurs pussent
m'arracher une larme; mais tu m'as forcé, par ton honnête fidélité, à
sentir la faiblesse d'une femme. Essuyons nos yeux; et écoute encore
ceci, Cromwell: lorsque je serai oublié, comme je vais l'être, et
qu'endormi sous un marbre froid et insensible, il ne sera plus mention
de moi dans ce monde, dis que je t'ai donné une utile leçon; dis que
Wolsey, qui marcha jadis dans les sentiers brillants de la gloire, qui
sonda toutes les profondeurs, tous les écueils des dignités, t'a
découvert, dans son naufrage, un chemin pour t'élever, une route sûre et
infaillible, quoiqu'il l'ait manquée pour lui-même. Remarque seulement
ma chute, et ce qui a causé ma ruine. Cromwell, je te le recommande,
repousse loin de toi l'ambition. C'est par ce pêché que tombèrent les
anges; comment donc l'homme, image de son Créateur, peut-il espérer de
prospérer par elle? Sois le dernier dans ta propre affection: chéris les
coeurs qui te haïssent. La corruption ne profite pas plus que
l'honnêteté. Porte toujours la paix dans ta main droite pour faire taire
les langues envieuses: sois juste, et ne crains rien. N'aie pour but
dans toutes tes actions, que ton pays, ton Dieu et la vérité. Et alors
si tu tombes, ô Cromwell, tu tomberas en bienheureux martyr. Sers le
roi; et je t'en prie, rentre avec moi: viens faire un inventaire de tout
ce que je possède jusqu'à la dernière obole; tout cela est au roi: ma
robe et la pureté de ma foi sont maintenant tout ce que j'ose dire à
moi. O Cromwell, Cromwell, si j'avais servi mon Dieu seulement avec la
moitié autant de zèle que j'ai servi mon roi, il ne m'aurait pas, dans
ma vieillesse, exposé nu à la fureur de mes ennemis!

CROMWELL.--Mon bon seigneur, ayez patience.

WOLSEY.--J'en ai aussi. Adieu, espérances de cour: mes espérances
habitent dans le ciel.

(Ils sortent.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.




                           ACTE QUATRIÈME




SCÈNE I

Une rue du quartier de Westminster.

DEUX BOURGEOIS _entrent chacun de leur côté_.


PREMIER BOURGEOIS.--Je suis bien aise de vous rencontrer encore ici.

SECOND BOURGEOIS.--Et je m'en félicite aussi.

PREMIER BOURGEOIS.--Vous venez pour prendre votre place et voir passer
lady Anne au retour de son couronnement?

SECOND BOURGEOIS.--C'est là tout mon objet. A notre dernière entrevue,
c'était le duc de Buckingham qui revenait de son jugement.

PREMIER BOURGEOIS.--Cela est vrai; mais alors c'était un jour de deuil:
aujourd'hui c'est un jour d'allégresse publique.

SECOND BOURGEOIS.--Oui, les citoyens de Londres, je n'en doute pas,
auront déployé toute l'étendue de leur attachement pour leurs rois.
Pourvu que leurs droits soient respectés, ils s'empressent toujours de
célébrer un pareil jour par des spectacles, de pompeuses décorations, et
autres démonstrations de respect.

PREMIER BOURGEOIS.--Jamais on n'en vit de si brillantes, et jamais, je
peux vous assurer, de mieux placées.

SECOND BOURGEOIS.--Oserai-je vous demander ce que contient ce papier que
vous tenez là?

PREMIER BOURGEOIS.--Oui; c'est la liste de ceux qui font valoir les
privilèges de leurs charges en ce jour, d'après le cérémonial du
couronnement. Le duc de Suffolk est à la tête, et réclame les fonctions
de grand maître de la maison du roi; ensuite le duc de Norfolk, qui
prétend à celles de grand maréchal: vous pouvez lire les autres.

(Il lui offre la liste.)

SECOND BOURGEOIS, _le remerciant_.--Je vous rends grâces; si je n'étais
pas au fait de ces cérémonies, votre liste m'aurait été fort utile. Mais
dites-moi, de grâce, que devient Catherine, la princesse douairière?
Comment vont ses affaires?

PREMIER BOURGEOIS.--Je peux vous l'apprendre. L'archevêque de
Cantorbéry, accompagné de plusieurs savants et vénérables prélats de son
rang, a tenu dernièrement une cour à Dunstable, à six milles d'Ampthill,
où était la princesse; elle fut citée plusieurs fois à cette cour, mais
elle n'y comparut point: bref, pour défaut de comparution et par suite
des scrupules qu'avait dernièrement conçus le roi, le divorce entre elle
et lui a été prononcé sur l'avis de la plus grande partie de ces savants
personnages, et ce premier mariage déclaré nul. Depuis le jugement, elle
a été transférée à Kimbolton où elle est actuellement, et malade.

SECOND BOURGEOIS.--Hélas! vertueuse dame! _(Fanfares.)_--Mais j'entends
les trompettes. Serrons-nous: la reine va passer.

ORDRE DU CORTÈGE.

1° Deux juges.

2° Le lord chancelier, devant lequel on porte la bourse et la masse.

3° Un choeur de chanteurs.

4° Le maire de Londres, portant la masse. Ensuite le héraut Garter, vêtu
de sa cotte d'armes, et portant sur sa tête une couronne de cuivre doré.

5° Le marquis de Dorset, portant un sceptre d'or, et sur sa tête une
demi-couronne d'or. Avec lui marche le comte de Surrey, portant la
baguette d'argent avec la colombe, et couronné d'une couronne de comte,
avec les colliers de l'ordre des chevaliers.

6° Le duc de Suffolk, dans sa robe de cérémonie, sa couronne ducale sur
la tête, et une longue baguette blanche à la main, en qualité de grand
maître. Avec lui marche de front le duc de Norfolk, avec la baguette de
grand maréchal, et la couronne ducale sur la tête, et les colliers de
l'ordre des chevaliers.

7° Ensuite paraît un dais porté par quatre des barons des cinq ports.
Sous ce dais marche la reine, parée des ornements de la royauté, la
couronne sur la tête, et les cheveux ornés de perles précieuses. A ses
côtés, sont les évêques de Londres et de Winchester.

8° La vieille duchesse de Norfolk, avec une petite couronne d'or,
travaillée en fleurs, conduisant le cortège de la reine.

9° Différentes dames et comtesses, avec de simples petits cercles d'or
sans fleurs.

SECOND BOURGEOIS.--Un cortège vraiment royal, sur ma parole!--Je connais
ceux-ci.--Mais quel est celui qui porte le sceptre?

PREMIER BOURGEOIS.--Le marquis de Dorset; et l'autre, le comte de Surrey
avec la baguette d'argent.

SECOND BOURGEOIS.--Un brave et hardi gentilhomme.--Celui-là doit être le
duc de Suffolk?

PREMIER BOURGEOIS.--C'est lui-même: le grand maître.

SECOND BOURGEOIS.--Et celui-ci milord de Norfolk?

PREMIER BOURGEOIS.--Oui.

SECOND BOURGEOIS.--Que Dieu te comble de ses bénédictions! Tu as la plus
aimable figure que j'aie jamais vue.--Sur mon âme, c'est un ange. Notre
roi peut se vanter de posséder tous les trésors de l'Inde, et bien plus
encore quand il embrasse cette dame: je ne puis blâmer sa conscience.

PREMIER BOURGEOIS.--Ceux qui portent le dais d'honneur au-dessus d'elle
sont quatre barons des cinq ports.

SECOND BOURGEOIS.--Ils sont bien heureux, ainsi que tous ceux qui sont
près d'elle.--J'imagine que celle qui conduit le cortège est cette noble
dame, la vieille duchesse de Norfolk?

PREMIER BOURGEOIS.--C'est elle: et toutes les autres sont des comtesses.

SECOND BOURGEOIS.--Leurs petites couronnes l'annoncent.--Ce sont des
étoiles et quelquefois des étoiles tombantes.

PREMIER BOURGEOIS.--Laissons cela. _(La procession disparaît au son
d'une bruyante fanfare_.--_Entre un troisième bourgeois.)_ Dieu vous
garde, monsieur; où vous êtes-vous fourré?

TROISIÈME BOURGEOIS.--Parmi la foule, dans l'abbaye; on n'y aurait pas
glissé un doigt de plus: je suis suffoqué des épaisses exhalaisons de
leur joie.

SECOND BOURGEOIS.--Vous avez donc vu la cérémonie?

TROISIÈME BOURGEOIS.--Oui, je l'ai vue.

PREMIER BOURGEOIS.--Comment était-elle?

TROISIÈME BOURGEOIS.--Très-digne d'être vue.

SECOND BOURGEOIS.--Racontez-la nous, mon cher monsieur.

TROISIÈME BOURGEOIS.--Je le ferai de mon mieux. Ces flots brillants de
seigneurs et de dames ayant conduit la reine au siége qui lui était
préparé se sont ensuite écartés à quelque distance d'elle; la reine est
demeurée assise pour se reposer une demi-heure environ, sur un riche et
magnifique trône, offrant toutes les grâces de sa personne aux libres
regards du peuple. Oh! croyez-moi, c'est la plus belle femme qui soit
jamais entrée dans le lit d'un homme! Lorsqu'elle a paru ainsi en plein
aux regards du public, il s'est élevé un bruit tel que celui des
cordages à la mer par une violente tempête, tout aussi fort, et composé
d'autant de tons divers: les chapeaux, les manteaux, et, je crois, les
habits aussi ont volé en l'air; et si leurs visages n'avaient pas tenu,
ils les auraient aussi perdus aujourd'hui. Jamais je n'ai vu tant
d'allégresse. Des femmes grosses, et qui n'en ont pas pour la moitié
d'une semaine, comme les béliers dont les anciens se servaient à la
guerre, frappaient la foule de leur ventre et faisaient tout chanceler
devant elles; pas un homme n'eût pu dire: celle-ci est ma femme; tant on
était étrangement agencé les uns avec les autres comme un seul morceau.

SECOND BOURGEOIS.--Mais, je vous prie, que s'est-il passé ensuite?

TROISIÈME BOURGEOIS.--À la fin, Sa Grâce s'est levée, et d'un pas
modeste elle s'est avancée vers l'autel; là elle s'est mise à genoux,
et, comme une sainte, elle a levé ses beaux yeux vers le ciel, et a prié
dévotement. Ensuite elle s'est relevée et a fait une inclination au
peuple. C'est alors qu'elle a reçu de l'archevêque de Cantorbéry tous
les signes qui consacrent une reine, comme l'huile sainte, la couronne
d'Édouard le Confesseur, la baguette et l'oiseau de paix, et tous les
autres attributs noblement déposés sur elle: les cérémonies achevées, le
choeur, composé des plus célèbres musiciens du royaume, a chanté le _Te
Deum_. Alors elle est sortie de l'église, et elle est revenue dans la
même pompe à York-place, où se donne la fête.

PREMIER BOURGEOIS.--Vous ne devez plus nommer ce palais York-place,
depuis la chute du cardinal il a perdu ce nom; il appartient au roi, et
s'appelle désormais White-Hall.

TROISIÈME BOURGEOIS.--Je le sais: mais le changement est si nouveau que
l'ancien nom est encore tout frais dans ma mémoire.

SECOND BOURGEOIS.--Quels étaient les deux vénérables évêques qui
marchaient à côté de la reine?

TROISIÈME BOURGEOIS.--Stokesly et Gardiner: celui-ci évêque de
Winchester (siége où il a été tout récemment élevé, de secrétaire du roi
qu'il était): l'autre évêque de Londres.

SECOND BOURGEOIS.--Celui de Winchester ne passe pas pour être trop ami
de l'archevêque, du vertueux Cranmer.

TROISIÈME BOURGEOIS.--Tout le monde sait cela: cependant la brouillerie
n'est pas considérable: et si elle s'envenimait, Cranmer trouverait un
ami qui ne l'abandonnerait pas au besoin.

SECOND BOURGEOIS.--Qui, s'il vous plaît?

TROISIÈME BOURGEOIS.--Thomas Cromwell. Un homme singulièrement estimé du
roi, et vraiment un digne et fidèle ami. Le roi l'a fait grand maître
des joyaux de la couronne, et il est déjà membre du conseil privé.

SECOND BOURGEOIS.--Son mérite le mènera plus loin encore.

TROISIÈME BOURGEOIS.--Oh! sûrement; cela n'est pas douteux.--Allons,
messieurs, venez avec moi; je vais au palais, et vous y serez mes hôtes.
J'y ai quelque crédit; et, chemin faisant, je vous raconterai d'autres
détails.

PREMIER ET SECOND BOURGEOIS _ensemble_.--Nous sommes à vos ordres,
monsieur.

(Ils sortent.)




SCÈNE II

A Kimbolton.

_Entre_ CATHERINE _reine douairière, malade et soutenue par_ GRIFFITH ET
PATIENCE.


GRIFFITH.--Comment se trouve Sa Grâce?

CATHERINE.--O Griffith, malade à mort! Mes jambes, comme des branches
surchargées, ploient vers la terre, pressées de déposer leur fardeau.
Avancez un siége.--Comme cela. A présent, il me semble que je me sens un
peu plus à mon aise.--Ne m'as-tu pas dit, Griffith, en me conduisant,
que ce puissant fils de la fortune, le cardinal Wolsey, était mort?

GRIFFITH.--Oui, madame. Mais je crois que Votre Grâce souffre trop en ce
moment pour m'écouter.

CATHERINE.--Je t'en prie, bon Griffith, raconte-moi comment il est mort.
S'il a fait une bonne fin, il m'a heureusement précédée pour me servir
d'exemple.

GRIFFITH.--Le bruit public est qu'il a fait une bonne fin, madame.--Car
lorsque le grand comte de Northumberland l'eut arrêté à York, et voulut
l'amener pour être interrogé comme un homme violemment prévenu, il tomba
malade subitement, et son mal devint si violent qu'il ne pouvait rester
assis sur sa mule.

CATHERINE.--Hélas, le pauvre homme!

GRIFFITH.--Enfin, à petites journées il arriva à Leicester, et logea
dans l'abbaye, où le révérend père abbé avec tous ses religieux le reçut
honorablement. Le cardinal lui adressa ces paroles: _O père abbé, un
vieillard brisé par les orages de la cour vient déposer parmi vous ses
membres fatigués: accordez-lui par charité un peu de terre_. Il se mit
au lit, où sa maladie fit des progrès si violents que, la troisième nuit
après son arrivée, vers huit heures, qu'il avait prédit lui-même devoir
être sa dernière heure, plein de repentir, plongé dans de continuelles
méditations, au milieu des larmes et des soupirs, il rendit au monde ses
dignités, au ciel son âme bienheureuse, et s'endormit dans la paix.

CATHERINE.--Qu'il y repose doucement, et que ses fautes lui soient
légères!--Cependant permets-moi, Griffith, de dire ce que j'en pense, et
pourtant sans blesser la charité.--C'était un homme d'un orgueil sans
bornes, toujours voulant marcher l'égal des princes; un homme qui, par
son despotisme, a enchaîné tout le royaume. La simonie lui paraissait
légitime, sa propre opinion était sa loi, il vous niait en face la
vérité, et fut toujours double dans ses paroles comme dans ses desseins.
Jamais il ne montrait de pitié que lorsqu'il méditait votre ruine; ses
promesses étaient ce qu'il était alors, riches et puissantes; mais
l'exécution était ce qu'il est aujourd'hui, néant. Il usait mal de son
corps et donnait au clergé un mauvais exemple.

GRIFFITH.--Ma noble dame, le mal que font les hommes vit sur l'airain;
nous traçons leurs vertus sur l'onde. Votre Altesse me permettrait-elle
de dire à mon tour le bien qu'il y avait en lui?

CATHERINE.--Oui, cher Griffith. Autrement je serais méchante.

GRIFFITH.--Ce cardinal, quoique issu d'une humble tige, fut cependant
incontestablement formé pour parvenir aux grandes dignités. A peine
sorti du berceau, c'était déjà un savant mûr et judicieux. Il était
singulièrement éclairé, d'une éloquence persuasive. Hautain et dur pour
ceux qui ne l'aimaient pas, mais doux comme l'été à ceux qui le
recherchaient. Et s'il ne pouvait se rassasier d'acquérir des richesses
(ce qui fut un péché), en revanche, madame, il était, à les répandre,
d'une générosité de prince. Portez éternellement témoignage pour lui,
vous deux, fils jumeaux de la science, qu'il a élevée on vous, Ipswich
et Oxford, dont l'un est tombé avec lui ne voulant pas survivre au
bienfaiteur à qui il devait sa naissance, et l'autre, quoique imparfait
encore, est cependant déjà si célèbre, si excellent dans la science, et
si rapide dans ses progrès continuels, que la chrétienté ne cessera d'en
proclamer le mérite.--Sa ruine lui a amassé des trésors de bonheur, car
ce n'est qu'alors qu'il s'est senti et connu lui-même, et qu'il a
compris combien étaient heureux les petits; et pour couronner sa
vieillesse d'une gloire plus grande que celle que les hommes peuvent
donner, il est mort dans la crainte de Dieu.

CATHERINE.--Après ma mort, je ne veux pas d'autre héraut, d'autre
narrateur des actions de ma vie, pour garantir mon honneur de la
calomnie, qu'un historien aussi honnête que Griffith. Celui que j'avais
le plus haï vivant, tu as su, par ta religieuse candeur et par ta
modération, me le faire honorer dans sa cendre. Que la paix soit avec
lui!--Patience, tiens-toi près de moi.--Place-moi plus bas: je n'ai pas
encore longtemps à te fatiguer.--Bon Griffith, dis aux musiciens de me
jouer cet air mélancolique que j'ai nommé ma cloche funèbre, tandis
qu'assise ici, je méditerai sur l'harmonie des célestes concerts, où je
vais bientôt me rendre.

(On joue une musique lente et mélancolique.)

GRIFFITH.--Elle s'est endormie. Bonne fille, asseyons-nous et restons
tranquilles, de crainte de la réveiller.--Doucement, chère Patience.

UNE VISION.

On voit entrer en procession l'un après l'autre, et d'un pas léger, six
personnages vêtus de robes blanches, portant sur leur tête des
guirlandes de lauriers, des masques d'or sur leurs visages, avec des
branches de laurier ou de palmier dans les mains. D'abord ils
s'approchent de la reine et la saluent, ensuite ils dansent. Et, dans
certaines figures, les deux premiers tiennent une guirlande suspendue
sur sa tête, pendant que les quatre autres lui font de respectueux
saluts. Ensuite les deux premiers, qui tenaient la guirlande, la passent
aux deux qui les suivent, et qui commencent la même cérémonie: enfin la
guirlande passe aux deux derniers, qui répètent la chose. Et alors on
voit la reine, comme dans une inspiration, donner dans son sommeil
plusieurs signes de joie, et lever ses mains vers le ciel. Ensuite les
esprits disparaissent en dansant et emportant la guirlande avec eux. La
musique continue.

LA REINE, _en s'éveillant_.--Esprits de paix, où êtes-vous? Êtes-vous
tous évanouis, et me délaissez-vous ici dans cette vie de misères?

GRIFFITH.--Madame, nous sommes ici.

CATHERINE.--Ce n'est pas vous que j'appelle. N'avez-vous vu entrer
personne depuis que je me suis assoupie?

GRIFFITH.--Personne, madame.

CATHERINE.--Non? Quoi! vous n'avez pas vu, dans l'instant même, une
troupe d'esprits célestes m'inviter à un banquet? Leurs faces,
brillantes comme le soleil, jetaient sur moi mille rayons. Ils m'ont
promis le bonheur éternel, et m'ont présenté des couronnes, que je ne me
sens pas digne encore de porter, Griffith, mais je le deviendrai; oui,
assurément.

GRIFFITH.--Je me réjouis beaucoup, madame, de voir votre imagination
remplie de songes si agréables.

CATHERINE.--Dis à la musique de cesser: ses sons me deviennent fatigants
et pénibles.

(La musique cesse.)

PATIENCE, _à Griffith_.--Remarquez-vous comme Sa Grâce a changé tout à
coup; comme sa figure s'est allongée; comme elle est devenue pâle et
froide comme la terre? Regardez ses yeux.

GRIFFITH.--Elle s'en va, ma fille: prions, prions.

PATIENCE.--Que le ciel l'assiste!

(Entre un messager.)

LE MESSAGER.--Sous le bon plaisir de Votre Grâce....

CATHERINE.--Vous êtes bien insolent. Ne méritons nous pas plus de
respect[11]?

[Note 11: Il avait négligé de mettre le genou en terre, selon
l'usage, en abordant les rois et reines d'Angleterre.]

GRIFFITH.--Vous êtes blâmable, sachant qu'elle ne veut rien perdre de
son ancienne grandeur, de lui manquer d'égards à ce point. Allez vous
mettre à genoux.

LE MESSAGER.--J'implore humblement le pardon de Votre Altesse; c'est
l'empressement qui m'a fait manquer au respect. Un gentilhomme, venant
de la part du roi pour vous voir, est là qui attend.
                
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