William Shakespear

Henri VIII
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CATHERINE.--Faites-le entrer, Griffith: mais, pour cet homme, que je ne
le revoie jamais. (_Griffith sort avec le messager, et rentre avec
Capucius_.) Si la faiblesse de ma vue ne me trompe pas, vous devez être
l'ambassadeur de l'empereur, mon royal neveu, et votre nom est Capucius?

CAPUCIUS.--Lui-même, madame, et votre serviteur.

CATHERINE.--Ah! seigneur, les temps et les titres sont étrangement
changés pour moi, depuis que vous m'avez connue pour la première fois!
Mais, je vous prie, que désirez-vous de moi?

CAPUCIUS.--Noble dame, d'abord de rendre mes devoirs à Votre Grâce;
ensuite, le roi a désiré que je vinsse vous voir: il est sensiblement
affligé de l'affaiblissement de votre santé; il me charge de vous porter
ses royales assurances d'attachement, et vous prie instamment de ne pas
vous laisser abattre.

CATHERINE.--O mon bon seigneur! ces consolations viennent trop tard;
c'est comme la grâce après l'exécution. Ce doux remède, s'il m'eût été
donné à temps, m'eût guérie; mais à présent je suis hors de la puissance
de toute consolation, si ce n'est celle des prières.--Comment se porte
Sa Majesté?

CAPUCIUS.--Bien, madame.

CATHERINE.--Puisse-t-il continuer de même... et régner florissant,
lorsque j'habiterai avec les vers, et que mon pauvre nom sera banni du
royaume!--Patience, cette lettre que je vous avais chargée d'écrire
est-elle envoyée?

PATIENCE.--Non, madame.

(Patience remet la lettre à Catherine.)

CATHERINE.--Monsieur, je vous prie humblement de remettre cette lettre
au roi, mon seigneur.

CAPUCIUS.--Très-volontiers, madame.

CATHERINE.--J'y recommande à sa bonté l'image de nos chastes amours, sa
jeune fille. Que la rosée du ciel tombe sur elle, abondante en
bénédiction! Je le prie de lui donner une vertueuse éducation. Elle est
jeune, et d'un caractère noble et modeste: j'espère qu'elle saura bien
mériter; je lui demande de l'aimer un peu en considération de sa mère,
qui l'a aimé, lui, le ciel sait avec quelle tendresse! Ensuite ma
seconde et humble prière est que Sa Majesté prenne quelque pitié de mes
femmes désolées, qui ont si longtemps et si fidèlement suivi mes
fortunes diverses: il n'y en a pas une seule parmi elles, je puis le
déclarer (et je ne voudrais pas mentir à cet instant), qui par sa vertu
et par la beauté de son âme, par l'honneur et la décence de sa conduite,
ne puisse prétendre à un bon et honnête mari, fût-ce un noble; et
sûrement ceux qui les auront pour épouses seront des maris heureux.--Ma
dernière prière est pour mes domestiques.--Ils sont bien pauvres; mais
la pauvreté n'a pu les détacher de moi.--Qu'ils aient leurs gages
exactement payés, et quelque chose de plus pour se souvenir de moi. S'il
avait plu au ciel de m'accorder une plus longue vie et quelques moyens
de les récompenser, nous ne nous serions pas séparés ainsi.--Mon bon
seigneur, au nom de ce que vous aimez le mieux dans ce monde, et si vous
désirez chrétiennement le repos des âmes trépassées, soyez l'ami de ces
pauvres gens, et pressez le roi de me rendre cette dernière justice.

CAPUCIUS.--Par le ciel, je le ferai, ou puisse-je n'être plus considéré
comme un homme!

CATHERINE.--Je vous remercie, honnête seigneur. Rappelez-moi en toute
humilité à Sa Majesté; dites-lui que ses longs déplaisirs vont
s'éloigner de ce monde. Dites-lui que je l'ai béni à l'instant de ma
mort, car je le ferai.--Mes yeux s'obscurcissent... Adieu,
seigneur.--Griffith, adieu.--Non, pas à vous, Patience, vous ne devez
pas me quitter encore.--Conduisez-moi à mon lit.--Appelez d'autres
femmes.--Quand je serai morte, chère fille, ayez soin que je sois
traitée avec honneur; couvrez-moi de fleurs virginales, afin que
l'univers sache que je fus une chaste épouse jusqu'à mon tombeau: qu'on
m'y dépose après m'avoir embaumée. Quoique dépouillée du titre de reine,
cependant qu'on m'enterre comme une reine et la fille d'un roi. Je n'en
peux plus...

(Ils sortent tous conduisant Catherine.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.




                             ACTE CINQUIÈME




SCÈNE I

Une galerie du palais.

GARDINER, _évêque de Winchester, paraît précédé d'un_ PAGE _qui porte un
flambeau. Il est rencontré par_ SIR THOMAS LOVEL.


GARDINER.--Il est une heure, page; n'est-ce pas?

LE PAGE.--Elle vient de sonner.

GARDINER.--Ces heures appartiennent à nos besoins et non à nos plaisirs.
C'est le temps de réparer la nature par un repos rafraîchissant, et il
n'est pas fait pour qu'on le perde à des inutilités.--Ah! bonne nuit,
sir Thomas. Où allez-vous si tard?

LOVEL.--Venez-vous de chez le roi, milord?

GARDINER.--Oui, sir Thomas, et je l'ai laissé jouant à la prime avec le
duc de Suffolk.

LOVEL.--Il faut que je me rende aussi auprès de lui, avant son coucher.
Je prends congé de vous.

GARDINER.--Pas encore, sir Thomas Lovel. De quoi s'agit-il? Vous
paraissez bien pressé? S'il n'y a rien là qui vous déplaise trop fort,
dites à votre ami un mot de l'affaire qui vous tient éveillé si tard.
Les affaires qui se promènent la nuit (comme on dit que font les
esprits) ont quelque chose de plus inquiétant que celles qui se
dépêchent à la clarté du jour.

LOVEL.--Milord, je vous aime et j'ose confier à votre oreille un secret
beaucoup plus important que l'affaire qui m'occupe en ce moment. La
reine est en travail, et, à ce que l'on dit, dans un extrême danger: on
craint qu'elle ne meure en accouchant.

GARDINER.--Je fais des voeux sincères pour le fruit qu'elle va mettre au
monde: puisse-t-il vivre et avoir d'heureux jours! mais pour l'arbre,
sir Thomas, je voudrais qu'il fût déjà mangé des vers.

LOVEL.--Je crois que je pourrais bien vous répondre _amen_. Et cependant
ma conscience me dit que c'est une bonne créature, et qu'une jolie femme
mérite de nous des voeux plus favorables.

GARDINER.--Ah! monsieur, monsieur!..--Écoutez-moi, sir Thomas. Vous êtes
dans nos principes; je vous connais pour un homme sage et religieux:
permettez-moi de vous dire que jamais cela n'ira bien.... Cela n'ira
jamais bien, sir Thomas Lovel, retenez cela de moi, que Cranmer,
Cromwell, les deux bras de cette femme, et elle, ne soient endormis dans
leurs tombeaux.

LOVEL.--Savez-vous que vous parlez là des deux plus éminents personnages
du royaume? Car Cromwell, outre la charge de grand maître des joyaux de
la couronne, vient d'être fait garde des rôles de la chancellerie et
secrétaire du roi, il est sur le chemin, et dans l'attente encore de
plus grandes dignités que le temps accumulera sur sa tête. L'archevêque
est la main et l'organe du roi. Qui osera proférer une syllabe contre
lui?

GARDINER.--Oui, oui, sir Thomas, il s'en trouvera qui l'oseront; et
moi-même, je me suis hasardé à déclarer ce que je pense de lui;
aujourd'hui même, je puis vous le dire, je crois être parvenu à
échauffer les lords du conseil. Je sais, et ils le savent aussi, que
c'est un archi-hérétique, une peste qui infecte le pays, et ils se sont
déterminés à en parler au roi, qui a si bien prêté l'oreille à notre
plainte que, daignant prendre en considération dans sa royale
prévoyance, les affreux périls que nous avons mis devant ses yeux, il a
donné ordre qu'il fût cité demain matin devant le conseil assemblé.
C'est une plante venimeuse, sir Thomas, et il faut que nous la
déracinions. Mais je vous retiens trop longtemps loin de vos affaires.
Bonne nuit, sir Thomas.

LOVEL.--Mille bonnes nuits, milord! Je reste votre serviteur.

(Sortent Gardiner et son page.)

(Lovel va pour sortir, le roi entre avec le duc de Suffolk.)

LE ROI HENRI.--- Charles, je ne joue plus cette nuit: mon esprit n'est
point au jeu, vous êtes trop fort pour moi.

SUFFOLK.--Sire, jamais je ne vous ai gagné avant ce soir.

LE ROI HENRI.--Ou fort peu, Charles, et vous ne me gagnerez pas quand
mon attention sera à mon jeu.--Eh bien, Lovel, quelles nouvelles de la
reine?

LOVEL.--Je n'ai pu lui remettre moi-même le message dont vous m'avez
chargé: mais je me suis acquitté de votre message par une de ses femmes,
qui m'a rapporté les remercîments de la reine, dans les termes les plus
humbles; elle demande ardemment à Votre Majesté de prier pour elle.

LE ROI HENRI.--Que dis-tu? Ah! de prier pour elle? Quoi, est-elle dans
les douleurs?

LOVEL.--Sa dame d'honneur me l'a dit, et m'a ajouté qu'elle souffrait
tellement, que chaque douleur était presque une mort.

LE ROI HENRI.--Hélas, chère femme!

SUFFOLK.--Que Dieu la délivre heureusement de son fardeau et par un
travail facile, pour gratifier Votre Majesté du présent d'un héritier!

LE ROI HENRI.--Il est minuit: Charles, va chercher ton lit, je te prie;
et dans tes prières souviens-toi de l'état de la pauvre reine.
Laisse-moi seul, car cette pensée qui va m'occuper n'aimerait pas la
compagnie.

SUFFOLK.--Je souhaite à Votre Majesté une bonne nuit, et je n'oublierai
pas ma bonne maîtresse dans mes prières.

LE ROI HENRI.--Bonne nuit, Charles. _(Suffolk sort. Entre sir Antoine
Denny_.) Eh bien, que voulez-vous?

DENNY.--Sire, j'ai amené milord archevêque, comme vous me l'avez
commandé.

LE ROI HENRI.--Ah! de Cantorbéry?

DENNY.--Oui, mon bon seigneur.

LE ROI HENRI.--Cela est vrai.--Où est-il, Denny?

DENNY.--Il attend les ordres de Votre Majesté.

LE ROI HENRI.--Va: qu'il vienne.

(Denny sort.)

LOVEL, _à part_.--Il s'agit sûrement de l'affaire dont l'évêque m'a
parlé: je suis venu ici fort à propos.

(Rentre Denny avec Cranmer.)

LE ROI HENRI.--Videz la galerie. (_A Lovel qui a l'air de vouloir
rester_.) Eh bien, ne vous l'ai-je pas dit? Allons, sortez: qu'est-ce
donc?

(Lovel et Denny sortent.)

CRANMER.--Je suis dans la crainte.--Pourquoi ces regards sombres? Il a
son air terrible.--Tout ne va pas bien.

LE ROI HENRI.--Eh bien, milord, vous êtes curieux de savoir pourquoi je
vous ai envoyé chercher?

CRANMER.--C'est mon devoir d'être aux ordres de Votre Majesté.

LE ROI HENRI.--Je vous prie, levez-vous, mon cher et honnête lord de
Cantorbéry. Venez, il faut que nous fassions un tour ensemble: j'ai des
nouvelles à vous apprendre. Allons, venez: donnez-moi votre main.--Ah!
mon cher lord, j'ai de la douleur de ce que j'ai à vous dire, et je suis
sincèrement affecté d'avoir à vous faire connaître ce qui va s'ensuivre.
J'ai dernièrement, et bien malgré moi, entendu beaucoup de plaintes
graves; oui, milord, des plaintes très graves contre vous: après examen,
elles nous ont déterminé, nous et notre conseil, à vous faire
comparaître ce matin devant nous. Et je sais que vous ne pouvez vous
disculper assez complètement, pour que, durant la procédure à laquelle
donneront lieu ces charges sur lesquelles vous serez interrogé, vous ne
soyez pas obligé, appelant la patience à votre aide, de faire votre
demeure à la Tour. Vous ayant pour confrère dans notre conseil, il
convient que nous procédions ainsi, autrement nul témoin n'oserait se
produire contre vous.

CRANMER.--Je remercie humblement Votre Majesté, et je saisirai, avec une
véritable joie, cette occasion favorable d'être vanné à fond, en telle
sorte que le son et le grain se séparent entièrement; car je sais que
personne autant que moi, pauvre homme, n'est en butte aux discours de la
calomnie.

LE ROI HENRI.--Lève-toi, bon Cantorbéry. Ta fidélité, ton intégrité, ont
jeté des racines en nous, en ton ami.--Donne-moi ta main: lève-toi.--Je
te prie, continuons de marcher.--Mais, par Notre-Dame, quelle espèce
d'homme êtes-vous donc? Je m'attendais, milord, que vous me demanderiez
de prendre la peine de confronter moi-même vos accusateurs et vous, et
de vous laisser vous défendre sans aller en prison.

CRANMER.--Redouté seigneur, l'appui sur lequel je me fonde, c'est ma
loyauté et ma probité. Si elles viennent à me manquer avec mes ennemis,
je me réjouirai de ma chute, ne m'estimant plus moi-même dès que je ne
posséderais plus ces vertus.--Je ne redoute rien de ce qu'on peut
avancer contre moi.

LE ROI HENRI.--Ne savez-vous donc pas quelle est votre position dans le
monde et avec tout le monde? Vos ennemis sont nombreux, et ce ne sont
pas de petits personnages; leurs trames secrètes doivent être en
proportion de leur force et de leur pouvoir; et la justice, la bonté
d'une cause, n'emportent pas toujours un arrêt tel qu'on le leur doit.
Ne savez-vous pas avec quelle facilité des âmes corrompues peuvent se
procurer des misérables corrompus comme elles pour prêter serment contre
vous? Ces exemples se sont vus. Vous avez à lutter contre des
adversaires puissants et contre des haines aussi puissantes. Vous
imaginez-vous avoir meilleure fortune contre des témoins parjures, que
ne l'eut votre Maître, dont vous êtes le ministre, lorsqu'il vivait
ici-bas sur cette terre criminelle? Allez, allez; vous prenez un
précipice affreux pour un fossé qu'on peut franchir sans danger, et vous
courez au-devant de votre ruine.

CRANMER.--Que Dieu et Votre Majesté protègent donc mon innocence, ou je
tomberai dans le piège dressé sous mes pas!

LE ROI HENRI.--Soyez tranquille: ils ne peuvent remporter sur vous
qu'autant que je le leur permettrai. Prenez donc courage et songez à
comparaître ce matin devant eux. S'il arriva que leurs accusations
soient de nature â vous faire conduire en prison, ne manquez pas de vous
en défendre par les meilleures raisons possibles, et avec toute la
chaleur que pourra vous inspirer la circonstance. Si vos représentations
sont inutiles, donnez-leur cet anneau, et alors, formez devant eux appel
à nous. Voyez, il pleure cet excellent homme! il est honnête, sur mon
honneur. Sainte mère de Dieu! je jure qu'il a un coeur fidèle, et qu'il
n'y a pas une plus belle âme dans tout mon royaume.--Allez, et faites ce
que je vous ai recommandé. (_Sort Cranmer_.) Ses larmes ont étouffé sa
voix.

(Entre une vieille dame.)

UN DES GENTILSHOMMES, _derrière le théâtre_.--Revenez sur vos pas. Que
voulez-vous!

LA VIEILLE DAME.--Je ne retourne point sur mes pas. La nouvelle que
j'apporte rend ma hardiesse convenable. Que les bons anges volent sur la
tête royale, et ombragent ta personne de leurs saintes ailes!

LE ROI HENRI.--Je lis déjà dans tes yeux le message que tu viens
m'apporter. La reine est-elle délivrée? Dis oui; et d'un garçon.

LA VIEILLE DAME.--Oui, oui, mon souverain, et d'un charmant garçon. Que
le Dieu du ciel la bénisse à présent et toujours! c'est une fille qui
promet des garçons pour la suite. Sire, la reine désire votre visite, et
que vous veniez faire connaissance avec cette étrangère: elle vous
ressemble, comme une cerise à une cerise.

LE ROI HENRI.--Lovel!

(Entre Lovel.)

LOVEL.--Sire?

LE ROI HENRI.--Donnez-lui cent marcs. Je vais aller voir la reine.

(Sort le roi.)

LA VIEILLE DAME.--Cent marcs! Par cette lumière, j'en veux davantage! Ce
cadeau est bon pour un valet; j'en aurai davantage, ou je lui en ferai
la honte. Est-ce là payer le compliment que je lui ai fait, que sa fille
lui ressemblait? J'en aurai davantage, ou je dirai le contraire: et tout
à l'heure, tandis que le fer est chaud, je veux en avoir raison.

(Ils sortent.)




SCÈNE II

Un vestibule précédant la salle du conseil.

UN HUISSIER DE SERVICE, DES VALETS; _entre_ CRANMER.


CRANMER.--J'espère que je ne suis pas en retard, et cependant le
gentilhomme qui m'a été envoyé de la part du conseil m'a prié de faire
la plus grande diligence.--Tout fermé! Que veut dire ceci?--Holà! qui
est ici de garde? Sûrement, je suis connu de vous?

L'HUISSIER.--Oui, milord; et cependant je ne peux vous laisser entrer.

CRANMER.--Pourquoi?

L'HUISSIER.--Il faut que Votre Grâce attende qu'on l'appelle.

(Entre le docteur Butts, médecin du roi.)

CRANMER, _à l'huissier._--Soit.

BUTTS.--C'est un méchant tour qu'on veut lui faire! Je suis bien aise
d'avoir passé si à propos: le roi en sera instruit à l'heure même.

(Sort Butts.)

CRANMER, _à part_.--C'est Butts, le médecin du roi! avec quel sérieux il
attachait ses regards sur moi en passant! Dieu veuille que ce ne fût pas
pour sonder toute la profondeur de ma disgrâce!--Ceci a été arrangé à
dessein, par quelques-uns de mes ennemis, pour me faire outrage. Dieu
veuille changer leurs coeurs! je n'ai jamais en rien mérité leur haine.
S'il en était autrement, ils devraient rougir de me faire ainsi attendre
à la porte; un de leurs collègues au conseil, parmi les pages, les
valets et la livrée! Mais il faut se soumettre à leur volonté, et
j'attendrai avec patience.

(Le roi et Butts paraissent à une fenêtre.)

BUTTS.--Je vais montrer à Votre Majesté une des plus étranges choses...

LE ROI HENRI.--Qu'est-ce que c'est, Butts?

BUTTS.--J'imagine que Votre Majesté a vu cela fort souvent?

LE ROI HENRI.--Par ma tête, dites-moi donc de quel côté?

BUTTS.--Là-bas, mon prince: voyez le haut rang où l'on vient de faire
monter Sa Grâce de Cantorbéry, qui tient sa cour à la porte, parmi les
suivants, les pages et les valets de pied.

LE ROI HENRI.--Ah! c'est lui, en vérité. Quoi? est-ce là l'honneur
qu'ils se rendent les uns aux autres? Fort bien. Il y a heureusement
quelqu'un au-dessus d'eux tous.--Je croyais qu'il y aurait eu entre eux
assez d'honnêteté réciproque, de politesse au moins, pour ne pas
souffrir qu'un homme de son rang, et si avant dans nos bonnes grâces,
demeurât à faire le pied de grue en attendant le bon plaisir de leurs
seigneuries, et à la porte encore comme un messager chargé de paquets.
Par sainte Marie! Butts, il y a ici de la méchanceté.--Laissons-les et
fermons le rideau; nous en entendrons davantage dans un moment.

(Entrent le lord chancelier, le duc de Suffolk, le comte de Surrey, le
lord chambellan, Gardiner et Cromwell. Le chancelier se place au haut
bout de la table du conseil, à la gauche: reste un siége vide au-dessus
de lui, comme pour être occupé par l'archevêque de Cantorbéry. Les
autres se placent en ordre de chaque côté. Cromwell se met au bas bout
de la table, en qualité de secrétaire.)

LE CHANCELIER.--Maître greffier, appelez l'affaire qui tient le conseil
assemblé.

CROMWELL.--Sous le bon plaisir de vos seigneuries, la principale cause
est celle qui concerne Sa Grâce l'archevêque de Cantorbéry.

GARDINER.--En a-t-il été informé?

CROMWELL.--Oui.

NORFOLK.--Qui est présent?

L'HUISSIER.--Là dehors, mes nobles lords?

GARDINER.--Oui.

L'HUISSIER.--Milord archevêque; il y a une demi-heure qu'il attend vos
ordres.

LE CHANCELIER.--Faites-le entrer.

L'HUISSIER, _à l'archevêque_.--Votre Grâce peut entrer à présent.

(Cranmer entre et s'approche de la table du conseil.)

LE CHANCELIER.--Mon bon lord archevêque, je suis sincèrement affligé de
siéger ici dans ce conseil, et de voir ce siège vacant. Mais nous sommes
tous des hommes, fragiles de notre nature; et par le seul fait de la
chair, il y en a bien peu qui soient des anges. C'est par une suite de
cette fragilité et d'un défaut de sagesse que vous, qui étiez l'homme
fait pour nous donner des leçons, vous vous êtes égaré vous-même dans
votre conduite, et assez grièvement, d'abord contre le roi, ensuite
contre ses lois, en remplissant tout le royaume, et par vos
enseignements et par ceux de vos chapelains (car nous en sommes
informés), d'opinions nouvelles, hétérodoxes et dangereuses qui sont des
hérésies, et qui, si elles ne sont pas réformées, pourraient devenir
pernicieuses.

GARDINER.--Et cette réforme doit être prompte, mes nobles lords; car
ceux qui façonnent un cheval fougueux ne prétendent pas l'adoucir et le
dresser en le menant à la main; mais ils entravent sa bouche d'un mors
inflexible, et le châtient de l'éperon jusqu'à ce qu'il obéisse au
manège. Si nous souffrons par notre mollesse et par une puérile pitié,
pour l'honneur d'un seul homme, que ce mal contagieux s'établisse, adieu
tous les remèdes; et quelles en seront les conséquences? des secousses,
des bouleversements, et l'infection générale du royaume, comme
dernièrement nos voisins de la haute Allemagne nous en ont donné à leurs
dépens un exemple dont le déplorable souvenir est encore tout frais dans
notre mémoire.

CRANMER.--Mes bons lords, jusqu'ici pendant tout le cours de ma vie et
de mes fonctions, j'ai travaillé, et non sans une grande application, à
diriger mes enseignements et la marche ferme de mon autorité, dans une
route sûre et uniforme dont le but a toujours été d'aller au bien; et il
n'y a pas un homme au monde (je le dis avec un coeur sincère, milords)
qui abhorre plus que moi et qui, soit dans l'intérieur de sa conscience,
soit dans l'administration de sa place, repousse plus que je ne le fais,
les perturbateurs de la paix publique. Je prie le Ciel que le roi ne
rencontre jamais un coeur moins rempli de fidélité. Les hommes qui se
nourrissent d'envie et d'une perfide malice, osent mordre les meilleurs.
Je demande instamment à Vos Seigneuries que, dans cette cause, mes
accusateurs, quels qu'ils soient, me soient opposés face à face, et
qu'ils articulent librement leurs accusations contre moi.

SUFFOLK.--Eh! milord, cela ne se peut pas. Vous êtes membre du conseil;
repoussé par cette dignité, nul homme n'oserait se porter votre
accusateur.

GARDINER.--Milord, comme nous avons des affaires plus importantes, nous
abrégerons avec vous. L'intention de Sa Majesté et notre avis unanime
est que, pour mieux approfondir votre procès, on vous fasse conduire de
ce pas à la Tour. Là, redevenant homme privé, vous verrez plusieurs
personnes vous accuser sans crainte, de plus de choses, j'en ai peur,
que vous n'êtes en état d'en repousser.

CRANMER.--Ah! mon bon lord de Winchester, je vous rends grâces; vous
fûtes toujours un excellent ami. Si votre avis passe, je trouverai en
vous un juge et un témoin, tant vous êtes miséricordieux. Je vois votre
but; c'est ma perte. La charité, la douceur, milord, sied mieux à un
homme d'église que l'ambition. Cherchez à ramener par la modération les
âmes égarées, n'en rebutez aucune.--Faites peser sur ma patience tout ce
que vous pourrez; je me justifierai, j'en fais aussi peu de doute que
vous vous faites peu de conscience de commettre chaque jour l'injustice.
Je pourrais en dire davantage, mais le respect que je porte à votre état
m'oblige à me modérer.

GARDINER.--Milord, milord, vous êtes un sectaire: voilà la pure vérité.
Le fard brillant dont vous vous colorez ne laisse apercevoir à ceux qui
savent vous démêler que des mots et de la faiblesse.

CROMWELL.--Milord de Winchester, permettez-moi de vous le dire, vous
êtes un peu trop dur: des hommes d'un si noble caractère, fussent-ils
tombés en faute, devraient trouver du respect pour ce qu'ils ont été.
C'est une cruauté que de surcharger un homme qui tombe.

GARDINER.--Cher maître greffier, j'en demande pardon à votre honneur;
vous êtes, de tous ceux qui s'asseyent à cette table, celui à qui il est
le moins permis de parler ainsi.

CROMWELL.--Pourquoi, milord?

GARDINER.--Ne vous connais-je pas pour un fauteur de cette nouvelle
secte? Vous n'êtes pas pur.

CROMWELL.--Pas pur?

GARDINER.--Non, vous n'êtes pas pur, vous dis-je.

CROMWELL.--Plût à Dieu que vous fussiez la moitié aussi honnête! vous
verriez s'élever autour de vous les prières des hommes et non leurs
craintes.

GARDINER.--Je me souviendrai de l'audace de ce propos.

CROMWELL.--Comme il vous plaira. Souvenez-vous aussi de l'audace de
votre conduite.

LE CHANCELIER.--C'en est trop. Contenez-vous, milords: n'avez-vous pas
de honte?

GARDINER.--J'ai fini.

CROMWELL.--Et moi aussi.

LE CHANCELIER.--Quant à vous, milord, il est arrêté, à ce qu'il me
paraît, par toutes les voix, que vous serez sur-le-champ conduit
prisonnier à la Tour, pour y rester jusqu'à ce qu'on vous fasse
connaître le bon plaisir du roi.--N'êtes-vous pas tous de cet avis,
milords?

TOUS.--C'est notre avis.

CRANMER.--N'y a-t-il donc point d'autre moyen d'obtenir miséricorde que
d'être conduit à la Tour, milords?

GARDINER.--Quelle autre voudriez-vous attendre? Vous êtes étrangement
fatigant. Qu'on fasse venir ici un homme de la garde.

(Entre un garde.)

CRANMER.--Pour moi! Faut-il donc que j'y sois conduit comme un traître?

GARDINER, _au garde_.--On vous le consigne pour le conduire sûrement à
la Tour.

CRANMER.--Arrêtez, mes bons lords: j'ai encore un mot à vous dire. Jetez
les yeux ici, milords. Par la vertu de cet anneau, j'arrache ma cause
des serres d'hommes cruels, et je la remets dans les mains d'un beaucoup
plus noble juge, dans celles du roi mon maître.

LE CHANCELIER.--C'est l'anneau du roi!

SURREY.--Ce n'est pas un anneau contrefait?

SUFFOLK.--C'est vraiment l'anneau royal, par le ciel? Je vous l'ai dit à
tous, lorsque nous avons mis en mouvement cette dangereuse pierre,
qu'elle retomberait sur nos têtes.

NORFOLK.--Croyez-vous, milords, que le roi souffre qu'on blesse
seulement le petit doigt de cet homme?

LE CHANCELIER.--C'est maintenant trop certain; et combien sa vie ne lui
est-elle pas précieuse! Je voudrais bien être tiré de ce pas.

CROMWELL.--En cherchant à recueillir les propos et les informations
contre cet homme dont la probité ne peut avoir d'ennemis que le diable
et ses disciples, le coeur me disait que vous allumiez le feu qui brûle;
maintenant songez à vous.

(Entre le roi qui lance sur eux un regard irrité; il prend sa place.)

GARDINER.--Redouté souverain, combien nous devons tous les jours rendre
de grâces au Ciel qui nous a donné un prince non-seulement si bon et si
sage, mais encore si religieux; un roi qui, en toute obéissance, fait de
l'Église le soin principal de sa gloire, et qui, pour fortifier ce pieux
devoir, vient, par un tendre respect, assister de sa personne royale au
jugement de la cause qui s'agite entre elle et ce grand coupable!

LE ROI HENRI.--Évêque de Winchester, vous fûtes toujours excellent pour
les compliments improvisés; mais sachez que je ne viens point ici
aujourd'hui pour m'entendre adresser ces flatteries en face: elles sont
trop basses et trop transparentes pour cacher les actions qui
m'offensent. Ne pouvant atteindre jusqu'à moi, vous faites le chien
couchant, et vous espérez me gagner par des mouvements de langue; mais
de quelque façon que vous vous y preniez avec moi, je suis certain d'une
chose, c'est que vous êtes d'un naturel cruel et sanguinaire.--_(A
Cranmer_.) Homme de bien, asseyez-vous à votre place. A présent, voyons
si le plus fier d'entre eux, le plus hardi, remuera seulement contre
vous le bout du doigt: Par tout ce qu'il y a de plus sacré, il vaudrait
mieux pour lui mourir de misère, que d'avoir seulement un instant la
pensée que cette place ne soit pas faite pour vous.

SURREY.--S'il plaisait à Votre Majesté...

LE ROI HENRI.--Non, monsieur, il ne me plaît pas.... J'avais cru que je
possédais dans mon conseil des hommes de quelque sagesse et de quelque
jugement; mais je n'en trouve pas un. Était-il sage et décent, lords, de
laisser cet homme, cet homme de bien (il en est peu parmi vous qui
méritent ce titre), cet homme d'honneur, attendre comme un gredin de
valet à la porte de la chambre, lui votre égal? Eh quoi! quelle honte
est-ce là? Ma commission vous ordonnait-elle de vous oublier jusqu'à cet
excès? Je vous ai donné pouvoir de procéder envers lui comme envers un
membre du conseil, et non pas comme envers un valet de pied. Il est
quelques hommes parmi vous, je le vois, qui, bien plus animés par la
haine que par un sentiment d'intégrité, ne demanderaient pas mieux que
de le juger à la dernière rigueur s'ils en avaient la faculté, que vous
n'aurez jamais tant que je respirerai.

LE CHANCELIER.--Votre Grâce veut-elle bien permettre, mon très-redouté
souverain, que ma voix vous présente notre excuse à tous. Si l'on avait
proposé son emprisonnement, c'était (s'il est quelque bonne foi dans le
coeur des hommes), c'était beaucoup plutôt pour sa justification et pour
faire éclater publiquement son innocence, que par aucun dessein de lui
nuire: j'en réponds du moins pour moi.

LE ROI HENRI.--Bien, bien.--Allons, milords, respectez-le. Recevez-le
parmi vous, pensez bien de lui, soyez bien pour lui, il en est digne.
J'irai même jusqu'à dire sur son compte que si un roi peut être
redevable à son sujet, je le suis, moi, envers lui pour son attachement
et ses services. Ne venez plus me tourmenter, mais embrassez-le tous:
soyez amis; ou ce serait une honte, milords.--Milord de Cantorbéry, j'ai
à vous présenter une requête que vous ne devez pas rejeter: il y a ici
une belle jeune fille qui n'a pas encore reçu le baptême; il faut que
vous soyez son père spirituel, et que vous répondiez pour elle.

CRANMER.--Le plus grand monarque aujourd'hui existant se glorifierait de
cet honneur: comment puis-je le mériter, moi, qui ne suis qu'un de vos
obscurs et humbles sujets?

LE ROI HENRI.--Allons, allons, milord, je vois que vous voudriez bien
vous épargner les cuillers[12]. Vous aurez avec vous deux nobles
compagnes, la vieille duchesse de Norfolk et la marquise de Dorset: vous
plaisent-elles pour commères?--Encore une fois, milord de Winchester, je
vous enjoins d'embrasser et d'aimer cet homme.

[Note 12: L'usage était de faire présent à l'enfant qu'on tenait sur
les fonts de baptême de cuillers dorées, qu'on appelait _les cuillers
des apôtres_. Les gens magnifiques en donnaient douze sur chacune
desquelles était la figure d'un apôtre. De moins généreux se réduisaient
aux quatre évangélistes. Quand on n'en donnait qu'une, elle était
consacrée au patron de l'enfant.]

GARDINER.--Du coeur le plus sincère, et avec l'amour d'un frère.

CRANMER.--Que le Ciel me soit témoin combien cette assurance de votre
part m'est chère!

LE ROI HENRI.--Homme vertueux, ces larmes de joie montrent l'honnêteté
de ton coeur. Je vois la confirmation de ce que dit de toi la commune
voix: «_Faites un mauvais tour à milord de Cantorbéry et il sera votre
ami pour toujours_,» Allons, milords, nous gaspillons ici le temps: il
me tarde de voir cette petite faite chrétienne. Restez unis, lords,
comme je viens de vous unir: ma puissance en sera plus forte, et vous en
serez plus honorés.

(Tous sortent.)




SCÈNE III

La cour du palais.

_Bruit et tumulte derrière le théâtre_.

_Entre_ LE PORTIER _avec son_ VALET.


LE PORTIER.--Je vais bien vous faire cesser ce vacarme tout à l'heure,
canaille. Prenez-vous la cour du palais pour Paris-Garden[13]? Allez,
malotrus, allez brailler ailleurs.

[Note 13: _Paris-Garden_ était le nom de l'arène aux ours.]

UNE VOIX, _derrière le théâtre_.--Mon bon monsieur le portier,
j'appartiens à la charcuterie.

LE PORTIER.--Appartiens à la potence, et va te faire pendre, coquin.
Est-ce ici une place pour beugler ainsi? Apportez-moi une douzaine de
bâtons de pommier sauvage, et des plus forts: ceux-ci ne sont pour eux
que des badines.--Je vous étrillerai la tête. Ah! vous voulez voir des
baptêmes? croyez-vous trouver ici de la bière et des gâteaux, brutaux
que vous êtes?

LE VALET.--Je vous prie, monsieur, prenez patience. Il est aussi
impossible, à moins de balayer la porte avec du canon, de les renvoyer,
que de les faire dormir le matin du premier jour de mai, ce qu'on ne
verra jamais. Autant vaudrait entreprendre de reculer Saint-Paul que de
les faire bouger.

LE PORTIER.--Puisses-tu être pendu! Comment sont-ils entrés?

LE VALET.--Hélas! je n'en sais rien. Comment le flot de la marée
entre-t-il? Autant qu'un robuste gourdin de quatre pieds (vous voyez ce
qui m'en reste) a pu distribuer de coups, je n'ai pas été à l'épargne,
je vous jure.

LE PORTIER.--Vous n'avez rien fait.

LE VALET.--Je ne suis pas Samson, ni sir Guy[14], ni Colbrand, pour les
faucher devant moi. Mais si j'en ai ménagé aucun qui eût une tête à
frapper, jeune ou vieux, mâle ou femelle, cocu ou faiseur de cocus, que
je ne goûte jamais de boeuf! Et je ne voudrais pas manger de la vache,
Dieu l'ait en sa garde!

UNE VOIX _derrière le théâtre_.--Entendez-vous, monsieur le portier?

LE PORTIER.--Je vais être à toi tout à l'heure, monsieur le sot.--(_Au
valet_.) Tiens la porte fermée, coquin.

LE VALET.--Comment voulez-vous que je fasse?

LE PORTIER.--Ce que je veux que vous fassiez? Que vous les renversiez
par douzaine à grands coups de bâton. Est-ce ici la plaine de
Morefields, pour y venir passer en revue? ou avons-nous quelque sauvage
indien, fait d'une singulière façon[15], et récemment arrivé à la cour,
pour que les femmes nous assiègent ainsi? Bon Dieu! que de germes de
fornication à cette porte! Sur ma conscience chrétienne, ce seul baptême
en engendrera mille; et l'on trouvera ici le père et le parrain, et le
tout ensemble.

[Note 14: _Sir Guy de Warwick_, chevalier célèbre dans les anciennes
romances, par qui fut tué, à Winchester, le géant danois Colbrand.]

[Note 15: _With the great tool_.]

LE VALET.--Il y en aura que plus de cuillers, mon maître.--Il y a là,
assez près de la porte, un quidam qui, à sa face, doit être un
brûlot[16]; car, sur ma conscience, vingt des jours de la canicule
brûlent sur son nez: tous ceux qui sont autour de lui sont placés sous
la ligne; ils n'ont pas besoin d'autre punition. Je vous ai attrapé
trois fois ce dragon flamboyant sur la tête, et trois fois son nez a
fait une décharge contre moi: il se tient là comme un mortier, pour nous
bombarder. Il avait près de lui la femme d'un revendeur de menues
friperies, qui criait contre moi jusqu'à ce qu'enfin son écuelle
piquée[17] a sauté de sa tête, en punition de ce qu'elle allumait une
telle combustion dans l'état. J'avais manqué une fois le météore, et
attrapé cette femme, qui s'est mise à crier: _A moi, gourdins_! Tout
aussitôt j'ai vu de loin venir à son secours, le bâton au poing,
quarante drôles, l'espérance du Strand, où elle loge: ils sont venus
pour fondre sur moi; j'ai tenu bon et défendu mon terrain: ensuite ils
en sont venus, avec moi, aux coups de manche à balai; je les ai encore
défiés: lorsque tout à coup une file de jeunes garçons retranchés
derrière eux, déterminés garnements, m'ont administré une telle grêle de
cailloux, que j'ai été fort content de retirer mon honneur en dedans, et
de leur laisser emporter l'ouvrage. Je crois, ma foi, que le diable
était de leur bande.

LE PORTIER.--Ce sont tous ces jeunes vauriens qui tonnent au spectacle,
où ils se battent à coups de pommes mordues, et que nul autre auditoire
ne peut endurer que la tribulation de _Tower-hill,_ ou les habitants de
_Lime-House_[18], leurs chers confrères. J'en ai envoyé quelques-uns _in
limbo patrum_; c'est là qu'ils pourront bien chômer ces trois jours de
fête, outre le petit régal du fouet qui viendra après.

[Note 16: _A brazier_. _Brazier_ veut dire un brasier, et un homme
qui travaille. Il a fallu, pour donner quelque sens à la plaisanterie,
s'écarter un peu du sens littéral du mot.]

[Note 17: Bonnet piqué, ayant apparemment la forme d'une écuelle.]

[Note 18: On croit que la _tribulation_ de _Tower-Hill_ était le nom
d'une assemblée de puritains. Quant à _Lime-House,_ c'est le quartier
qu'habitaient les fournisseurs des différents objets nécessaires pour
l'équipement des vaisseaux; comme ils employaient des ouvriers de
différents pays, et de religions diverses, dans les temps de querelles
religieuses, ce quartier était renommé pour la turbulence de ses
habitants.]

(Entre le lord chambellan.)

LE CHAMBELLAN.--Merci de moi, quelle multitude ici! Elle grossit à
chaque instant; ils accourent de tous côtés, comme si nous tenions une
foire. Où sont donc ces portiers? ces fainéants coquins!--(_Aux
portiers_.) Vous avez fait là un beau tour! Voilà une brillante
assemblée!--Sont-ce là tous vos fidèles amis des faubourgs? Il nous
restera beaucoup de place, vraiment, pour les dames, lorsqu'elles vont
passer en revenant du baptême!

LE PORTIER.--Avec la permission de Votre Honneur, nous ne sommes que des
hommes; et tout ce que peuvent faire, sans être mis en pièces, des
hommes en si petit nombre que nous le sommes, nous l'avons fait. Une
armée entière ne les contiendrait pas.

LE CHAMBELLAN.--Sur ma vie, si le roi m'en fait reproche, je vous chasse
tous sur l'heure, et je vous impose de plus une bonne amende pour votre
négligence. Vous êtes des coquins de paresseux qui demeurez occupés aux
bouteilles, tandis que vous devriez être à votre service.--Écoutez; les
trompettes sonnent. Les voilà déjà de retour de la cérémonie.--Allons,
fendez-moi la presse, et forcez un passage pour laisser défiler
librement le cortège; ou je vous trouverai une prison pour vous y
divertir une couple de mois.

LE PORTIER.--Faites place pour la princesse.

LE VALET.--Vous, grand vaurien, serrez-vous, ou je vous caresserai la
tête.

LE PORTIER.--Vous, l'habit de camelot, à bas des barrières, ou je vous
empalerai sur les pieux.

(Ils sortent.)




SCÈNE IV

Le palais.

_Entrent des trompettes, sonnant de leurs instruments; suivent deux
aldermen, le_ LORD MAIRE, GARTER, CRANMER, LE DUC DE NORFOLK, _avec son
bâton de maréchal, deux nobles qui portent deux grandes coupes à pied,
pour les présents du baptême. Ensuite quatre nobles soutenant un dais
sous lequel est la_ DUCHESSE DE NORFOLK, _marraine, tenant l'enfant
richement enveloppé d'une mante; une dame lui_ porte _la robe. Suivent
la_ MARQUISE DE DORSET, _l'autre marraine, et des dames. Tout le cortège
passe en cérémonie autour du théâtre, et_ GARTER, _élève la voix_.


GARTER.--Ciel, dans ta bonté infinie, accorde une vie prospère, longue
et toujours heureuse, à la haute et puissante princesse d'Angleterre,
Élisabeth!

(Fanfares. Le roi Henri avec sa suite.)

CRANMER, _s'agenouillant._--Voici la prière que nous adressons à Dieu,
mes deux nobles compagnes et moi, pour votre royale Majesté, et pour
notre bonne reine. Que toutes les consolations, toutes les joies que le
Ciel ait jamais placées dans les enfants pour le bonheur de leurs
parents, se répandent à chaque instant sur vous dans la personne de
cette gracieuse princesse!

LE ROI HENRI.--Je vous remercie, mon bon lord archevêque.--Quel est le
nom de l'enfant?

CRANMER.--Elisabeth.

LE ROI HENRI, _à Cranmer_.--Levez-vous, lord.--(_Il baise l'enfant_.)
Dans ce baiser reçois ma bénédiction. Que Dieu te protège! Je remets ta
vie en ses mains.

CRANMER.--_Amen!_

LE ROI HENRI.--Mes nobles commères, vous avez été trop prodigues. Je
vous en remercie de tout mon coeur; et cette jeune lady vous en
remerciera aussi, dès qu'elle saura assez d'anglais pour cela.

CRANMER.--Écoutez-moi, Sire, car c'est le Ciel qui m'ordonne de parler;
et que personne ne prenne pour flatterie les paroles que je vais
prononcer; l'événement en justifiera la vérité.--Cette royale enfant
(que le Ciel veille toujours autour d'elle!), quoique encore au berceau,
promet déjà à ce pays mille et mille bénédictions que le temps fera
éclore. Elle sera (mais peu d'hommes vivants aujourd'hui pourront
contempler ses grandes qualités) un modèle pour tous les princes ses
contemporains, et pour ceux qui leur succéderont. Jamais Shéba ne
rechercha avec tant d'ardeur la sagesse, et l'aimable vertu, que le fera
cette âme pure. Toutes les grâces souveraines qui concourent à former un
être aussi auguste, avec toutes les vertus qui suivent les bons princes,
seront doublées dans sa personne. Elle sera nourrie dans la vérité; les
saintes et célestes pensées seront ses guides; elle sera chérie et
redoutée; son peuple la bénira; ses ennemis trembleront devant elle
comme un champ d'épis battus, et inclineront leur front dans la
tristesse. Le bien va croître et prospérer avec elle; sous son règne
tout homme mangera en sûreté, sous l'ombrage de sa vigne, les fruits
qu'il aura plantés, et chantera à tous ses voisins les joyeux chants de
la paix; Dieu sera vraiment connu; et ceux qui l'entoureront seront
instruits par elle dans les voies droites de l'honneur; et c'est de là
qu'ils tireront leur grandeur, et non de la noblesse du sang et des
aïeux.--Et cette paix fortunée ne s'éteindra pas avec elle. Mais, ainsi
qu'après la mort de l'oiseau merveilleux, le phénix toujours vierge, ses
cendres lui créent un héritier, aussi beau, aussi admirable que lui; de
même, lorsqu'il plaira au Ciel de l'appeler à lui dans cette vallée de
ténèbres, elle transmettra ses dons et son bonheur à un successeur, qui,
renaissant des cendres sacrées de sa gloire, égal à elle en renommée,
s'élèvera comme un astre, et se fixera dans la même sphère. La paix,
l'abondance, l'amour, la vérité et le respect qui auront été le cortège
de cette enfant choisie se placeront auprès de son successeur et
s'attacheront à lui comme la vigne. La gloire et la renommée de son nom
se répandront et fonderont de nouvelles nations partout où le brillant
soleil des cieux porte sa lumière.--Il fleurira, et, comme un cèdre des
montagnes, il étendra ses rameaux sur toutes les plaines
d'alentour.--Les enfants de nos enfants verront ces choses et béniront
le Ciel.

LE ROI HENRI--Tu nous annonces des prodiges.

CRANMER.--Elle arrivera pour le bonheur de l'Angleterre à un âge avancé;
une multitude de jours la verront régner; et il ne s'en écoulera pas un
seul qui ne soit couronné par quelque action mémorable. Hélas! plût à
Dieu que je ne visse pas plus loin, mais elle doit mourir, il le faut:
il faut que les anges la possèdent à leur tour. Toujours vierge elle
rentrera dans la terre comme un lis sans tache, et l'univers sera dans
le deuil.

LE ROI HENRI.--O lord archevêque! c'est par toi que je viens de
commencer d'exister; jamais avant la naissance de cette heureuse enfant,
je n'avais encore possédé aucun bien. Ces oracles consolants m'ont
tellement charmé, que, lorsque je serai dans les cieux, je serai encore
jaloux de contempler ce que fait cette enfant sur la terre, et que je
bénirai l'auteur de mon être.--Je vous remercie tous.--Je vous ai de
grandes obligations, à vous, lord maire, et à vos dignes adjoints. J'ai
reçu beaucoup d'honneur de votre présence, et vous me trouverez
reconnaissant.--Lords, remettez-vous en marche.--Vous devez tous votre
visite à la reine qui vous doit des remercîments; si elle ne vous
voyait, elle en serait malade. Que dans ce jour nul ne pense qu'il ait
aucune affaire à son logis; tous resteront avec moi. Ce petit enfant
fait de ce jour un jour de fête.

(Tous sortent.)

ÉPILOGUE

«Il y a dix à parier contre un que cette pièce ne plaira pas à tous ceux
qui sont ici. Quelques-uns viennent pour prendre leurs aises, et dormir
pendant un acte ou deux; mais ceux-là nous les aurons, j'en ai peur,
réveillés en sursaut par le bruit de nos trompettes; il est donc clair
qu'ils diront, _cela ne vaut rien_: d'autres viennent pour entendre des
railleries amères sur tout le monde, et crier, _cela est ingénieux_; ce
que nous n'avons pas fait non plus. En sorte que, je le crains fort,
tout le bien que nous devons espérer d'entendre dire de cette pièce
aujourd'hui dépend uniquement de la disposition compatissante des femmes
vertueuses; car nous leur en avons montré une de ce caractère. Si elles
sourient, et disent _la pièce ira bien_, je sais qu'avant peu nous
aurons pour nous ce qu'il y a de mieux en hommes; car il faut bien du
malheur pour qu'ils s'obstinent à blâmer, lorsque leurs belles leur
commandent d'applaudir.»

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
                
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