Note du transcripteur.
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Ce document est tiré de:
OEUVRES COMPLÈTES DE
SHAKSPEARE
TRADUCTION DE
M. GUIZOT
NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES.
Volume 8
La vie et la mort du roi Richard III
Le roi Henri VIII.--Titus Andronicus
POEMES ET SONNETS:
Vénus et Adonis.--La mort de Lucrèce
La plainte d'une amante
Le Pèlerin amoureux.--Sonnets.
PARIS
A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES AUGUSTINS
1863
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LE ROI HENRI VIII
TRAGÉDIE
NOTICE
SUR LE ROI HENRI VIII
Quoique Johnson mette _Henri VIII_ au second rang des pièces
historiques, avec _Richard III, Richard II_ et le _Roi Jean_, cet
ouvrage est fort loin d'approcher même du moindre de ceux auxquels
l'assimile le critique. Le désir de plaire à Élisabeth, ou peut-être
même l'ordre donné par cette princesse de composer une pièce dont sa
naissance fût en quelque sorte le sujet, ne pouvait suppléer à cette
liberté qui est l'âme du génie. L'entreprise de mettre Henri VIII sur la
scène en présence de sa fille, et de sa fille dont il avait fait périr
la mère, offrait une complication de difficultés que le poëte n'a pas
cherché à surmonter. Le caractère de Henri est complètement
insignifiant; ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est l'intérêt que le
poëte d'Élisabeth a répandu sur Catherine d'Aragon; dans le rôle de
Wolsey, surtout au moment de sa chute, se retrouve la touche du grand
maître: mais il paraît que, pour les Anglais, le mérite de l'ouvrage est
dans la pompe du spectacle qui l'a déjà fait reparaître plusieurs fois
sur le théâtre dans quelques occasions solennelles. _Henri VIII_ peut
avoir pour nous un intérêt littéraire, celui du style que le poëte a
certainement eu soin de rendre conforme au langage de la cour, tel qu'il
était de son temps ou un petit nombre d'années auparavant. Dans aucun
autre de ses ouvrages le style n'est aussi elliptique; les habitudes de
la conversation semblent y porter, dans la construction de la phrase,
cette habitude d'économie, ce besoin d'abréviation qui, dans la
prononciation anglaise, retranchent des mots près de la moitié des
syllabes. On n'y trouve d'ailleurs presque point de jeux de mots, et,
sauf dans un petit nombre de passages, assez peu de poésie.
_Henri VIII_ fut représenté, à ce qu'on croit, en 1601, à la fin du
règne d'Élisabeth, et repris, à ce qu'il paraît, après sa mort, en 1613.
Il y a lieu de croire que l'éloge de Jacques 1er, encadré à la fin dans
la prédiction qui concerne Élisabeth, fut ajouté à cette époque, soit
par Shakspeare lui-même, soit par Ben Johnson à qui l'on attribue assez
généralement le prologue et l'épilogue; ce fut, dit-on, à cette reprise,
en 1613, que les canons que l'on tirait à l'arrivée du roi chez Wolsey,
mirent le feu au théâtre du Globe qui fut consumé en entier.
La pièce comprend un espace de douze ans, depuis 1521 jusqu'en 1533. On
n'en connaît, avant celle de Shakspeare, aucune autre sur le même sujet.
F. G.
LE ROI HENRI VIII
TRAGÉDIE
PERSONNAGES
LE ROI HENRI VIII.
LE CARDINAL WOLSEY.
LE CARDINAL CAMPEGGIO.
CAPUCIUS, ambassadeur de l'empereur Charles V.
GRANMER, archevêque de Cantorbéry.
LE DUC DE NORFOLK.
LE DUC DE BUCKINGHAM.
LE DUC DE SUFFOLK.
LE LORD DE SURREY.
LE LORD CHAMBELLAN.
LE LORD CHANCELIER.
GARDINER, évêque de Winchester.
L'ÉVÊQUE DE LINCOLN.
LORD ABERGAVENNY.
LORD SANDS.
SIR HENRI GUILFORD.
SIR THOMAS LOVEL.
SIR ANTOINE DENNY.
SIR NICOLAS DE VAUX.
CROMWELL, au service de Wolsey.
GRIFFITH, gentilhomme, écuyer de la reine Catherine.
TROIS AUTRES GENTILSHOMMES
LE DOCTEUR BUTTS, médecin du roi.
L'INTENDANT DU DUC DE BUCKINGHAM.
LE GARTER ou roi d'armes.
BRANDON ET UN SERGENT D'ARMES.
UN HUISSIER de la chambre du conseil.
UN PORTIER ET SON VALET.
UN PAGE DE GARDINER.
UN CRIEUR.
LA REINE CATHERINE, d'abord femme de Henri, ensuite répudiée.
ANNE BOULEN, sa fille d'honneur, et ensuite reine.
UNE VIEILLE DAME, amie d'Anne Boulen.
PATIENCE, une des femme de la reine Catherine.
PLUSIEURS LORDS ET DAMES, PERSONNAGES MUETS; DES FEMMES DE LA
REINE, UN ESPRIT QUI APPARAIT A LA REINE, OFFICIERS, GARDES ET AUTRES
PERSONNAGES DE SUITE.
La scène est tantôt à Londres, tantôt à Westminster, et une seule fois à
_Kimbolton_.
PROLOGUE
Je ne viens plus pour vous faire rire. Nous vous présentons aujourd'hui
des choses importantes, d'un aspect sérieux, élevé, imposant,
pathétique, rempli de pompe et de tristesse, des scènes nobles et
touchantes, bien propres à faire couler vos pleurs. Ceux qui sont
capables de pitié peuvent ici, s'ils le veulent, laisser tomber une
larme; le sujet en est digne. Ceux qui donnent leur argent dans
l'espérance de voir des choses qu'ils puissent croire trouveront ici la
vérité. Quant à ceux qui viennent seulement pour voir une scène de
spectacle ou deux, et convenir ensuite que la pièce peut passer, s'ils
veulent être tranquilles et bien intentionnés, je ferai en sorte que,
dans l'espace de deux courtes heures, ils en aient abondamment pour leur
schelling. Ceux-là seulement qui viennent pour entendre une pièce gaie
et licencieuse, et un bruit de boucliers, ou pour voir un bouffon en
robe bigarrée, bordée de jaune, seront trompés dans leur attente; car
sachez, indulgents auditeurs, qu'associer ainsi, aux vérités choisies
que nous allons vous offrir, le spectacle d'un fou, ou d'un combat,
outre que ce serait sacrifier notre propre jugement, et l'intention où
nous sommes de ne rien représenter ici que ce que nous jugeons
véritable, nous risquerions de ne pas avoir pour nous un seul homme de
sens: ainsi, au nom de la bonté de votre âme, et puisque vous êtes
connus pour former le premier auditoire de la ville, et le plus
heureusement composé, soyez aussi sérieux que nous le désirons; imaginez
que vous avez sous vos yeux les personnages mêmes de notre noble
histoire, comme s'ils étaient en vie; imaginez que vous les voyez grands
et suivis de la foule des peuples et des empressements de mille
courtisans; et voyez ensuite comme en un instant cette puissance se
trouve atteinte par le malheur: et si alors vous avez le courage de rire
encore, je dirai qu'un homme peut pleurer le jour de ses noces.
ACTE PREMIER
SCÈNE I
A Londres.--Une antichambre du palais.
LE DUC DE NORFOLK _entre par une porte_, LE DUC DE BUCKINGHAM ET LE LORD
ABERGAVENNY _entrent par une autre porte_.
BUCKINGHAM.--Bonjour; je suis enchanté de vous rencontrer. Comment vous
êtes-vous porté depuis que nous nous sommes vus en France?
NORFOLK.--Je remercie Votre Grâce; à merveille, et toujours dans une
admiration toute nouvelle de ce que j'y ai vu.
BUCKINGHAM.--Une fièvre survenue bien à contre-temps m'a retenu
prisonnier dans ma chambre le jour que ces deux soleils de gloire, ces
deux lumières se sont rencontrés dans la vallée d'Ardres.
NORFOLK.--Entre Guines et Ardres; j'étais présent. Je les vis se saluer
à cheval. Je les vis lorsqu'ils mirent ensuite pied à terre, se tenir si
étroitement embrassés qu'ils semblaient ne plus faire qu'un. S'il en eût
été ainsi, quelles seraient les quatre têtes couronnées capables entre
elles de contre-balancer un roi ainsi composé?
BUCKINGHAM.--Tout ce temps-là je restai emprisonné dans ma chambre.
NORFOLK.--Eh bien, vous avez donc perdu le spectacle des gloires de ce
monde. On peut dire que jusqu'alors les pompes avaient vécu dans le
célibat, mais qu'alors chacune d'elles s'unit à une autre qui la
surpassait. Chaque jour enchérissait sur le jour précédent, jusqu'au
dernier, qui rassembla seul les merveilles de tous les autres ensemble.
Aujourd'hui les Français tout brillants, tout or comme les dieux païens,
éclipsaient les Anglais; le lendemain ceux-ci donnaient à l'Angleterre
l'aspect de l'Inde. Chaque homme debout semblait une mine; leurs petits
pages étaient comme des chérubins tout dorés; et les dames aussi, peu
faites à la fatigue, suaient presque sous le poids des richesses
qu'elles portaient, et l'effort qu'elles avaient à faire leur servait de
fard. La mascarade d'aujourd'hui était proclamée incomparable, la nuit
suivante vous la faisait regarder comme une pauvreté et une niaiserie.
Les deux rois égaux en splendeur paraissaient chacun à son tour, ou le
premier ou le second, selon qu'ils se faisaient remarquer par leur
présence. Celui qu'on voyait était toujours le plus loué, et lorsqu'ils
étaient tous deux présents, on croyait n'en voir qu'un; et nul
connaisseur n'eût hasardé sa langue à prononcer un jugement entre eux.
Dès que ces deux soleils (car c'est ainsi qu'on les nomme) eurent par
leurs hérauts invité les nobles courages à venir éprouver leurs armes,
il se fit des choses tellement au delà de l'effort de la pensée, que les
histoires fabuleuses furent reconnues possibles, et que l'on en vint à
croire aux prouesses de Bevis[1].
[Note 1: Les anciennes ballades anglaises ont célébré la gloire et
les exploits de Bevis, guerrier saxon, que son extraordinaire valeur fit
créer duc de Southampton, par Guillaume le Conquérant.]
BUCKINGHAM.--Oh! c'est aller bien loin.
NORFOLK.--Non, comme je suis soumis à l'honnêteté et tiens à la pureté
de mon honneur, la représentation de tout ce qui s'est passé perdrait,
dans le récit du meilleur narrateur, quelque chose de cette vie qui ne
peut être exprimée que par l'action elle-même. Tout y était royal: nulle
confusion, nulle disparate ne troublait l'harmonie de l'ensemble;
l'ordre faisait voir chaque objet dans son vrai jour; chacun dans son
emploi remplissait distinctement toute l'étendue de ses fonctions.
BUCKINGHAM.--Savez-vous qui a dirigé cette belle fête, je veux dire qui
en a ajusté le corps et les membres?
NORFOLK.--Un homme, certes, qui n'en est pas à son apprentissage de
telles affaires.
BUCKINGHAM.--Qui, je vous prie, milord?
NORFOLK.--Tout a été réglé par les bons soins du très-vénérable cardinal
d'York.
BUCKINGHAM.--Que le diable l'emporte! Personne ne saurait avoir son
écuelle à l'abri de ses doigts ambitieux. Qu'avait-il affaire dans
toutes ces vanités guerrières? Je ne conçois pas que ce pâté de graisse
soit parvenu à intercepter de sa masse les rayons du soleil bienfaisant,
et à en priver la terre.
NORFOLK.--Certainement il faut qu'il ait eu dans son propre fonds de
quoi parvenir à ce point; car n'étant pas soutenu par ces aïeux dont la
gloire aplanit le chemin à leurs descendants, n'étant pas distingué par
de grands services rendus, ni aidé par des alliés puissants, mais comme
l'araignée tirant de lui-même les fils de sa toile, il nous fait voir
qu'il n'avance que par la force de son propre mérite; présent dont le
ciel a fait les frais, et qui lui a valu la première place auprès du
roi.
ABERGAVENNY.--Je ne saurais dire quels présents il a reçus du ciel; des
yeux plus savants que les miens pourraient le découvrir: mais ce que je
suis en état de voir, c'est l'orgueil qui lui sort de partout; et d'où
l'a-t-il eu, si ce n'est de l'enfer? Il faut que le diable soit un
avare, ou bien qu'il ait déjà tout donné, et que celui-ci refasse en
lui-même un nouvel enfer.
BUCKINGHAM.--Eh! pourquoi diable dans ce voyage de France a-t-il pris
sur lui de désigner, sans en parler au roi, ceux qui devaient
accompagner Sa Majesté? Il y a fait passer toute la noblesse, et cela
fort peu dans l'intention de les honorer, du moins pour la plupart, mais
pour leur imposer une charge ruineuse; et sur sa simple lettre, sans
qu'il vous eût fait l'honneur de prendre l'avis du conseil, ceux à qui
il avait écrit étaient obligés d'arriver.
ABERGAVENNY.--J'ai trois de mes parents, pour le moins, dont ceci a
tellement dérangé les affaires que jamais ils ne se reverront dans leur
première aisance.
BUCKINGHAM.--Oh! il y en a beaucoup dans ce grand voyage qui se sont
cassé les reins à porter sur eux leurs domaines. Et que nous a servi
toute cette parade? à nous ménager des négociations dont le résultat est
bien pitoyable.
NORFOLK.--Malheureusement, la paix conclue entre la France et nous ne
vaut pas ce qu'il nous en a coûté pour la conclure.
BUCKINGHAM.--Aussi, après l'effroyable orage qui suivit la conclusion,
chacun se trouva prophète; et tous, sans s'être consultés, prédirent à
la fois que cette tempête, en déchirant la parure de la paix, donnait
lieu de présager qu'elle serait bientôt rompue.
NORFOLK.--L'événement vient d'éclore; car la France a rompu le traité:
elle a saisi nos marchandises à Bordeaux.
ABERGAVENNY.--Est-ce donc pour cela qu'on a refusé de recevoir
l'ambassadeur?
NORFOLK.--Oui, sans doute.
ABERGAVENNY.--Vraiment une belle paix de nom! Et à quel prix ruineux
l'avons-nous achetée!
BUCKINGHAM.--Voilà pourtant l'ouvrage de notre vénérable cardinal!
NORFOLK.--N'en déplaise à Votre Grâce, on remarque à la cour le
différend particulier qui s'est élevé entre vous et le cardinal. Je vous
donne un conseil, et prenez-le comme venant d'un coeur à qui votre
honneur et votre sûreté sont infiniment chers; c'est de considérer tout
ensemble la méchanceté et le pouvoir du cardinal, et de bien songer
ensuite que lorsque sa profonde haine voudra venir à bout de quelque
chose, son pouvoir ne lui fera pas défaut. Vous connaissez son
caractère, combien il est vindicatif; et je sais, moi, que son épée est
tranchante: elle est longue, et on peut dire qu'elle atteint de loin; et
où elle ne peut atteindre, il la lance. Enfermez mon conseil dans votre
coeur; vous le trouverez salutaire.--Tenez, vous voyez approcher
l'écueil que je vous avertis d'éviter.
(Entrent le cardinal Wolsey, la bourse portée devant lui, quelques
gardes et deux secrétaires tenant des papiers. Le cardinal et Buckingham
fixent en passant leurs regards l'un sur l'autre d'un air plein de
mépris.)
WOLSEY.--L'intendant du duc de Buckingham? Ah! où est sa déposition?
LE SECRÉTAIRE.--La voici, avec votre permission.
WOLSEY.--Est-il prêt à la soutenir en personne?
LE SECRÉTAIRE.--Oui, dès qu'il plaira à Votre Grâce.
WOLSEY.--Eh bien! nous en saurons donc davantage, et Buckingham
abaissera ce regard altier.
(Wolsey sort avec sa suite.)
BUCKINGHAM.--Ce chien de boucher[2] a la dent venimeuse, et je ne suis
pas en état de le museler: il vaut donc mieux ne point l'éveiller de son
sommeil. Le livre d'un gueux vaut mieux aujourd'hui que le sang d'un
noble.
[Note 2: Wolsey était fils d'un boucher.]
NORFOLK.--Quoi! vous vous emportez? Priez le ciel qu'il vous donne la
modération; elle est le seul remède à votre mal.
BUCKINGHAM.--J'ai lu dans ses yeux quelque projet contre moi; son regard
est tombé sur moi comme sur l'objet de ses mépris: en ce moment même, il
me joue quelque tour perfide. Il est allé chez le roi; je veux le suivre
et l'effrayer par ma présence.
NORFOLK.--Demeurez, milord; attendez que votre raison ait interrogé
votre colère sur ce que vous allez faire. Pour gravir une pente
escarpée, il faut monter doucement d'abord. La colère ressemble à un
cheval fougueux qui, abandonné à lui-même, est bientôt fatigué par sa
propre ardeur. Personne, en Angleterre, ne pourrait me conseiller aussi
bien que vous: soyez pour vous-même ce que vous seriez pour votre ami.
BUCKINGHAM.--Je vais aller trouver le roi; et je veux faire taire, en
parlant comme il sied à un homme de mon rang, ce roturier d'Ipswich, ou
bien je publierai qu'il n'y a plus aucune distinction entre les hommes.
NORFOLK.--De la prudence. N'allez point attiser pour votre ennemi une
fournaise si ardente que vous vous y brûliez vous-même. Un excès de
vitesse peut nous emporter au delà du but, et nous faire manquer le prix
de la course. Ne savez-vous pas que le feu qui élève la liqueur d'un
vase jusque par-dessus les bords la perd en paraissant l'augmenter? De
la prudence, je vous le répète; il n'y a point d'homme en Angleterre
plus capable de vous guider que vous-même, si vous vouliez vous servir
des sucs de la raison pour éteindre ou seulement calmer le feu de la
passion.
BUCKINGHAM.--Je vous rends grâces et je suivrai votre conseil; mais je
sais par des informations, et des preuves aussi claires que les
fontaines en juillet, quand nous y apercevons chaque grain de sable, que
cet archi-insolent (et ce n'est point l'impétuosité de la bile qui me le
fait nommer ainsi, mais une honnête indignation) est un traître
corrompu.
NORFOLK.--Ne l'appelez point traître.
BUCKINGHAM.--Je l'appellerai ainsi en présence du roi même, et je
soutiendrai mon allégation ferme comme un banc de roche. Écoutez-moi
bien; ce saint renard, ou si vous voulez, ce loup, ou tous les deux
ensemble (car il est aussi féroce qu'il est subtil, aussi enclin au mal
qu'habile à le faire, son coeur et son pouvoir se corrompant l'un par
l'autre), n'a voulu qu'étaler son faste aux yeux de la France, comme il
l'étale ici dans ce royaume, en suggérant au roi notre maître l'idée
d'une entrevue qui a englouti tant de trésors, pour parvenir à un traité
coûteux, et qui, comme un verre, se casse dès qu'on le rince!
NORFOLK.--J'en conviens, c'est ce qui est arrivé.
BUCKINGHAM.--Je vous prie, veuillez bien m'écouter. Cet artificieux
cardinal a dressé les articles du traité comme il lui a plu, et ils ont
été ratifiés dès qu'il a dit: Que cela soit; et cela pour servir tout
autant que des béquilles à un mort. Mais c'est notre comte cardinal qui
l'a fait, et tout est au mieux; c'est l'ouvrage du digne Wolsey, qui ne
peut jamais se tromper!--Et voici maintenant les conséquences, que je
regarde en quelque sorte comme les enfants de la vieille mère: c'est que
l'empereur Charles, sous couleur de rendre visite à la reine sa tante
(car voilà son prétexte, mais il est venu en effet pour marmotter avec
Wolsey), nous arrive ici dans la crainte où il était que cette entrevue
de la France et de l'Angleterre ne vînt à établir entre ces deux
puissances une amitié contraire à ses intérêts; car il a pu entrevoir
dans ce traité des dangers qui le menaçaient. Il négocie secrètement
avec notre cardinal, pour l'engager à changer les projets du roi, et lui
faire rompre la paix; et c'est, je n'en doute pas, après avoir fait et
pavé un pont d'or que l'empereur a exprimé son désir, et j'ai d'autant
plus de raisons de le croire que je sais certainement qu'il a payé avant
de promettre, en sorte que sa demande a été accordée avant qu'il la
formât. Il faut que le roi sache, comme il le saura bientôt par moi, que
c'est ainsi que le cardinal achète et vend comme il lui plaît, et à son
profit, l'honneur de Sa Majesté.
NORFOLK.--Je suis fâché d'entendre ce que vous dites du cardinal, et je
désirerais qu'il y eût là quelque erreur sur son compte.
BUCKINGHAM.--Il n'y a pas l'erreur d'une syllabe; je le déclare tel que
je vous le peins; la preuve vous le montrera tel.
(Entre Brandon avec un sergent d'armes, et devant lui deux ou trois
gardes.)
BRANDON.--Sergent, faites votre devoir.
LE SERGENT.--Au nom du roi, notre souverain, je vous arrête, milord duc
de Buckingham, comte d'Hereford, de Strafford et de Northampton, pour
crime de haute trahison.
BUCKINGHAM.--Tenez, milord, me voilà pris dans ses filets; je périrai
victime de ses intrigues et de ses menées.
BRANDON.--Je suis fâché de vous voir ôter la liberté d'agir dans cette
affaire; mais la volonté de Sa Majesté est que vous vous rendiez à la
Tour.
BUCKINGHAM.--Il ne me servira de rien de vouloir défendre mon innocence;
on a jeté sur moi une couleur qui me noircira dans ce que j'ai de plus
pur. Que la volonté du ciel soit faite en cela et en toutes choses!
J'obéis:--O mon cher lord Abergavenny.... Adieu.
BRANDON.--Eh mais, il faut qu'il vous tienne compagnie. (_Au lord
Abergavenny._) C'est la volonté du roi que vous soyez mis à la Tour,
jusqu'à ce qu'il ait pris une détermination ultérieure.
ABERGAVENNY.--Comme a dit le duc, que la volonté du Ciel soit faite, et
les ordres du roi accomplis.
BRANDON.--Voici un ordre du roi pour s'assurer de lord Montaigu, et de
la personne du confesseur du duc, Jean de la Cour; d'un Gilbert Peck,
son chancelier....
BUCKINGHAM.--Allons, allons, ce seront les membres du complot! Il n'y en
a point d'autres, j'espère?
BRANDON.--Il y a un chartreux!
BUCKINGHAM.--Ah! Nicolas Hopkins?
BRANDON.--Lui-même.
BUCKINGHAM.--Mon intendant est un traître! Le souverain cardinal lui
aura fait voir de l'or. Mes jours sont déjà comptés; je ne suis que
l'ombre du pauvre Buckingham effacé dès cet instant par le nuage qui
vient d'obscurcir l'éclat de mon soleil. Adieu, milord.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
La chambre du conseil.--Fanfares de cors.
_Entrent_ LE ROI HENRI, LE CARDINAL WOLSEY, LES LORDS DU CONSEIL ET SIR
THOMAS LOVEL, _officiers, suite. Le roi entre appuyé sur l'épaule du
cardinal._
LE ROI HENRI.--Oui, ma vie et tout ce qu'elle a de plus précieux vous
sont redevables de ce grand service; j'étais déjà sous le coup d'une
conspiration prête à éclater, et je vous remercie de l'avoir étouffée.
Qu'on fasse venir devant nous ce gentilhomme du duc de Buckingham; je
veux l'entendre lui-même soutenir ses aveux, et me répéter de point en
point la trahison de son maître.
(Le roi monte sur son trône; les lords du conseil prennent leurs places.
Le cardinal s'assied aux pieds du roi et à sa droite.)
(On entend du bruit derrière le théâtre, et l'on crie Place à la reine!
La reine entre précédée des ducs de Norfolk et Suffolk, et se jette aux
pieds du roi, qui se lève de son trône, la relève, l'embrasse et la
place auprès de lui.)
CATHERINE.--Non, il faut que je reste à vos pieds; je suis une
suppliante.
LE ROI HENRI.--Levez-vous, et prenez place auprès de nous. Il y a
toujours une moitié de vos demandes que vous n'avez pas besoin
d'exprimer; vous avez la moitié de notre pouvoir, et l'autre vous est
accordée avant que vous la demandiez. Déclarez votre volonté, et elle
sera exécutée.
CATHERINE.--Je rends grâces à Votre Majesté. L'objet de ma pétition est
que vous daigniez vous aimer vous-même, et que, d'après ce sentiment,
vous ne perdiez pas de vue votre honneur et la dignité de votre rang.
LE ROI HENRI.--Continuez, madame.
CATHERINE.--Un grand nombre de personnes, et toutes d'une condition
relevée, m'ont conjurée de vous dire, de vous apprendre que vos sujets
souffrent cruellement; qu'on a fait circuler dans le royaume des ordres
qui ont porté un coup fatal à leurs sentiments de fidélité; et quoique
dans leurs ressentiments, mon bon lord cardinal, ce soit contre vous
qu'ils s'élèvent avec le plus d'amertume, comme le promoteur de ces
exactions, cependant le roi notre auguste maître (dont le Ciel veuille
préserver le nom de toute tache!), le roi lui-même n'échappe pas à des
propos tellement irrévérents, que, brisant toutes les retenues qu'impose
la loyauté, ils se tournent presque en révolte déclarée.
NORFOLK.--Non pas presque, mais tout à fait, car, opprimés par ces
taxes, tous les fabricants se trouvant hors d'état d'entretenir les
ouvriers de leurs ateliers, ont renvoyé les fileurs, cardeurs, fouleurs
et tisserands qui, incapables de tout autre travail, poussés par faim et
par le défaut de ressources, se sont soulevés, affrontant l'événement en
désespérés; et le danger s'est enrôlé parmi eux.
LE ROI HENRI.--Des taxes! où donc? et quelle taxe enfin?--Milord
cardinal, vous qui êtes avec nous l'objet de leurs reproches, avez-vous
connaissance de cette taxe?
WOLSEY.--Je répondrai à Votre Majesté que je ne les connais que pour ma
part personnelle dans ce qui concerne les affaires de l'État: je ne suis
que le premier dans la ligne où mes collègues marchent avec moi.
CATHERINE.--Non, milord, vous n'en savez pas plus que les autres; mais
c'est vous qui dressez les plans dont ils ont comme vous connaissance,
et qui ne sont pas salutaires à ceux qui voudraient bien ne les
connaître jamais, et qui cependant sont forcément obligés de faire
connaissance avec eux. Ces exactions, dont mon souverain désire être
instruit, sont odieuses à entendre raconter, et on ne les saurait porter
sans que les reins succombent sous un tel fardeau. On dit qu'elles sont
imaginées par vous; si cela n'est pas, vous êtes malheureux d'exciter de
telles clameurs.
LE ROI HENRI.--Et toujours des exactions? De quel genre? De quelle
nature est enfin cette taxe? Expliquez-le-nous.
CATHERINE.--Je m'expose peut-être trop à irriter votre patience; mais
enfin je m'enhardis sur la promesse de votre pardon. Le mécontentement
du peuple vient des ordres qui ont été expédiés pour lever sur chacun la
sixième partie du revenu, exigible sans délai; on donne pour prétexte
une guerre contre la France. Par là les bouches s'enhardissent, les
langues rejettent tout respect, et la fidélité se glace dans des coeurs
refroidis. Là où l'on entendait des prières, on entend aujourd'hui des
malédictions; et il est vrai que la docile obéissance ne se soumet plus
qu'aux volontés irritées de chacun. Je voudrais que Votre Majesté prit
ceci promptement en considération; il n'y a point d'affaire plus
urgente.
LE ROI HENRI.--Sur ma vie, cela est contre notre volonté.
WOLSEY.--Quant à moi, je n'y ai d'autre part que d'avoir donné ma voix
comme les autres, et cela n'a passé qu'avec l'approbation éclairée des
membres du conseil. Si je suis maltraité par des voix qui, sans
connaître ni l'étendue de mes pouvoirs ni ma personne, se font les
historiens de mes actions, permettez-moi de vous dire que c'est le sort
des gens en place, et que ce sont là les ronces à travers lesquelles est
obligée de marcher la vertu. Nous ne devons pas rester en arrière de
notre devoir, par la crainte d'avoir à lutter contre des censeurs
malveillants, qui toujours, comme les poissons dévorants, s'attachent à
la trace du vaisseau récemment équipé, et n'en remportent d'autre
avantage qu'une inutile attente. Souvent ce que nous faisons de mieux
sera interprété par des esprits malades, quelquefois de la plus pauvre
espèce, qui nous en refuseront la louange ou la possession, et souvent
aussi ce que nous avons fait de moins bien étant de nature à frapper des
intelligences plus grossières, sera proclamé comme notre chef-d'oeuvre.
Si nous restions tranquilles à la même place, dans la crainte que nos
démarches ne fussent ou tournées en ridicule ou blâmées, nous pourrions
prendre racine dans nos places, ou demeurer de vraies statues d'État.
LE ROI HENRI.--Tout ce qui est bien et fait avec prudence est à l'abri
de la crainte; mais il y a toujours quelque chose à craindre du résultat
des choses jusque-là sans exemple. Avez-vous quelque précédent pour une
pareille ordonnance? Je crois que vous n'en avez aucun. Nous ne devons
pas arracher violemment nos peuples à nos lois, pour les assujettir à
notre volonté. La sixième partie de leur revenu! c'est une taxe qui fait
trembler! Quoi! nous prenons de chaque arbre les branches, l'écorce et
une partie du tronc! Nous avons beau lui laisser sa racine; lorsqu'elle
est si horriblement mutilée, l'air en boira la sève. Envoyez dans tous
les comtés où l'on s'est élevé contre cette taxe des lettres de pardon
pour tous ceux qui auront refusé de s'y soumettre. Je vous prie, ayez
soin que cela soit fait; je vous en charge.
WOLSEY, _à son secrétaire_.--Approchez, j'ai à vous parler.--Ecrivez au
nom du roi, dans tous les comtés, des lettres de grâce et de pardon. Les
communes grevées ont mauvaise idée de moi; faites courir le bruit que
c'est à notre intercession qu'elles doivent la révocation de l'impôt et
leur pardon. Je vous donnerai, dans un moment, des instructions
ultérieures sur toute cette affaire.
(Le secrétaire sort.)
(Entre l'intendant du duc de Buckingham.)
CATHERINE.--Je suis affligée que le duc de Buckingham ait encouru votre
disgrâce.
LE ROI HENRI.--Cela afflige beaucoup de gens. Ce gentilhomme est
instruit, doué d'un rare talent pour la parole; personne ne doit plus
que lui à la nature; ses connaissances sont si grandes qu'il peut
éclairer et instruire les plus savants, sans avoir jamais besoin pour
lui-même du secours des autres. Et voyez, cependant, quand ces nobles
avantages sont mal employés, comment l'âme venant à se corrompre, ils ne
se montrent plus que sous une forme vicieuse, plus hideux dix fois
qu'ils ne furent jamais beaux. Cet homme si accompli, qu'on avait compté
au rang des prodiges, qui, lorsque nous l'écoutions avec une sorte de
ravissement, nous faisait passer les heures comme les minutes; cet
homme, madame, a changé en de monstrueuses habitudes les mérites qu'il
possédait jadis, et il est devenu aussi noir que s'il avait été trempé
dans l'enfer.--Prenez place à côté de nous (cet homme avait sa
confiance), et l'on vous apprendra, sur son compte, des choses à frapper
de tristesse tout homme d'honneur.--Ordonnez-lui de redire les pratiques
dont il a déjà fait le récit, et que nous ne saurions vouloir repousser
trop loin et éclairer de trop près.
WOLSEY.--Avancez, et racontez hardiment tout ce qu'en sujet vigilant,
vous avez recueilli sur le duc de Buckingham.
LE ROI HENRI.--Parle librement.
L'INTENDANT.--D'abord, il lui était ordinaire de ne pas passer un jour
sans mêler à ses discours ce propos criminel, que, si le roi venait à
mourir sans postérité, il ferait si bien qu'il s'approprierait le
sceptre: je lui ai entendu dire ces propres paroles à son gendre, le
lord Abergavenny, à qui il jurait avec menaces qu'il se vengerait du
cardinal.
WOLSEY.--Votre Majesté voudra bien remarquer en ceci ses dangereux
sentiments: parce qu'il n'est pas en faveur autant qu'il le désire,
c'est à votre personne que sa haine en veut le plus, et elle s'étend
même jusque sur vos amis.
CATHERINE.--Docte lord cardinal, apportez de la charité dans toutes les
affaires.
LE ROI HENRI.--Poursuis; et sur quoi fondait-il son titre à la couronne,
à notre défaut? Lui as-tu jamais oui dire quelque chose sur ce point?
L'INTENDANT.--Il a été amené à cette idée par une vaine prophétie de
Nicolas Hopkins.
LE ROI HENRI.--Quel est cet Hopkins?
L'INTENDANT.--Sire, c'est un moine chartreux, son confesseur, qui
l'entretenait sans cesse d'idées de souveraineté.
LE ROI HENRI.--Comment le sais-tu?
L'INTENDANT.--Quelque temps avant que Votre Majesté partit pour la
France, le duc étant à la Rose[3], dans la paroisse de
Saint-Laurent-Poultney, me demanda ce que disaient les habitants de
Londres sur ce voyage de France. Je lui répondis qu'on craignait que les
Français n'usassent de quelque perfidie sur la personne du roi. Aussitôt
le duc répliqua que c'était en effet ce qu'on craignait, et qu'il
appréhendait que l'événement ne justifiât certain discours prononcé par
un saint religieux, «qui souvent, me dit-il, a envoyé chez moi me prier
de permettre à Jean de la Cour, mon chapelain, de prendre une heure pour
aller apprendre de lui des choses assez importantes; et lorsque celui-ci
eut solennellement juré, sous le sceau de la confession, de ne révéler
ce qu'il venait de lui dire à personne au monde qu'à moi seul, il
prononça ces paroles d'un ton grave et mystérieux: _Dites au duc que ni
le roi ni ses héritiers ne prospéreront: exhortez-le à s'efforcer de
gagner l'amour du peuple: le duc gouvernera l'Angleterre._»
[Note 3: Une maison de plaisance du duc de Buckingham.]
CATHERINE.--Si je vous connais bien, vous étiez l'intendant du duc; et
vous avez perdu votre emploi sur les plaintes de ses vassaux. Prenez
bien garde de ne pas accuser, dans un mouvement de haine, un noble
personnage, et de ne pas perdre votre âme, plus noble encore: je vous le
répète, prenez-y bien garde; oui, je vous en conjure avec instance.
LE ROI HENRI.--Laissez-le parler.--Allons, continue.
L'INTENDANT.--Sur mon âme, je ne dirai que la vérité. Je fis observer
alors à milord duc que le moine pouvait être déçu par les illusions du
diable, et qu'il était dangereux pour lui de s'arrêter à ruminer sur ces
idées avec assez d'application pour qu'il en sortit quelque projet qu'il
finirait par croire possible, et qu'alors vraisemblablement il voudrait
exécuter. «Bah! me répondit-il, il n'en peut résulter aucun mal pour
moi;» ajoutant encore que, si le roi eût succombé dans sa dernière
maladie, les têtes du cardinal et de sir Thomas Lovel auraient sauté.
LE ROI HENRI.--Eh, quoi! si haineux? Oh, oh! cet homme est
dangereux.--Sais-tu quelque chose de plus?
L'INTENDANT.--Oui, mon souverain.
LE ROI HENRI.--Poursuis.
L'INTENDANT.--Étant à Greenwich, lorsque Votre Majesté eut réprimandé le
duc à l'occasion de sir William Bloomer...
LE ROI HENRI.--Je me souviens de cela.--C'était un homme qui s'était
engagé à mon service, et le duc le retint pour lui.--Mais voyons: eh
bien! après?
L'INTENDANT.--«Si, dit-il, on m'avait arrêté pour cela, et qu'on m'eût
envoyé, par exemple, à la Tour, je crois que j'aurais exécuté le rôle
que mon père méditait de jouer sur l'usurpateur Richard. Mon père, étant
à Salisbury, tâcha d'obtenir qu'il lui fût permis de paraître en sa
présence: si Richard y eût consenti, mon père, au moment où il aurait
feint de lui rendre hommage, lui aurait enfoncé son poignard dans le
coeur.»
LE ROI HENRI.--Traître démesuré!
WOLSEY.--Eh bien, madame, Sa Majesté peut-elle vivre tranquille tant que
cet homme sera libre?
CATHERINE.--Que Dieu porte remède à tout ceci!
LE ROI HENRI.--Ce n'est pas tout. Qu'as-tu à dire de plus?
L'INTENDANT.--Après avoir parlé «du duc son père et du poignard,» il
s'est mis en posture; et, une main sur son poignard et l'autre à plat
sur son sein, élevant les yeux, il a vomi un horrible serment, dont la
teneur était que, si on le maltraitait, il surpasserait son père, autant
que l'exécution surpasse un projet indécis.
LE ROI HENRI.--Il a vu mettre un terme à son projet d'enfoncer son
poignard dans notre sein.--Il est arrêté; qu'on lui fasse son procès
sans délai. S'il peut trouver grâce devant la loi, elle est à lui;
sinon, qu'il n'en attende aucune de nous. C'est, de la tête aux
pieds[4], un traître dans toute la force du terme.
(Ils sortent.)
[Note 4: By day and night, paraît être une ancienne expression
signifiant de tout point, et répondant à peu près à celle-ci: de la tête
aux pieds.]
SCÈNE III
Un appartement du palais.
_Entrent_ LE LORD CHAMBELLAN ET LE LORD SANDS.
LE CHAMBELLAN.--Est-il possible que la France ait une magie capable de
faire tomber les hommes dans de si étranges mystifications?
SANDS.--Les modes nouvelles, fussent-elles le comble du ridicule et même
indignes de l'homme, sont toujours suivies.
LE CHAMBELLAN.--Autant que je puis voir, tout le profit que nos Anglais
ont retiré de leur dernier voyage se réduit à une ou deux grimaces, mais
aussi des plus ridicules. Quand ils les étalent, vous jureriez sans
hésiter que leur nez a été du conseil de Pépin ou de Clotaire, tant ils
le portent haut.
SANDS.--Ils se sont tous fait de nouvelles jambes, et tout estropiées;
quelqu'un qui ne les aurait jamais vus marcher auparavant leur croirait
les éparvins ou des convulsions dans les jarrets.
LE CHAMBELLAN.--Par la mort! milord, leurs habits aussi sont taillés sur
un patron tellement païen qu'il faut qu'ils aient mis leur chrétienté au
rebut. (_Entre sir Thomas Lovel._) Eh bien, quelles nouvelles, sir
Thomas Lovel?
LOVEL.--En vérité, milord, je n'en sais aucune que le nouvel édit qui
vient d'être affiché aux portes du palais.
LE CHAMBELLAN.--Quel en est l'objet?
LOVEL.--La réforme de nos voyageurs du bel air, qui remplissaient la
cour de querelles, de jargon, et de tailleurs.
LE CHAMBELLAN.--J'en suis bien aise; et je voudrais prier aussi nos
messieurs de croire qu'un courtisan anglais peut avoir du sens, sans
avoir jamais vu le Louvre.
LOVEL.--Il faut qu'ils se décident (car telles sont les dispositions de
l'ordonnance) ou à abandonner ces restes d'accoutrement de fou, ces
plumes qu'ils ont rapportées de France, et toutes ces brillantes
billevesées qu'ils y ajoutent, comme leurs combats et leurs feux
d'artifices, et toute cette science étrangère dont ils viennent insulter
des gens qui valent mieux qu'eux; qu'ils abjurent net leur culte
religieux pour la paume, les bas qui montent au-dessus du genou, leurs
courts hauts-de-chausses bouffis, et toute cette enseigne de voyageurs,
et qu'ils en reviennent à se comporter en honnêtes gens; ou bien qu'ils
plient bagage pour aller rejoindre leurs anciens compagnons de
mascarade; là, je crois, ils pourront cum privilegio achever d'user
jusqu'au bout leur sottise et se faire moquer d'eux.
SANDS.--Il est grand temps de leur administrer le remède, tant leur
maladie est devenue contagieuse!
LE CHAMBELLAN.--Quelle perte vont faire nos dames en fait de frivolités!
LOVEL.--Oui, vraiment; ce seront de grandes douleurs, milords; ces rusés
drôles ont imaginé un moyen tout à fait prompt pour venir à bout de nos
dames; une chanson française, et un violon; il n'est rien d'égal à cela.
SANDS.--Le diable leur donne du violon! je suis bien aise qu'ils
délogent; car, certes, il n'y a plus aucun espoir de les convertir.
Enfin un honnête lord de campagne, tel que moi, chassé longtemps de la
scène, pourra hasarder tout bonnement son air de chanson, se faire
écouter une heure, et par Notre-Dame, soutenir le ton à l'unisson.
LE CHAMBELLAN.--Bien dit, lord Sands, vous n'avez pas encore mis à bas
votre dent de poulain.
SANDS.--Non, milord, et je n'en ferai rien, tant qu'il en restera un
chicot.
LE CHAMBELLAN.--Sir Thomas, où allez-vous de ce pas?
LOVEL.--Chez le cardinal: Votre Seigneurie est aussi invitée.
LE CHAMBELLAN.--Et vraiment oui! il donne ce soir à souper; un grand
souper à quantité de lords et de dames: vous y verrez les beautés de
l'Angleterre, je puis vous en répondre.
LOVEL.--C'est, il faut l'avouer, un homme d'église qui a de la grandeur
dans l'âme; sa main est aussi libérale que la terre qui nous nourrit: la
rosée de ses grâces se répand partout.
LE CHAMBELLAN.--Cela est certain, il est très-noble; ceux qui ont dit le
contraire ont proféré une noire calomnie.
SANDS.--Il le peut, milord; il a tout ce qu'il lui faut pour cela:
l'avarice serait en lui un pire péché que la mauvaise doctrine: les
hommes de sa sorte doivent être des plus généreux: ils sont faits pour
donner l'exemple.
LE CHAMBELLAN.--Sans doute, ils sont faits pour cela; mais peu en
donnent aujourd'hui de si grands.--Ma barge m'attend: vous allez nous
accompagner, milord.--Venez, mon bon sir Thomas: autrement nous
arriverions trop tard; ce que je ne veux pas, car c'est sir Henri
Guilford et moi qu'on a chargés d'être les ordonnateurs de la fête.
SANDS.--Je suis aux ordres de Votre Seigneurie.
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
La salle d'assemblée du palais d'York.
_Hautbois. On voit une petite table à part, sous un dais pour le
cardinal: une autre plus longue, dressée pour les convives. Entrent par
une porte_ ANNE BOULEN, _et plusieurs autres dames invitées à la fête.
Entre par l'autre porte_ SIR HENRI GUILFORD.
GUILFORD.--Mesdames, je vous donne à toutes la bienvenue, au nom de Sa
Grandeur: il consacre cette soirée aux doux plaisirs et à vous; il se
flatte qu'il n'en est aucune dans cette noble assemblée, qui ait apporté
avec elle le moindre souci, et désire voir, à tout le moins, la gaieté
que doivent inspirer à des gens de bonne volonté, une très-bonne
compagnie, de bon vin et un bon accueil. (_Entrent le lord chambellan,
lord Sands, et sir Thomas Lovel._) Ah! milord, vous vous faites
attendre: l'idée seule d'une si belle assemblée m'a donné des ailes.
LE CHAMBELLAN.--Vous êtes jeune, sir Henri Guilford.
SANDS.--Sir Thomas Lovel, si le cardinal avait seulement la moitié de
mon humeur laïque, quelques-unes de ces dames pourraient recevoir, avant
de s'aller reposer, un petit impromptu, qui, je crois, serait plus à
leur gré que tout le reste. Sur ma vie, c'est une charmante réunion de
belles personnes.
LOVEL.--Que n'êtes-vous seulement pour cet instant le confesseur d'une
ou deux!
SANDS.--Je le voudrais de tout mon coeur: elles auraient de moi une
pénitence commode.
LOVEL.--Comment! Eh! vraiment donc, comment?
SANDS.--Aussi commode que pourrait la leur procurer un lit de plumes.
LE CHAMBELLAN.--Aimables dames, vous plaît-il de vous asseoir? Sir
Henri, placez-vous de ce côté.--Moi, j'aurai soin de celui-ci.--Sa Grâce
va entrer.--Allons donc, il ne faut pas vous geler; deux femmes l'une
près de l'autre, il n'en peut sortir que du froid.--Milord Sands, vous
êtes bon pour les tenir éveillées. Je vous prie, asseyez-vous entre ces
deux dames.
SANDS.--Oui, par ma foi, et j'en rends grâces à Votre
Seigneurie.--Permettez, belles dames (_il s'assied_): s'il m'arrive de
battre un peu la campagne, pardonnez-le-moi; je tiens cela de mon père.
ANNE.--Est-ce qu'il était fou, milord?
SANDS.--Oh! très-fou, excessivement fou, et surtout en amour; mais il ne
mordait personne: tenez, précisément comme je fais à présent, il vous
aurait embrassée vingt fois en un clin d'oeil.
(Il embrasse Anne Boulen.)
LE CHAMBELLAN.--A merveille, milord.--Allons, vous voilà tous bien
placés.--Cavaliers, ce sera votre faute si ces belles dames s'en vont de
mauvaise humeur.
SANDS.--Quant à ma petite affaire, soyez en repos.
(Hautbois. Le cardinal Wolsey entre avec une suite et prend sa place.)
WOLSEY.--Vous êtes les bienvenus, mes aimables convives. Toute noble
dame ou tout cavalier qui ne se réjouira pas de tout son coeur n'est pas
de mes amis. Et pour gage de mon accueil, à votre santé à tous.
(Il boit.)
SANDS.--Votre Grâce en use noblement.--Si l'on veut me donner un gobelet
de taille à contenir tous mes remerciments, ce sera toujours autant de
paroles épargnées.
WOLSEY.--Milord Sands, je vous suis redevable. Allons, égayez vos
voisines.--Eh bien, mesdames, vous n'êtes pas gaies?--Cavaliers, à qui
donc la faute?
SANDS.--Il faut auparavant, milord, que le vin rouge soit monté dans
leurs jolies joues; et alors vous les entendrez parler jusqu'à nous
faire taire.
ANNE.--Vous êtes un joyeux voisin, milord Sands.
SANDS.--Oui, quand je trouve à faire ma partie.--A votre santé, madame,
et faites-moi raison, s'il vous plaît: car je bois à une chose....
ANNE.--Dont vous ne pouvez me montrer la pareille[5].
[Note 5:
Here's to your ladyship, and pledge it, madam,
For 'tis to such a thing....
You cannot show me.
_Ladyship_ est pris dans son double sens de votre _seigneurie_, et votre
_qualité de femme_.]
SANDS.--J'ai dit à Votre Grâce qu'elles parleraient bientôt.
(On entend derrière le théâtre les tambours et les trompettes, et une
décharge de canons.)
WOLSEY.--Qu'est-ce que c'est que cela?
LE CHAMBELLAN.--Allez voir ce que c'est.
(Un serviteur sort.)
WOLSEY.--Quels accents guerriers! que peuvent-ils signifier? Mais n'ayez
pas peur, mesdames: par toutes les lois de la guerre vous êtes
privilégiées.
(Rentre le serviteur.)
LE CHAMBELLAN.--Eh bien? qu'est-ce que c'est?
LE SERVITEUR.--Une compagnie de nobles étrangers, car ils en ont l'air.
Ils ont quitté leur barge et sont descendus à terre; et ils s'avancent
avec l'appareil de magnifiques ambassadeurs envoyés par des princes
étrangers.
WOLSEY.--Cher lord chambellan, allez les recevoir: vous savez parler
français; je vous prie, traitez-les avec honneur, et introduisez-les
dans cette salle, où ce ciel de beautés brillera sur eux de tout son
éclat.... Que plusieurs d'entre vous l'accompagnent. (_Le chambellan
sort accompagné, tous se lèvent et l'on ôte les tables._) Voilà le
banquet interrompu; mais nous vous en dédommagerons. Je vous souhaite à
tous une bonne digestion; et encore une fois, je répands sur vous une
pluie de saluts. Soyez tous les bienvenus! (_Hautbois. Entrent le roi et
douze autres masques sous l'habit de bergers, accompagnés de seize
porteurs de flambeaux. Ils sont introduits par le lord chambellan, et
défilent tous devant le cardinal qu'ils saluent gracieusement_.) Une
noble compagnie!.... Que désirent-ils?
LE CHAMBELLAN.--Comme ils ne parlent pas anglais, ils m'ont prié de dire
à Votre Grâce qu'instruits par la renommée que cette assemblée si noble
et si belle devait se réunir ici ce soir, ils n'ont pu moins faire, vu
la grande admiration qu'ils portent à la beauté, que de quitter leurs
troupeaux, et de demander, sous vos favorables auspices, la permission
de voir ces dames, et de passer une heure de divertissement avec elles.
WOLSEY.--Dites-leur, lord chambellan, qu'ils ont fait beaucoup d'honneur
à mon humble logis; que je leur en rends mille actions de grâces, et les
prie d'en user à leur plaisir.
(On choisit les dames pour danser; le roi choisit Anne Boulen.)
LE ROI HENRI.--C'est la plus belle main que j'aie touchée de ma vie! O
beauté, je ne t'avais pas connue jusqu'à ce jour.
(La musique joue: la danse commence.)
WOLSEY, _au chambellan_.--Milord?
LE CHAMBELLAN.--Votre Grâce?
WOLSEY.--Je vous prie, dites-leur de ma part qu'il pourrait y avoir
quelqu'un dans leur compagnie, dont la personne serait plus digne que
moi de la place que j'occupe, et à qui, si je le connaissais, je la
remettrais, et lui offrirais en même temps l'hommage de mon attachement
et de mon respect.
LE CHAMBELLAN.--J'y vais, milord.
(Le chambellan aborde les masques, et revient un moment après.)
WOLSEY.--Que vous ont-ils dit?
LE CHAMBELLAN.--Ils conviennent tous qu'il y a en effet parmi eux une
telle personne; mais ils voudraient que Votre Grâce la devinât; elle le
permet.
WOLSEY.--Voyons donc. (_Il quitte son siége d'honneur._) Avec votre
permission à tous, cavaliers.--C'est ici que je fixe mon choix, et je le
crois royal.
LE ROI HENRI.--Vous avez deviné, cardinal.--Vous avez là vraiment un
cercle brillant! c'est à merveille, cardinal. Vous êtes homme d'église;
sans cela, je vous le dirai, cardinal, j'aurais eu sur vous de mauvaises
pensées.
WOLSEY.--Je suis bien ravi que Votre Grâce soit de si bonne humeur.
LE ROI HENRI.--Milord chambellan, écoute, je te prie, approche; quelle
est cette belle dame?
LE CHAMBELLAN.--Sous le bon plaisir de Votre Grâce, c'est la fille de
sir Thomas Boulen, vicomte de Rocheford, une des femmes de Sa Majesté.
LE ROI HENRI.--Par le ciel, elle est ravissante. (_A Anne de Boulen_.)
Mon cher coeur, je serais bien peu galant de vous prendre pour danser,
sans vous donner un baiser.--Allons, cavaliers, une santé à la ronde.
WOLSEY.--Sir Thomas Lovel, le banquet est-il prêt dans ma chambre?
LOVEL.--Oui, milord.
WOLSEY.--Je crains que la danse n'ait un peu échauffé Votre Grâce.
LE ROI HENRI.--Beaucoup trop, j'en ai peur.
WOLSEY.--Vous trouverez un air plus frais, sire, dans la chambre
voisine.
LE ROI HENRI.--Allons, conduisez chacun vos dames. (_A Anne Boulen_.) Ma
belle compagne, je ne dois pas vous quitter encore.--Allons,
égayons-nous.--Mon cher lord cardinal, j'ai une demi-douzaine de santés
à boire à ces belles dames, et une danse encore à danser avec elles;
après quoi nous irons rêver à qui de nous est le plus favorisé. Allons,
que la musique donne le signal.
(Ils sortent au son des fanfares.)
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE I
Une rue de Londres.
_Entrent_ DEUX GROS BOURGEOIS, _venant de deux côtés différents_.
PREMIER BOURGEOIS.--Où courez-vous si vite?
SECOND BOURGEOIS.--Ah!--Dieu vous garde!--J'allais jusqu'à la salle du
parlement, pour apprendre quel sera le sort de l'illustre duc de
Buckingham.
PREMIER BOURGEOIS.--Je puis vous épargner cette peine: tout est fini; il
ne reste plus que la cérémonie de reconduire le prisonnier.
SECOND BOURGEOIS.--Y étiez-vous?
PREMIER BOURGEOIS.--Oui, j'y étais.
SECOND BOURGEOIS.--Je vous prie, dites-moi ce qui s'est passé?
PREMIER BOURGEOIS.--Vous pouvez aisément le deviner.
SECOND BOURGEOIS.--A-t-il été déclaré coupable?
PREMIER BOURGEOIS.--Oui, vraiment, il l'a été; et condamné.
SECOND BOURGEOIS.--J'en suis affligé.
PREMIER BOURGEOIS.--Il y en a bien d'autres que vous.
SECOND BOURGEOIS.--Mais, de grâce, comment cela s'est-il passé?
PREMIER BOURGEOIS.--Je vais vous le dire en peu de mots. Le noble duc
est venu à la barre; là, contre toutes les accusations, il a constamment
plaidé, non coupable[6], et il a allégué plusieurs raisons, des plus
fortes, pour échapper à la loi. L'avocat du roi a mis en avant les
interrogatoires, les preuves et les dépositions de plusieurs témoins; le
duc a demandé d'être confronté à ces témoins, _vivâ voce_, sur quoi on a
produit contre lui son intendant, sir Gilbert Peck, son chancelier, John
de la Cour, son confesseur, avec cet infernal moine Hopkins, qui a fait
tout le mal.
[Note 6: C'est le terme de la loi: l'accusé plaide _guilty_, ou _not
guilty_.]
SECOND CITOYEN.--Était-ce le moine qui nourrissait son imagination de
ses prophéties?
PREMIER BOURGEOIS.--Lui-même. Tous ces témoins l'ont fortement chargé;
il a fait ses efforts pour récuser leur témoignage; mais cela ne lui a
pas été possible; en sorte que les pairs, sur ces preuves, l'ont déclaré
convaincu de haute trahison; il a parlé longtemps et savamment pour
défendre sa vie; mais tout cela n'a produit que de la pitié pour lui, ou
n'a pas été écouté.