LXV
Puisque ni l'airain, ni la pierre, ni la terre, ni la mer sans borne
n'échappent à la puissance du funèbre destructeur, comment la beauté se
défendra-t-elle contre cette fureur, elle qui n'a pas plus de force
qu'une fleur? Comment l'haleine embaumée de l'été résistera-t-elle au
siége désastreux des jours qui l'attaquent, puisque les rochers
imprenables ne sont pas assez forts, et que les portes d'acier ne sont
pas assez robustes pour échapper aux ravages du Temps? Oh! réflexion
terrible! où peut-on, hélas! cacher le joyau le plus précieux du Temps
pour éviter qu'il ne soit jeté dans le coffre du Temps? Quelle main
assez robuste pourrait retenir son pied agile? ou lui interdire la
destruction de la beauté? Personne, à moins que ce miracle ne réussisse
en faisant resplendir mon amour au moyen de mon encre noire.
LXVI
Fatigué de tout ce que je vois, j'appelle la mort et le repos; le mérite
naît mendiant et le misérable néant est paré de gaieté, et la foi la
plus pure est indignement parjurée, l'honneur doré est honteusement mal
placé, la vertu des jeunes filles est grossièrement déçue, la perfection
du droit est injustement déshonorée, et la force est paralysée par une
puissance boiteuse, la folie en guise de docteur gouverne la sagesse, la
simple vérité est à tort appelée sottise, le bien captif suit le mal
devenu le maître; fatigué de voir tout cela, je voudrais y échapper;
seulement en mourant, je laisserais mon amour tout seul.
LXVII
Ah! pourquoi faut-il qu'il vive au milieu de la peste, et qu'il honore
l'impiété de sa présence avant que le péché en prenne avantage pour se
parer de sa société? Pourquoi le fard imiterait-il ses joues, et
emprunterait-il un éclat mort à son teint vivant? Pourquoi la pauvre
beauté chercherait-elle partout des roses imaginaires, puisque les
siennes sont vraies? Pourquoi vivrait-elle maintenant que la nature a
fait banqueroute, et qu'elle n'a plus de sang qui puisse rougir à
travers des veines animées? Elle n'a plus maintenant d'autre trésor que
lui, et fière de tous les yeux, elle en vit uniquement. Elle le conserve
précieusement pour montrer comme elle était riche autrefois, avant les
derniers temps qui ont été si mauvais.
LXVIII
Ses joues sont comme la carte des joues passées, lorsque la beauté
vivait et mourait, ou encore comme les fleurs, avant qu'on portât ces
insignes bâtards de la beauté, avant qu'ils osassent se fixer sur le
front d'un vivant; avant qu'on eût appris à raser les chevelures dorées
des morts, ces dépouilles auxquelles les sépulcres ont droit, pour vivre
une seconde fois sur une seconde tête, avant que les tresses d'une
beauté morte en eussent paré d'autres, on avait en lui les saints jours
du temps passé. C'est lui-même, sans ornement, sincère: il ne se fait
pas un été de la verdure d'autrui; il ne dépouille pas ce qui est vieux
pour orner de nouveau sa beauté, et la nature le conserve comme un
tableau pour montrer à ce faux art ce qu'était autrefois la beauté.
LXIX
Il ne manque rien à tout ce que les yeux du monde voient en toi que les
pensées du coeur puissent améliorer; toutes les langues qui sont la voix
des âmes te rendent cette justice, ne disant que la vérité, suivant
l'usage des ennemis, lorsqu'ils font des éloges. L'extérieur est
couronné de louanges extérieures; mais ces mêmes langues qui te rendent
si bien ce qui t'est dû affaiblissent ces éloges par d'autres accents en
voyant plus loin que ne montrent les yeux. On pénètre la beauté de ton
esprit, et ils la mesurent approximativement par tes oeuvres, en sorte
que leurs pensées avares, malgré la libéralité de leurs yeux, joignent à
la beauté de tes fleurs l'odeur désagréable des mauvaises herbes; mais
voilà pour quelle raison ton parfum ne répond pas à ta beauté: tu
pousses avec trop d'abondance.
LXX
Ce n'est pas ta faute si on te blâme. La beauté a toujours servi de but
à la calomnie. L'ornement de la perfection est le soupçon, corbeau qui
traverse l'air le plus pur des cieux. Ainsi sois seulement vertueux; la
calomnie ne fait que prouver ton mérite recherché par le temps; car le
chancre du vice s'attaque toujours aux boutons les plus parfumés, et ton
printemps se présente dans toute sa fleur et toute sa pureté. Tu as
traversé les embûches de la jeunesse sans être assailli, ou en restant
vainqueur. Cependant cet éloge ne peut pas être assez à ton honneur pour
enchaîner l'envie qui grandit toujours. Si quelque soupçon de mal ne
voilait pas ton éclat, tu régnerais seul sur tous les coeurs.
LXXI
Quand je serai mort, ne pleurez pas plus longtemps que vous n'entendrez
retentir le sombre glas funèbre, annonçant au monde que j'ai quitté ce
vilain monde pour aller vivre avec de vilains vers. Si vous lisez ces
vers, ne vous rappelez pas qui les a écrits. Je vous aime tant, que je
voudrais être banni de vos chères pensées plutôt que de vous rendre
triste en pensant à moi. Ou bien, dis-je, si vous regardez ces vers
quand je serai peut-être mélangé à l'argile, ne répétez même pas mon
pauvre nom; mais laissez votre amour passer avec ma vie, de peur que le
sage monde, s'enquérant de vos gémissements, ne se moque de vous à mon
sujet quand je n'y serai plus.
LXXII
Oh! de peur que le monde ne prenne à tâche de vous faire énumérer quel
mérite je pouvais avoir pour que vous conserviez de l'affection pour moi
après ma mort, mon ami bien-aimé, oubliez-moi tout à fait, car vous ne
pourriez pas prouver qu'il y eût en moi quelque chose digne de vous, à
moins que vous n'inventassiez quelque pieux mensonge, afin de faire pour
moi plus que mon propre mérite, en accumulant sur le pauvre mort plus
d'éloges que la vérité avare n'en voudrait accorder, de peur que votre
fidèle amour ne soit convaincu de fausseté en parlant bien de moi par
affection en dépit de la vérité; que mon nom soit enterré avec mon corps
et ne survive pas pour vous faire honte, ainsi qu'à moi, car j'ai honte
de ce que je produis, et vous devriez avoir honte aussi d'aimer des
choses qui ne valent rien.
LXXIII
Tu vois en moi le temps de l'année où il ne reste sur les branches qui
tremblent de joie que des feuilles jaunies, en petit nombre, point du
tout peut-être, choeurs nus et délabrés où chantaient naguère de gentils
oiseaux. Tu vois en moi le crépuscule de ce qui reste du jour lorsqu'il
disparaît à l'occident après le coucher du soleil, et que peu à peu la
sombre nuit, seconde édition de la mort, efface tout à fait pour tout
plonger dans le repos. Tu vois en moi les dernières lueurs de ce qui
reste d'un feu qui brûle au milieu des cendres de sa jeunesse comme sur
le lit de mort où il va expirer consumé par ce qui le nourrissait
naguère. Tu vois tout cela, et ton amour, en devient plus ardent pour
aimer ce que tu seras obligé de quitter tout à l'heure.
LXXIV
Mais sois content, lorsque cette arrestation terrible contre laquelle il
n'y a point de garantie viendra à m'entraîner, ma vie laissera dans ces
lignes quelque intérêt, qui te restera en souvenir de moi. Quand tu
repasseras ceci, tu repasseras la part de mon être qui t'était
consacrée. La terre ne peut avoir que la terre, qui lui appartient; mon
âme est à toi, c'est ce qu'il y a de meilleur en moi; tu n'auras donc
perdu que le rebut de ma vie, la proie des vers, par la mort de mon
corps, misérable conquête du couteau d'un scélérat, trop vile pour en
conserver la mémoire. Il ne vaut que par ce qu'il contient, et ce qu'il
contient, c'est ce qui te reste.
LXXV
Vous êtes à mes pensées ce que sont les aliments à la vie, les douces
averses à la terre, et pour vous posséder en paix je soutiens un combat
comme celui d'un avare avec sa richesse, tantôt il en jouit fièrement,
et d'autres fois il redoute l'âge perfide qui lui dérobera son trésor;
tantôt, je m'imagine qu'il vaut mieux être avec vous tout seul, tantôt
je préfère que le monde soit témoin de ma satisfaction; parfois servi à
souhait, je me rassasie de votre vue, d'autres fois, j'ai faim et soif
d'un regard, ne possédant et ne recherchant d'autres plaisirs que ceux
que j'ai eus ou que je puis trouver en vous. C'est ainsi que jour après
jour, je languis ou j'abuse de mes joies, dévorant tout d'un coup ou
séparé de tout.
LXXVI
Pourquoi mes vers sont-ils si stériles en orgueil nouveau, si loin de
toute variation et de tout changement rapide? Pourquoi avec le temps
n'ai-je pas l'idée de jeter un regard de côté sur les méthodes nouvelles
et leurs arrangements étranges? Pourquoi écrivé-je toujours de la même
manière, restant toujours le même, et revêtant mes inventions d'un habit
si bien connu que chaque mot dit presque mon nom, indique leur naissance
et d'où ils sont venus? Sachez, mon ami bien-aimé, que je parle toujours
de vous. Vous êtes avec l'amour mon éternel sujet; ainsi, tout ce que je
fais de mieux, c'est d'habiller d'anciennes paroles, et de recommencer à
dépenser ce que j'ai déjà dépensé, car de même que le soleil est tous
les jours nouveau et ancien, de même mon amour répète toujours ce qu'il
a déjà dit.
LXXVII
Ton miroir te montrera comment ta beauté se fane; ton cadran, comment
tes précieuses minutes s'envolent; les feuilles blanches prendront
l'empreinte de ton esprit, et tu peux goûter la science de ce livre. Les
rides que ton miroir te montrent à bon droit rappelleront à ta mémoire
les tombeaux ouverts; d'après la fuite de l'ombre sur ton cadran, tu
peux apprendre la marche perfide du temps vers l'éternité. Ce que ta
mémoire ne peut conserver, vois, transmets-le à ces espaces déserts et
tu verras que ces enfants nourris, enfantés par ton cerveau te feront
faire une nouvelle expérience de ton esprit. Toutes les fois que tu te
livreras à ces occupations, tu en profiteras et tu enrichiras ton livre.
LXXVIII
Je t'ai si souvent invoqué pour ma muse, et j'y ai trouvé une si
généreuse assistance pour mes vers, que toutes les plumes étrangères ont
adopté le même usage et dispensent leur poésie sous tes auspices. Tes
yeux qui ont appris aux muets à chanter dans les airs, à la pesante
ignorance à planer dans les cieux, ont ajouté des plumes à l'aile du
savant, et ont octroyé à la bonne grâce une double majesté. Cependant
sois fier surtout de ce que je produis, l'influence en est tienne, tout
est né de toi, tu ne fais que perfectionner le style des ouvrages
d'autrui et ajouter tes grâces à l'art de l'écrivain; mais je n'ai
d'autre art que toi, et c'est toi qui élèves ma rude ignorance jusqu'aux
hauteurs de l'érudition.
LXXIX
Tant que j'invoquais seul ton secours, mes vers possédaient seuls toute
ta bonne grâce; mais maintenant ma suave harmonie décline, ma muse
malade cède la place à une autre. Je t'accorde, mon amour, que tu es un
trop aimable sujet pour n'être pas digne du travail d'une plume plus
éloquente; mais tout ce que ton poëte invente sur ton compte, il te l'a
dérobé et te le rend de nouveau. Il te prête la vertu et c'est à ta
conduite qu'il a emprunté ce mot; il t'orne de beauté, et c'est sur tes
joues qu'il l'a trouvée; il ne peut t'accorder d'autres éloges que ceux
dont il trouve en toi la manière. Ne lui rends donc pas grâces de ce
qu'il te dit, puisque tu payes toi-même ce qu'il te doit.
LXXX
Oh! comme je suis abattu quand je parle de vous, sachant qu'un esprit
supérieur au mien use de votre nom, dépense toutes ses forces à le louer
pour me lier la langue quand je célèbre votre renommée! Mais puisque
votre mérite, aussi vaste que l'Océan, porte sur ses ondes la voile la
plus modeste comme la plus orgueilleuse, ma téméraire petite barque,
bien inférieure à la sienne, se montre audacieusement sur votre large
sein, vos bas-fonds me suffisent pour flatter tandis qu'il vogue sur vos
abîmes insondables; si je fais naufrage, je ne suis qu'un bateau sans
valeur; pour lui, sa mâture est élevée et sa tournure est fière; s'il
réussit et que j'échoue, ce qu'on peut dire de pis, c'est que mon amour
a fait ma perte.
LXXXI
Ou bien je vivrai pour faire votre épitaphe, ou vous survivrez quand je
pourrirai en terre; la mort ne peut enlever d'ici-bas votre mémoire,
bien qu'on puisse tout oublier sur mon compte. Votre nom trouvera ici
une vie immortelle, bien que pour moi, une fois parti, je doive mourir
pour le monde entier; la terre n'a pour moi qu'un tombeau vulgaire, mais
vous resterez enseveli dans les regards des hommes. Mes vers vous seront
un monument que reliront des yeux non encore engendrés, et des langues à
venir répéteront vos mérites quand tous ceux qui respirent en ce monde
seront morts. Vous vivrez encore, tant ma plume a de vertu, là où la vie
respire surtout, c'est-à-dire dans la bouche des hommes.
LXXXII
Je le veux bien, tu n'avais pas épousé ma muse, par conséquent tu peux
sans infidélité, jeter un coup d'oeil sur les phrases de dédicace
qu'emploient les auteurs pour célébrer leur noble sujet, homme de tous
les livres. Tu es aussi parfait en connaissances que par ton teint, ton
mérite a des limites au delà de mes éloges, et tu es par conséquent
obligé de chercher de nouveau quelque empreinte plus récente des progrès
de nos jours. Fais-le, mon bien-aimé, mais lorsqu'ils auront imaginé
tous les traits ampoulés que peut prêter la rhétorique, tu n'en resteras
pas moins fidèlement représenté dans les paroles simples et vraies de
ton véridique ami, leurs peintures grossières sont bonnes lorsque les
originaux manquent de sang pour colorer leurs joues, pour toi, c'est
abuser que d'en user.
LXXXIII
Je n'ai jamais vu que vous eussiez besoin d'être fardé, c'est pourquoi
je n'ai point ajouté de fard à votre beauté. Je me suis aperçu ou j'ai
cru m'apercevoir que vous étiez au-dessous de l'offre stérile de la
dette d'un poëte, c'est pourquoi j'ai dormi en parlant de vous, afin que
vous pussiez montrer, puisque vous êtes en vie, combien une plume
vulgaire peut, en parlant du mérite, rester en dessous du mérite qui
fleurit en vous. Vous m'imputez ce silence à péché, et ce sera ma gloire
d'être resté muet, car je ne fais pas tort à votre beauté en gardant le
silence, tandis que d'autres ouvrent une tombe en voulant donner la vie;
il y a plus de vie dans l'un de vos beaux yeux que vos deux poëtes n'en
peuvent imaginer à votre louange.
LXXXIV
Qui est-ce qui en dit davantage? qui est-ce qui pourrait en dire
davantage que ce grand éloge: vous seul êtes vous? Dans quelles régions
réside le trésor qui pourrait montrer où vécut votre égal? La plume qui
ne sait pas prêter quelque éclat à son sujet est bien misérablement
pauvre, mais celui qui parle de vous, s'il peut dire que vous êtes
vous-même, prête ainsi de la dignité à son récit, en se contentant de
copier ce qui est écrit en vous, sans gâter ce que la nature a rendu si
visible; et cette copie fera honneur à son esprit et vaudra partout à
son style des éloges. Vous ajoutez une malédiction à toutes vos beautés
et à tous vos dons, vous aimez à être loué, ce qui ne vaut rien pour
votre louange.
LXXXV
Ma muse a la langue liée; mais, par décence, elle reste en repos, tandis
que des commentaires, à votre honneur, soigneusement compilés, sont
conservés en lettres d'or dans des phrases revues par toutes les muses.
Je médite de bonnes pensées, pendant que d'autres écrivent de bonnes
paroles, et, comme un chantre illettré, je réponds «Amen!» à toutes les
hymnes que produit cet habile esprit, sous une forme soignée avec une
plume raffinée. En vous entendant vanter, je dis «c'est bien cela, c'est
vrai;» et à tous ces éloges j'ajoute quelque chose de plus, mais c'est,
dans mes pensées, là où l'amour pour vous tient son rang comme par le
passé, en dépit des paroles qui viennent les dernières; faites donc cas
des autres pour leur éloquence et paroles, faites cas de moi pour mes
pensées muettes, qui ne parlent qu'en actions.
LXXXVI
Est-ce l'élan impétueux de ces grands vers, lancés à pleines voiles,
pour arriver jusqu'à une prise trop précieuse, jusqu'à vous, qui a
renfoncé dans mon cerveau les pensées que j'y avais mûries, leur donnant
pour tombeau le sein où elles avaient grandi? Était-ce son esprit,
instruit par les esprits à écrire au-dessus de la portée des mortels,
qui m'a frappé de mort? Non, ce n'est ni lui, ni les compères qui lui
prêtent la nuit leur concours qui ont glacé mes vers. Ce n'est ni lui,
ni cet esprit affable et familier qui, toutes les nuits, le rassasie
d'intelligence, qui peuvent se vanter de m'avoir imposé silence, je n'ai
souffert d'aucune terreur venue de là. Mais, lorsque vous lui avez prêté
votre concours pour perfectionner ses vers, mon sujet m'a manqué, les
miens en ont été affaiblis.
LXXXVII
Adieu! tu es trop précieux pour que je te possède, et il est probable
que tu sais ta valeur. La charte de ton mérite t'assure ta liberté, mes
droits sur toi ont tous un terme; car quelle prise ai-je sur toi, si ce
n'est ce que tu m'as donné? En quoi ai-je mérité une si grande richesse?
Je ne possède point de droit à ce beau présent, en sorte que voilà mon
privilége qui m'échappe. Tu t'es donné, sans savoir ce que tu valais, ou
bien en te méprenant sur moi à qui tu le donnerais; ainsi ton grand don
né d'une méprise rentre entre tes mains, sur plus mûr jugement. Je t'ai
possédé ainsi comme un rêve nous flatte, j'ai été roi en dormant; en me
réveillant, il n'en est plus question.
LXXXVIII
Quand tu seras disposé à me traiter légèrement et à donner mon mérite en
butte au mépris, je combattrai pour toi contre moi-même, et je prouverai
que tu es vertueux, tout en étant parjure. Comme je connais mieux que
personne mes propres faiblesses, je ferai valoir en ton nom une histoire
de défauts cachés qui me fera tort, et toi en me perdant tu acquerras
une grande gloire, ce à quoi je gagnerai aussi, puisque attachant sur
toi toutes mes tendres pensées le mal que je me ferai, s'il t'est
avantageux, il aura pour moi un double avantage. Tel est mon amour pour
toi, je t'appartiens si complétement que je veux porter tous les torts
pour soutenir ton droit.
LXXXIX
Dis que tu m'as abandonné pour quelque défaut, et je m'étendrai sur
cette offense, parle de mon infirmité, et je me mettrai tout de suite à
boiter, je ne me défendrai point contre tes raisons. Mon amour, tu ne
peux pas me traiter aussi mal que je me traiterai moi-même, en assignant
une raison au changement que tu désirais; sachant tes volontés, je
couperai court à nos relations, je me donnerai l'air d'un étranger, je
m'absenterai de tes promenades, ma langue ne prononcera plus ton nom
chéri, de peur de lui faire tort et de le profaner en parlant peut-être
de notre ancienne amitié. A cause de toi, je me jure inimitié à
moi-même, car je ne puis pas aimer celui que tu détestes.
XC
Maintenant déteste-moi si tu veux, maintenant si tu dois me détester un
peu, pendant que le monde est disposé à contrarier mes désirs, fais
alliance avec la fortune ennemie, fais-moi plier, et n'arrive pas en
arrière-garde comme dernière perte. Ah! quand mon coeur aura échappé à
cette douleur, ne viens pas sur les derrières d'un malheureux vaincu; ne
donne pas un lendemain pluvieux à une nuit agitée, pour faire tienne une
ruine décidée. Si tu me veux quitter, ne me quitte pas le dernier, quand
tous les autres petits chagrins m'auront porté leur coup, mais viens au
début, afin que je goûte dès l'abord les dernières extrémités de la
puissance de la fortune; alors d'autres séries de douleurs, qui me
semblent maintenant des douleurs, ne seront plus rien auprès de ta
perte.
XCI
Les uns se font gloire de leur naissance, les autres de leur habileté;
d'autres de leur richesse, d'autres de leur force corporelle; d'autres
encore de leurs vêtements, quoique la nouvelle coupe soit peu heureuse;
d'autres enfin de leurs faucons ou de leurs lévriers, ou de leur cheval;
et chaque caprice a son plaisir spécial, qui l'enchante plus que tout le
reste; mais ces détails ne me touchent guère; je mets tous mes biens en
un seul. Ton amour vaut mieux pour moi qu'une haute naissance; pour moi,
il est plus riche que la richesse, plus glorieux que les vêtements
précieux, plus charmant que ne le sont des faucons ou des chevaux. En te
possédant, je me vante de posséder l'orgueil de tous les hommes.
Malheureux en ceci seulement, c'est que tu peux m'enlever tout cela, et
me rendre parfaitement misérable.
XCII
Mais fais tout ce que tu pourras pour te dérober à moi, jusqu'au terme
de ma vie je suis assuré de te posséder, et la vie ne durera pas pour
moi plus que ton amour, car elle dépend de cet amour. Je n'ai donc pas à
craindre la pire des souffrances, puisque ma vie doit finir avec la
moindre. Je sais qu'un état meilleur que celui qui dépend de ton caprice
m'est réservé. Tu ne saurais me troubler par ton esprit inconstant,
puisque ma vie repose sur ta révolte. Oh! quel bonheur est le mien,
heureux d'avoir ton amour, heureux de mourir! Mais qu'y a-t-il d'assez
complétement beau pour ne pas craindre une souillure? Tu peux me trahir,
sans que j'en sache rien.
XCIII
Je vivrai donc ainsi, supposant que tu es fidèle, comme un mari trompé.
Le visage de l'amour pourra me sembler toujours le même, quoiqu'il soit
changé de nouveau; tes regards seront pour moi, ton coeur sera ailleurs:
car la haine ne peut vivre dans tes yeux, de sorte que je ne pourrai
apercevoir ton changement à mon égard. Souvent l'histoire d'un coeur
faux est écrite dans un regard, dans une moue, dans un air sombre, dans
des rides bizarres; mais en te créant le ciel a voulu que le doux amour
demeurât à jamais sur ton visage; quels que soient tes pensées ou les
mouvements de ton coeur, tes yeux ne parlent jamais que de douceur.
Combien ta beauté devient semblable à la pomme d'Ève, si ta douce vertu
ne répond pas à l'apparence!
XCIV
Ceux qui ont le pouvoir de faire du mal et qui ne veulent pas faire ce
dont ils semblent le plus capables, qui émeuvent les autres et restent
eux-mêmes comme un bloc de marbre, indifférents, glacés, et lents à la
tentation, héritent avec justice des grâces du Ciel et savent épargner
les richesses de la nature; ils sont maîtres et seigneurs de leurs
visages, les autres ne sont que les intendants de leur mérite. La fleur
de l'été est douce pour l'été, quoique pour elle-même elle ne fasse que
vivre et mourir; mais si cette fleur devient une vile infection, la plus
vile mauvaise herbe la surpasse en dignité; car les plus douces choses
deviennent parfois les plus amères; les lis qui empestent ont une bien
plus mauvaise odeur que les mauvaises herbes.
XCV
Combien tu rends aimable et douce la honte qui souille, comme un ver au
coeur d'une rose odorante, la beauté de ton nom à peine entr'ouvert! Oh!
dans quelles douceurs ne sais-tu pas enfermer tes péchés! Cette langue
qui raconte l'histoire de ta vie, en faisant sur tes plaisirs des
commentaires licencieux, ne peut en quelque sorte te blâmer qu'en te
louant; en prononçant ton nom, on donne de l'attrait à de fâcheux
rapports. Oh! quelle demeure ont les vices qui t'ont choisie pour leur
habitation! Toi dont le voile de la beauté couvre tous les défauts, et
transforme en charmes tout ce que les yeux peuvent apercevoir. Sache
faire usage, mon cher coeur, de cet immense privilége; le couteau le
mieux affilé s'émousse lorsqu'on ne sait pas s'en servir.
XCVI
Les uns disent que ton défaut, c'est la jeunesse, les autres que c'est
le libertinage; d'autres disent que ton charme, c'est la jeunesse, et la
douce gaieté; tous aiment plus ou moins ta grâce et tes défauts; tu
changes en grâces les défauts qui t'appartiennent. De même que sur le
doigt d'une reine assise sur son trône, on trouve du prix au bijou le
moins précieux; de même les erreurs qui sont tiennes se transforment en
vérités, et passent pour des choses vraies. Combien d'agneaux le loup
cruel pourrait séduire, s'il pouvait prendre l'apparence d'un agneau!
Combien tu pourrais entraîner de ceux qui te contemplent, si tu voulais
user de tout ton pouvoir! Mais n'en fais rien; je t'aime de telle sorte,
qu'étant à moi, ta bonne renommée est mienne!
XCVII
Ah! que mon absence loin de toi, charme de l'année qui s'écoule, a
ressemblé à un hiver! Quel frimas j'ai ressenti! Combien j'ai vu de
jours sombres! Partout la nudité du vieux décembre! Et pourtant, ces
jours où j'étais loin de toi étaient des jours d'été; l'automne
enfantait, pleine de riches trésors portant le pesant fardeau du
printemps, comme le sein d'une veuve après la mort de son époux. Et
cependant cette abondante postérité ne m'apparaissait que comme une
espérance d'orphelins, et un fruit sans père; mais l'été et ses plaisirs
t'accompagnent; si tu t'éloignes, les oiseaux eux-mêmes sont muets; ou,
s'ils chantent, c'est avec un accent si triste, que les femelles
pâlissent et redoutent l'approche de l'hiver.
XCVIII
J'ai été loin de vous au printemps, lorsqu'Avril à l'orgueilleux
bariolage, revêtu de tous ses atours, répandait sur toute chose un bel
esprit de jeunesse, que le pesant Saturne riait et sautait avec lui. Et
cependant ni le chant des oiseaux, ni le doux parfum des fleurs à
l'odeur et aux nuances variées, n'ont pu me faire chanter un refrain
d'été, ni les cueillir du fier sein où elles croissaient. Je n'ai pas
admiré la blancheur des lis; ni loué le sombre vermillon de la rose;
tout cela n'était que des douceurs, des joies figurées, copiées sur
vous, vous modèle de toutes les beautés. Je me croyais encore en hiver,
et vous absente, je jouais avec tout cela comme avec votre ombre.
XCIX
Et je grondais ainsi la précoce violette. Charmante voleuse, où as-tu
dérobé ton doux parfum, si ce n'est au souffle de mon amour? Tu as trop
vivement coloré dans ses veines l'orgueil qui rougit ta douce joue. Je
reprochais au lis d'avoir emprunté ta main, et aux boutons de marjolaine
d'avoir volé tes cheveux; les roses tremblaient sur les épines, l'une
rouge de honte, l'autre blanche de désespoir; une troisième, ni rouge ni
blanche, avait pris un peu des deux autres, et à son larcin elle avait
ajouté ton souffle embaumé; mais pour la punir, dans l'orgueil de toute
sa beauté, une chenille envieuse la dévorait. J'ai vu beaucoup d'autres
fleurs, mais je n'en ai pas vu une seule qui ne t'eût dérobé son parfum
ou sa couleur.
C
Où donc es-tu, muse, toi qui oublies si longtemps de parler, de ce qui
te donne toute ta puissance? Dépenses-tu ta vigueur pour quelque sujet
indigne, et diminues-tu ta force, en la prêtant à quelque chant frivole
et vil? Reviens, muse oublieuse, et répare bien vite par de doux accents
un passé si mal employé; chante pour l'oreille qui estime tes vers et
qui donne à ta plume du talent et de la puissance. Lève-toi, muse
oisive, et regarde si le Temps a gravé quelque ride sur le doux visage
de mon bien-aimé. S'il y en a une seule, fais la satire de la décadence,
fais mépriser partout les ravages du temps. Donne à mon amour une
renommée plus prompte que le Temps n'use la vie; tu pourras ainsi
arrêter sa faux et son couteau recourbé.
CI
O muse vagabonde, comment te feras-tu pardonner de négliger ainsi la
vérité retrempée dans la beauté? La vérité et la beauté dépendent toutes
deux de mon amour, et tu fais comme elles; tu trouves là ta dignité.
Réponds, muse, ne diras-tu pas par hasard: «La vérité n'a pas besoin
qu'une autre couleur s'ajoute à sa couleur, la beauté n'a pas besoin
d'un crayon pour faire ressortir la vérité de la beauté, ce qui est
parfait l'est plus encore, lorsqu'on ne le mélange pas?» Parce que la
louange n'est pas nécessaire, veux-tu rester muette? n'excuse pas ainsi
ton silence; car il dépend de toi de le faire survivre à une tombe toute
dorée, et de lui assurer les éloges des siècles à venir. Remplis donc
ton office, ô muse. Je t'apprendrai comment il faut le faire vivre dans
la postérité tel qu'il apparaît aujourd'hui.
CII
Mon amour est plus fort, quoique plus faible en apparence; je n'aime pas
moins, quoique je paraisse moins aimer. C'est un amour vénal, que celui
dont la bouche va partout publiant la riche valeur; notre amour était
jeune, et encore dans son printemps, quand j'avais coutume de le
célébrer dans mes vers; semblable à Philomèle qui chante au plus fort de
l'été, et fait taire son chalumeau quand les jours prennent de la
maturité. Non que l'été soit moins agréable aujourd'hui que lorsque ses
hymnes mélancoliques faisaient faire silence à la nuit; mais tous les
rameaux sont chargés d'une musique plaintive, et les plaisirs qui
deviennent communs perdent leur charme précieux. Comme elle, je me tais
parfois, car je ne voudrais pas vous importuner de mes chants.
CIII
Hélas! quelle pauvreté montre ma muse, quand elle a un tel sujet pour
déployer son orgueil! La vérité toute nue a plus de valeur que lorsque
tous mes éloges viennent s'y ajouter. Oh! ne me blâmez pas si je ne puis
plus écrire! Regardez dans votre miroir, et vous y verrez un visage qui
vient détruire toutes mes grossières inventions, qui ôte tout prix à mes
vers, et me couvre de honte. Ne serait-il donc pas criminel, en voulant
corriger, de gâter ce qui était auparavant beau? Car mes vers tendent
uniquement à dire vos charmes et vos mérites; et votre miroir, quand
vous le regardez, vous montre plus, bien plus que ne sauraient dire mes
vers.
CIV
Pour moi, mon bel ami, vous ne serez jamais vieux, car votre beauté me
paraît être aujourd'hui telle que je la vis quand je vous contemplai
pour la première fois. Le froid de trois hivers a fait tomber des forêts
l'orgueil de trois étés; j'ai vu dans le cours des saisons trois beaux
printemps se transformer en automnes jaunissantes; trois fois les
parfums d'avril ont été consumés par les chaleurs de juin, depuis que je
vous ai vu pour la première fois dans votre fraîcheur, vous qui êtes
encore vert. Ah! pourtant la beauté, comme l'aiguille d'un cadran, se
dérobe peu à peu, sans qu'on voie sa marche, de même votre teint
charmant, que je crois voir toujours le même, ne reste pas immobile, et
mes yeux peuvent me tromper. Entends donc ceci, ô toi, âge encore à
naître; avant que vous fussiez né, l'été de la beauté était mort.
CV
Qu'on n'appelle pas mon amour une idolâtrie! Qu'on ne dise pas que mon
bien-aimé est une idole, puisque tous mes chants et toutes mes louanges
doivent à jamais le célébrer, lui et toujours lui. Mon ami est bon
aujourd'hui, bon demain, toujours constant dans une perfection
merveilleuse: ainsi mes vers, réduits à chanter la constance,
n'expriment qu'une seule chose, et renoncent à toute variété. Beau, bon
et fidèle, voilà tout mon sujet. Beau, bon et fidèle, en empruntant
d'autres expressions et je dépense tout ce que j'ai d'invention à opérer
ce changement, à mettre en un seul trois thèmes, qui me donnent une
marge inouïe. On a souvent vu séparées, la beauté, la bonté et la
fidélité, mais jusqu'à ce jour, elles ne s'étaient jamais réunies en une
seule personne.
CVI
Quand je vois, dans les chroniques du temps passé, des descriptions des
plus belles personnes, et de beaux vieux vers en l'honneur de dames qui
sont mortes et de charmants seigneurs; alors, dans le blason des
perfections de la beauté, de la main, du pied, de la lèvre, de l'oeil,
du front, je vois que les plumes antiques ont voulu exprimer la beauté
que vous possédez aujourd'hui. Toutes leurs louanges ne sont que des
prophéties de notre temps, elles vous annoncent toutes; si ce n'était
qu'ils vous ont contemplée avec des yeux prophétiques, ils n'auraient
pas eu assez de talent pour chanter vos mérites. Car nous, qui voyons
maintenant le temps présent, nous avons des yeux pour admirer, mais nos
langues sont inhabiles à vous célébrer.
CVII
Ni mes propres craintes, ni l'âme prophétique du vaste univers qui rêve
aux choses à venir, ne peuvent assigner une durée à mon fidèle amour, ni
le regarder comme exposé à une condamnation fatale. La lune mortelle a
supporté son éclipse, et les tristes augures se rient de leurs propres
présages. Les incertitudes sont maintenant parfaitement certaines et la
paix proclame d'éternelles branches d'olivier. Mon amie est
resplendissante de la rosée de ce temps embaumé, et la mort s'incline
devant moi, puisqu'en dépit d'elle je vivrai dans ces pauvres vers,
tandis qu'elle insulte à des tribus stupides et muettes. Et toi, tu
trouveras ici un monument à ta louange, lorsque les cimiers et les
tombeaux de bronze des tyrans auront disparu.
CVIII
Qu'y a-t-il dans le cerveau que l'encre puisse retracer, et que mon
fidèle coeur n'ait pas dépeint pour toi? Quoi de nouveau à dire, quoi de
nouveau à enregistrer, pour exprimer mon amour ou ton mérite accompli?
Rien, cher enfant; mais cependant, il faut que je redise chaque jour la
même chose, comme de saintes prières. Je ne trouve vieux rien de vieux;
tu es à moi, je suis à toi, comme le jour où pour la première fois j'ai
célébré ton nom charmant. L'amour éternel dans la nouvelle enveloppe de
l'amour ne craint ni la poussière ni les outrages du temps; il ne laisse
point de place à des rides nécessaires, l'antiquité lui appartient à
tout jamais, et il trouve la première invention de l'amour là où le
temps et les formes extérieures voudraient faire croire que l'amour est
mort.
CIX
Oh! ne dites jamais que je n'étais pas fidèle, lors même que mon absence
semblerait pouvoir faire douter de ma flamme. Il me serait aussi facile
de me quitter moi-même, que de m'éloigner de mon âme qui repose dans ton
sein. C'est la demeure de mon amour: si j'ai erré au loin comme ceux qui
voyagent, je reviens enfin, au jour dit, et toujours le même, et
j'apporte moi-même de l'eau pour laver ma souillure. Bien que toutes les
erreurs qui assiégent tous les hommes aient régné en moi, ne crois
jamais que mon coeur ait pu être assez honteusement souillé pour ne
compter pour rien tous les mérites. Je ne vois rien dans ce vaste
univers, rien que toi, ma rose; tu es mon tout.
CX
Hélas! il est vrai, j'ai erré çà et là et j'ai pris l'habit d'un
paillasse au vu de tous; j'ai blessé mes propres sentiments, fait peu de
cas de ce qu'il y a de plus précieux; et j'ai fait de vieux crimes avec
des affections nouvelles. Il est trop vrai que j'ai contemplé la vérité
d'un oeil oblique et mécontent; mais, à tout prendre, ces écarts ont
donné à mon coeur une jeunesse nouvelle, et mes tristes essais m'ont
prouvé que tu valais mieux que tout le reste. Maintenant tout est
terminé; possède ce qui n'aura pas de terme. Je n'aiguiserai plus jamais
mon appétit dans de nouvelles épreuves, pour juger une plus ancienne
amie, un Dieu d'amour, qui est désormais tout pour moi. Accueille-moi
donc favorablement, toi qui es mon ciel, et reçois-moi sur ton sein si
pur et si tendre.
CXI
Oh! par amour pour moi, blâmez la Fortune, cette déesse coupable de mes
mauvaises actions, qui n'a pourvu à mon existence qu'en me forçant de
faire appel au public, qui engendre les moeurs publiques. C'est pour
cela que mon nom reçoit une flétrissure, et que ma nature porte presque
l'empreinte de son travail, comme la main du teinturier; plaignez-moi
donc, et souhaitez que je pusse me renouveler. Patient docile, je boirai
des potions de vinaigre; je ne trouverai amère aucune amertume si elle
peut combattre ma terrible maladie; j'accepterai tout châtiment qui
pourra me corriger. Plaignez-moi donc, cher ami, et je vous assure que
votre pitié suffira pour me guérir.
CXII
Votre amour et votre pitié effacent la marque que le scandale vulgaire a
imprimée sur mon front. Que m'importe qu'on dise du bien ou du mal de
moi, pourvu que vous abritiez mes défauts, et que vous approuviez mes
qualités. Vous êtes pour moi l'univers entier, et je dois m'efforcer de
recueillir de votre bouche soit le blâme soit la louange. Personne
d'autre n'est rien pour moi, je ne me soucie de personne; que la
destinée ou le jugement du monde me traite bien ou mal. Je jette dans un
si profond abîme tout souci des autres voix, que la langue de ma vipère
ne peut plus ni critiquer ni flatter. Voyez comment je me console de
l'oubli: Vous êtes si profondément établie dans mon âme, que tout le
reste du monde me paraît mort.
CXIII
Depuis que je vous ai quittée, mon oeil est dans mon coeur, et ce qui me
conduit à travers le monde n'accomplit qu'à demi ses fonctions, et est à
moitié aveugle; il a l'air de voir, mais en réalité, il est absent; car
il ne transmet à mon coeur aucune forme d'oiseau ni de fleur, dont il
s'empare; l'esprit n'a point de part à sa rapide perception, et ne
retient pas par lui-même ce qu'il saisit: car s'il voit le spectacle le
plus affreux ou le plus charmant, la plus douce physionomie, ou la
créature la plus difforme, une montagne ou l'Océan, le jour ou la nuit,
un corbeau ou une colombe, il les revêt de votre forme. Incapable de
plus, absorbé en vous, mon esprit trop fidèle me fait mentir.
CXIV
Peut-être mon coeur, rempli de votre image, accepte-t-il cette
flatterie, qui est le fléau des souverains? Ou bien dirai-je que mon
oeil dit vrai, et que votre amour lui a enseigné ce miracle d'alchimie?
Il transforme des monstres et des objets odieux en chérubins qui
ressemblent à votre charmante personne, faisant de tout ce qui est
mauvais un tout parfait, dès que les objets sont soumis à ses rayons.
Oh! j'avais raison au début; mon oeil est un flatteur, et mon grand
coeur l'accepte royalement. Mon oeil sait bien ce qui charme son goût,
et il prépare la coupe pour son palais. S'il est empoisonné, le mal
n'est pas grand, puisque mon oeil l'aime, et commence tout le premier.
CXV
Les vers que j'ai écrits jadis en ont menti; surtout ceux qui ont dit
que je ne pouvais pas vous aimer plus tendrement; et cependant je ne
concevais pas alors comment ma flamme alors si vive pourrait encore
devenir plus ardente. Je songeais au temps, dont les innombrables
accidents viennent annuler les voeux, et changer les décrets des rois,
altèrent la sainte beauté, émoussent les désirs les plus vifs, et font
changer d'objet aux esprits les plus puissants; hélas, puisque je
craignais la tyrannie du temps, ne pouvais-je pas dire alors:
«Maintenant je vous aime mieux que jamais?» J'étais certain de
l'incertitude des choses, je couronnais le présent, je doutais du reste.
L'amour est un enfant; n'aurais-je donc pu le dire, et promettre une
entière croissance à qui croît aujourd'hui?
CXVI
Je n'admets point d'obstacles qui puissent entraver le mariage de coeurs
fidèles. Ce n'est pas de l'amour qu'un amour qui change quand il trouve
du changement, ou qui succombe et s'éloigne quand on s'éloigne de lui.
Oh! non! c'est un fanal inébranlable qui contemple les tempêtes, sans
jamais se laisser émouvoir par elles; c'est une étoile pour toutes les
barques errantes; on ignore sa valeur, bien qu'on puisse mesurer la
hauteur où il se trouve. L'amour n'est pas le jouet du temps, quoiqu'il
frappe de sa faucille recourbée les lèvres et les joues vermeilles;
l'amour ne change pas avec les heures et les semaines rapides, mais il
dure jusqu'au dernier jour. Si c'est une erreur, et qu'on puisse me le
prouver, je n'ai jamais écrit, et nul homme n'a jamais aimé.
CXVII
Accusez-moi en disant que j'ai gaspillé tout ce dont j'aurais dû
récompenser votre rare mérite; que j'ai oublié de faire appel à votre
précieux amour, auquel me rattachent tous les jours tant de liens; que
j'ai souvent vécu parmi des coeurs inconnus et négligé vos droits si
chèrement achetés; que j'ai laissé le vent enfler toutes les voiles qui
pouvaient me transporter bien loin de vous. Notez tous mes caprices et
toutes mes erreurs; accumulez vos reproches fondés sur des preuves
véritables; regardez-moi d'un oeil courroucé, mais ne me tuez pas dans
votre haine qui s'éveille, puisque je dis, pour me défendre, que j'ai
cherché à mettre à l'épreuve la constance et la vertu de votre amour.
CXVIII
De même que pour aiguiser notre appétit, nous approchons de notre palais
des boissons acides; de même que pour prévenir des maladies encore à
naître, nous sommes malades pour éviter la maladie, quand nous nous
purgeons; de même, moi qui étais tout plein de votre inaltérable
douceur, j'ai voulu me nourrir de sauces amères, et las de mon
bien-être, j'ai trouvé une sorte de plaisir à être malade, avant que
cela fût vraiment nécessaire. C'est ainsi que ma politique amoureuse, en
voulant prévenir des maux qui n'existaient pas, a créé des maux
certains, et amené le trouble dans une santé qui, fatiguée du bien,
avait voulu être guérie par le mal. Mais par là j'ai appris, et je tiens
la leçon pour bonne, que les drogues empoisonnent celui qui avait pu se
lasser de vous.
CXIX
Ah! combien j'ai bu de boissons faites de larmes de sirènes, distillées
dans des alambics aussi effroyables que l'enfer: j'ai craint en
espérant, et j'ai espéré en craignant, perdant toujours quand je me
croyais près de gagner! Quelles déplorables erreurs a commises mon
coeur, tandis qu'il se croyait plus heureux qu'il ne l'avait jamais été!
Combien mes yeux ont erré loin de leur sphère, dans la folie de cette
fièvre insensée! O bénéfice du mal! je comprends aujourd'hui que ce
qu'il y a de meilleur est rendu meilleur encore par le mal; et l'amour
détruit, lorsqu'il se relève, devient plus beau, plus fort, plus grand
qu'au premier abord. Je reviens suffisamment châtié, et je gagne à ma
souffrance trois fois plus que je n'ai perdu.
CXX
Je suis bien aise aujourd'hui que vous ayez été jadis si froide à mon
égard, et il faut que je me courbe sous le poids de ma faute, en
souvenir du chagrin que je ressentis alors, à moins que mes nerfs ne
soient d'airain ou d'acier martelé. Car si ma froideur vous a autant
fait souffrir que j'ai souffert jadis de la vôtre, vous avez dû passer
votre temps en enfer. Et moi, tyran que je suis, je n'ai pas songé à
peser ce que m'avait autrefois coûté votre crime. Oh! si votre nuit de
douleur m'avait rappelé combien le vrai chagrin déchire le coeur, et si
je vous avais offert, comme vous me l'offrîtes alors, l'humble onguent
qui guérit les coeurs blessés! mais votre faute d'autrefois m'est un
gage. La mienne paye la rançon de la vôtre, et la vôtre doit payer ma
rançon.
CXXI
Il vaut mieux être vil que d'être estimé vil, si, lorsqu'on ne l'est
pas, on vous reproche de l'être; le plaisir le plus légitime est
condamné quand il est jugé, non sur notre sentiment, mais sur celui des
autres. Car pourquoi les regards traîtres et faux des autres
viendraient-ils troubler mon sang généreux? Ou pourquoi y a-t-il, autour
de mes faiblesses, des espions plus faibles encore qu'elles, et qui
trouvent mal ce que je crois bien? Non, je suis ce que je suis, et ceux
qui mesurent mes fautes me prêtent leurs propres erreurs: je puis être
droit, quoiqu'ils soient eux-mêmes de travers: il ne faut pas envisager
mes actes par leurs méchantes pensées; à moins qu'ils ne soutiennent ce
mal général, que tous les hommes sont mauvais, et qu'ils triomphent dans
leur perversité.
CXXII
Les tablettes que tu m'as données, sont gravées dans mon esprit avec un
souvenir durable qui subsistera bien au delà du temps présent, de ce
rang insignifiant, et jusqu'à l'éternité: ou du moins aussi longtemps
que la nature laissera subsister mon esprit et mon coeur, jusqu'à ce
qu'ils abandonnent au triste oubli leur part de toi, ton souvenir ne
pourra jamais s'effacer. Ces pauvres tablettes n'en sauraient contenir
autant, et je n'ai pas besoin de porter en compte ton précieux amour;
aussi ai-je eu l'audace de les donner à d'autres, pour me confier à des
tablettes plus capables de le recevoir: garder un objet destiné à me
faire souvenir de toi, ce serait faire entendre que je pourrais
t'oublier.
CXXIII
Non! Tu ne pourras te vanter, oh! temps, de ce que je change: les
pyramides construites avec un art nouveau, n'ont pour moi rien de
nouveau, ni de singulier: elles ne sont qu'une autre forme d'un ancien
spectacle. Le temps est court pour nous, aussi nous admirons ce que tu
nous présentes d'ancien; et nous préférons croire que cela est né
suivant notre fantaisie plutôt que de croire que nous l'avons déjà
entendu raconter. Je te porte un défi à toi dans tes annales; le présent
ni passé n'ont rien qui me surprennent; car tes récits mentent comme ce
que nous voyons nous-mêmes: ta constante précipitation grandit ou
diminue les objets; voici ce dont je fais voeu, et ce qui durera à
jamais, c'est que je serai fidèle, en dépit de ta faux et de toi.
CXXIV
Si mon précieux amour n'était que l'enfant de la grandeur, la Fortune
pourrait renier cet enfant bâtard, aussi sujet à l'amour ou à la haine
du Temps que de l'ivraie cueillie au milieu de l'ivraie, ou des fleurs
parmi d'autres fleurs. Mais non, il a grandi loin des accidents du sort;
il ne souffre pas au milieu d'une pompe souriante, il ne succombe pas
aux coups du sombre mécontentement, selon que la mode l'y invite; il ne
craint pas la politique, cette hérétique qui fait son oeuvre dans un
bail d'heures rapides, mais il reste debout, suprême politique, qui ne
grandit pas avec la chaleur, et que ne sauraient noyer les orages. J'en
prends à témoin ces fous du temps, qui meurent pour le bien, après avoir
vécu pour le crime.
CXXV
Que m'importerait de porter le dais, d'honorer dans la forme ce qui est
extérieur, ou de construire pour l'éternité de vastes bases, qui
seraient moins durables que les ruines ou le néant? N'ai-je pas vu tout
perdre à ceux qui ne songeaient qu'aux biens et aux faveurs de ce monde,
qui leur rendaient les plus grands hommages, et perdaient la simple
saveur en cherchant des mélanges plus précieux? Pauvres ouvriers, qui se
consumaient en regards! Non; je veux être obséquieux dans ton coeur,
reçois mon oblation, elle est pauvre mais libre; nulle autre ne veut s'y
mêler; elle ne connaît pas l'art, mais rends-la mutuelle; je me donne
seulement à toi. Loin de moi, dénonciateur suborné! plus tu l'attaques,
et plus l'âme fidèle échappe à ton pouvoir!
CXXVI
O toi, aimable enfant, qui tiens en ton pouvoir le miroir capricieux du
Temps, et l'heure, sa faucille! Toi qui as grandi en décroissant, et qui
nous montres tes adorateurs en train de se flétrir, tandis que tu
grandis, ô charmante créature. Si la nature, souveraine maîtresse de ce
qui périt tandis que tu avances, veut encore te retenir, elle te garde
afin de déshonorer le Temps par son habileté, et de tuer les tristes
minutes. Cependant crains-la, ô toi, favori de son caprice; elle peut
retenir, mais non conserver son trésor; il faut finir par entendre son
appel; elle ne se tait que pour te rendre.
CXXVII
Jadis ce qui était noir ne passait pas pour blanc, ou, lorsqu'on le
jugeait tel, il ne portait pas le nom de beauté, mais maintenant le noir
est l'héritier successif de la beauté, et la beauté est outragée par une
honte bâtarde; car depuis que la main a pris le pouvoir de la nature,
pour embellir la laideur du faux attrait de l'art, la charmante beauté
n'a plus de nom, ni d'heure sacrée, elle est profanée, lorsqu'elle n'est
pas dans la disgrâce. Aussi les yeux de ma maîtresse sont-ils d'un noir
de corbeau, ses yeux si beaux; et ils ont air de pleurer sur celles qui,
n'étant pas nées avec le teint blanc, ne manquent d'aucun attrait, et
insultent la créature par leur charme mensonger, mais lorsqu'ils
pleurent, le chagrin leur va si bien que tout le monde dit que ta beauté
devrait revêtir cet aspect.
CXXVIII
Combien, lorsque tu joues, toi qui es ma musique, une douce musique sur
ce bois béni que font résonner tes doigts charmants, lorsque tu fais
doucement obéir cette harmonie vibrante qui étonne mon oreille, combien
souvent j'envie ces marteaux qui s'élancent pour baiser la tendre paume
de ta main, tandis que mes pauvres lèvres, qui devraient recueillir
cette récolte, rougissent à tes côtés de la hardiesse de ce bois? Pour
être ainsi caressées, elles changeraient volontiers de place et de sort
avec ces petits morceaux de bois sautillants sur lesquels tes doigts se
promènent avec une douce élégance, rendant un bois mort plus heureux que
des lèvres vivantes. Puisque ces impertinents marteaux ont un pareil
bonheur, donne-leur tes doigts, et donne-moi tes lèvres à embrasser.
CXXIX
La luxure est la dépense de l'âme dans un abîme de honte, et jusqu'à ce
qu'elle soit satisfaite, la luxure est parjure, meurtrière, sanguinaire,
digne de blâme, sauvage, excessive, grossière, cruelle, et digne
d'inspirer la méfiance dès qu'elle est satisfaite, on la méprise: on la
poursuit au delà de toute raison, et dès qu'on en a joui, on la hait au
delà de toute raison, comme une amorce placée à dessein pour rendre fou
celui qui s'y laissera prendre. On la poursuit avec folie, et la
possession vous rend fou, avant, pendant et après, elle est extrême.
Dans l'avenir elle semble un bien suprême, dans le passé, elle n'est
qu'une souffrance; d'avance, on la regarde comme une joie future, mais
après, ce n'est plus qu'un rêve: tout le monde sait cela; et cependant
personne ne sait comment éviter le ciel qui conduit les hommes dans cet
enfer.
CXXX
Les yeux de ma maîtresse ne sont rien auprès du soleil, le corail est
bien plus vermeil que ne sont ses lèvres; si la neige est blanche, ses
seins sont noirs; si les cheveux sont en fil de fer, elle a sur la tête
des fils de fer noir. J'ai vu des roses panachées, blanches et rouges,
mais je ne vois pas sur ses joues de semblables roses, et il y a des
parfums encore plus charmants que le souffle qui s'exhale des lèvres de
ma maîtresse. J'aime à l'entendre parler, et cependant je sais bien que
la musique a un son bien plus agréable; j'avoue que je n'ai jamais vu
marcher une déesse; ma maîtresse, quand elle marche, foule le sol; et
cependant, de par le ciel, je crois que mon amie est aussi précieuse que
toutes celles qu'on accable de comparaisons menteuses.