William Shakespear

Sonnets Volume 8
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Note du transcripteur.

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     Ce document est tiré de:

     OEUVRES COMPLÈTES DE
     SHAKSPEARE

     TRADUCTION DE
     M. GUIZOT

     NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
     AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
     DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES.

     Volume 8
     La vie et la mort du roi Richard III
     Le roi Henri VIII.--Titus Andronicus
     POEMES ET SONNETS:
     Vénus et Adonis.--La mort de Lucrèce
     La plainte d'une amante
     Le Pèlerin amoureux.--Sonnets.

     PARIS
     A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
     DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
     35, QUAI DES AUGUSTINS
     1863

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                               SONNETS


I.

Nous désirons voir les créatures les plus belles se multiplier afin que
la rose de la beauté ne meure jamais, et qu'au moment où les plus
avancées tombent sous les coups du Temps, leurs tendres héritières
puissent relever leur mémoire; mais toi, tu es fiancée à tes propres
yeux et à leur éclat, tu nourris la flamme de ton flambeau d'une huile
intérieure, tu produis la famine là où règne l'abondance, tu es ta
propre ennemie, tu es trop cruelle envers toi-même. Toi qui fais
maintenant le nouvel ornement du monde, toi qui annonces seule le
glorieux printemps, tu enterres dans son bouton ta satisfaction; douce
avare, tu gaspilles par ta lésinerie. Aie compassion du monde, sans
quoi, vorace que tu es, tu te joindras au tombeau pour dévorer ce qui
est dû au monde.

II.

Lorsque quarante hivers assiégeront ton front et creuseront de profondes
tranchées dans le champ de ta beauté, la fière livrée de ta jeunesse, si
fort admirée maintenant, ne sera plus qu'un vêtement déguenillé dont on
ne fera plus de cas; lorsqu'on te demandera alors ce qu'est devenue
toute ta beauté, où réside le trésor des jours de ta vigueur, ce serait
une honte insigne et une flatterie inutile de répondre qu'elle vit
encore dans tes yeux creusés et enfoncés; ne serait-ce pas un usage plus
honorable de ta beauté que de pouvoir répondre: «Mon bel enfant que
voilà peut faire mon compte et me servir d'excuse;» tu prouverais ainsi
que sa beauté t'appartient par succession! ce serait ressusciter dans ta
vieillesse et voir ton sang bouillir encore lorsque tu le sentirais
glacé dans tes veines.

III.

Regarde-toi dans ton miroir et dis au visage que tu y verras, qu'il est
temps pour ce visage d'en former un autre; si tu ne pourvois pas
maintenant à le réparer plus tard, tu trompes le monde, tu laisses une
mère sans bénédiction; car où est la belle dont le sein stérile dédaigne
la culture du laboureur? où est l'homme assez fou pour servir de tombeau
à son amour-propre pour arrêter la postérité? Tu es le miroir de ta
mère, en te voyant elle retrouve le bel avril de son printemps; de même
à travers les fenêtres de ta vieillesse, tu reverras ton âge d'or au
mépris des rides. Mais si tu vis pour qu'on oublie, meurs fille, et ton
image meurt avec toi.

IV.

Beauté prodigue, pourquoi dépenses-tu à ton profit l'héritage de tes
charmes? Les legs de la nature ne donnent rien; elle prête, et comme
elle est fraîche, elle prête à ceux qui sont libres. Belle avare,
pourquoi abuses-tu des largesses qu'elle t'a faites pour les donner à
d'autres? usurière sans profits, comment emploies-tu une somme si
immense sans venir à bout de vivre? Tu n'as commerce qu'avec toi-même,
tu te trompes donc toi-même? Eh quoi! lorsque la nature t'appellera à
rendre l'esprit, quels comptes satisfaisants pourras-tu laisser derrière
toi? Ta beauté inutile sera enterrée avec toi; si tu l'avais employée,
elle vivrait pour être ton exécuteur testamentaire.

V.

Les heures qui, par leur doux travail, ont créé ce beau regard qui
attire tous les yeux, joueront envers lui le rôle de tyrans et
détruiront ces perfections adorables, car le temps ne s'arrête jamais,
il mène l'été jusqu'à l'hiver odieux, et là le confond: la sève est
arrêtée par la gelée, les feuilles vertes sont tombées, les beautés sont
couvertes de neige, la stérilité règne partout; alors si l'essence de
l'été ne demeurait pas captive comme un prisonnier liquide dans des murs
de verre, les effets de la beauté disparaîtraient avec la beauté, elle
n'existerait plus et il n'en resterait aucun souvenir; mais les fleurs
distillées, lors même que l'hiver les atteint, ne perdent que leur éclat
extérieur, leur essence subsiste dans toute sa douceur.

VI.

Ne laisse donc pas la main rugueuse de l'hiver défigurer en toi l'été
avant que tu sois distillée; parfume quelque flacon, emplis quelque lieu
du trésor de la beauté avant de te suicider. Ce n'est pas une usure
défendue que de faire des prêts qui rendent heureux ceux qui payent
volontiers leurs dettes, c'est à toi d'enfanter un autre toi-même; dix
fois heureuse si tu en enfantes dix pour un, toi-même tu serais dix fois
plus heureuse que tu ne l'es si dix enfants nés de toi te reproduisaient
dix fois; que te ferait alors la mort si tu t'en allais en te survivant
dans ta postérité? Ne sois pas obstinée, tu es infiniment trop belle
pour servir de conquête à la mort et pour faire des vers tes héritiers.

VII.

Regarde lorsque le soleil glorieux lève à l'orient sa tête enflammée,
tous les yeux qu'il éclaire rendent hommage à sa lumière qui apparaît et
honorent de leurs regards sa majesté sacrée; lorsqu'il a gravi la pente
escarpée des cieux comme un jeune homme robuste arrivé à l'âge mûr, les
regards des mortels adorent encore sa beauté; mais lorsque, parvenu au
faîte, son char fatigué quitte lentement le jour, comme un vieillard
affaibli, les yeux, fidèles jusqu'alors, se détournent de son humble
sentier et se portent ailleurs; de même toi qui t'avances maintenant
dans ton midi, tu mourras sans qu'on prenne garde à toi, à moins que tu
n'aies un fils.

VIII.

Toi dont la voix est une musique, pourquoi écoutes-tu tristement la
musique? les douceurs ne font pas la guerre aux douceurs, la joie prend
plaisir à la joie. Pourquoi aimes-tu ce que tu ne reçois pas volontiers?
ou pourquoi reçois-tu avec plaisir ce qui te déplaît? si le véritable
accord de sons harmonieux, mariés par une heureuse union, blesse ton
oreille, ils ne font que te reprendre doucement, toi qui confonds dans
ton chant solitaire les parties que tu devrais entonner. Vois comme les
cordes doucement unies ensemble se frappent mutuellement dans une
harmonie réciproque, comme un père, un enfant et une heureuse mère qui
chantent ensemble le même air délicieux, et dont le chant sans paroles
multiples et cependant me semble te dire ceci: «Toi qui es seule, tu
seras comme si tu n'étais pas!»

IX.

Est-ce par crainte de mouiller tes yeux des larmes d'une veuve que tu te
consumes dans une vie solitaire? Ah! s'il t'arrive de mourir sans
enfants, le monde te pleurera comme une femme sans époux, le monde sera
ta veuve, se lamentera de ce que tu n'as laissé après toi aucune image
qui te rappelle, lorsque chaque veuve peut conserver en son particulier
le portrait de son mari dans son coeur en regardant les yeux de ses
enfants. Vois ce qu'un prodigue dépense dans ce monde qui ne fait que
changer de place, car le monde en jouit pourtant; mais la beauté
prodiguée a un but en ce monde, et si on la garde sans s'en servir,
celui qui la possède la détruit. Ce coeur qui peut commettre sur
lui-même un meurtre aussi honteux ne respire point d'amour pour les
autres.

X.

Fi donc! avoue que tu ne portes d'amour à personne, puisque tu es si
imprévoyante pour toi-même. Admets, si tu veux, que tu es aimée de bien
des gens; mais il est évident que tu n'aimes personne, puisque tu es
animée d'une haine si meurtrière, que tu n'hésites pas à conspirer
contre toi-même, et que tu cherches à ruiner cette belle demeure que tu
devrais tendre par-dessus tout à conserver. O change d'idée, afin que je
puisse changer d'opinion! La haine sera-t-elle mieux logée que l'aimable
amour? Sois, comme ta personne, bonne et gracieuse, montre-toi du moins
compatissante envers toi-même. Crée une image de ton visage, pour
l'amour de moi, afin que la beauté puisse survivre chez toi ou dans les
tiens.

XI.

A mesure que tu décroîtras, tu gagneras chez lui des tiers, que tu
perdras, et tu pourras tenir pour tien ce jeune sang que tu auras donné
dans toute sa jeunesse, lorsque la jeunesse te quittera. Là est la
sagesse, la beauté, la postérité; loin de là, la folie, la vieillesse et
la décadence glacée; si tous agissaient de même, le monde serait bientôt
fini, et en soixante ans on aurait le dernier mot de l'espèce humaine.
Que ceux que la nature n'a pas faits pour conserver la race, ceux qui
ont les traits durs, grossiers, et irréguliers, meurent stériles.
Regarde ceux qu'elle a le mieux doués; elle t'a donné plus encore; tu
dois libéralement user de ce don libéral, elle t'a taillée pour lui
servir de sceau, elle veut que tu laisses des empreintes de ta personne
et que tu ne laisses pas périr cet exemplaire.

XII

Quand je regarde l'horloge qui indique les heures, et que je vois le
jour brillant disparaître dans la nuit hideuse; quand je vois la
violette perdre sa fraîcheur, et des cheveux noirs argentés de lignes
blanches; quand je contemple de grands arbres dépouillés de feuilles,
eux qui jadis défendaient les troupeaux contre la chaleur; quand je vois
toute la verdure recueillie en gerbes, et emportée sur des brancards
avec une barbe blanche et hérissée, alors je me demande ce que deviendra
ta beauté, puisque toi aussi tu dois tomber parmi les dépouilles du
temps, puisque les charmes et la beauté renoncent à eux-mêmes et meurent
dès qu'ils en voient d'autres grandir, et que rien ne peut résister à la
faux du Temps, si ce n'est la postérité qui le bravera lorsqu'il te
retranchera de la terre.

XIII

O si vous étiez vous-même! Mais, bien-aimée, vous n'êtes à vous que tant
que vous vivrez ici-bas. Vous devriez vous préparer à cette fin qui vous
menace, et donner à quelque autre votre douce ressemblance. Alors cette
beauté que vous tenez à bail ne connaîtrait point de terme; alors vous
resteriez vous-même, après votre décès, lorsque votre belle postérité
reproduirait votre belle image. Qui pourrait laisser une si noble
demeure tomber en ruine, lorsque les soins pourraient la maintenir en
honneur malgré les orages et les vents des jours d'hiver, malgré la rage
stérile des frimas éternels de la mort? Oh! personne! sinon de mauvais
administrateurs. Mon cher amour, vous savez que vous avez eu un père,
que votre fils en dise autant.

XIV

Ce n'est pas aux étoiles que j'emprunte ma manière de voir, et cependant
je crois que j'entends l'astronomie, non pour prédire la bonne ou la
mauvaise chance, les pestes, les famines, ou les incidents de la saison;
je ne sais pas non plus prévoir la fortune à un moment près, fixer pour
chaque minute le tonnerre, la pluie ou le vent, ou dire si les princes
se porteront bien par des prédictions que je lis dans le ciel, mais je
trouve ma science dans tes yeux, et je lis dans les étoiles fixes avec
assez d'art pour prédire que la beauté et la fidélité poursuivront
ensemble si tu veux bien te prêter à faire souche, sinon je prophétise
que ta fin sera la sentence et l'arrêt de la beauté et de la fidélité.

XV

Quand je considère comment tout ce qui grandit ne conserve la perfection
qu'un instant; que ce vaste monde ne présente que des spectacles sur
lesquels les étoiles exercent en secret leur influence; quand je vois
que les hommes se multiplient comme les plantes, sont nourris et
desséchés par le même ciel, qu'ils s'enorgueillissent de leur séve de
jeunesse, décroissent quand ils sont arrivés au faîte, et disparaissent
du souvenir avec leur éclat, alors l'idée de cette courte durée vous
fait apparaître à mes yeux dans toute la richesse de votre jeunesse, je
vois le temps prodigue discuter avec le déclin pour changer en une
sombre nuit le jour de votre jeunesse, et faisant la guerre au temps par
amour pour vous, je vous greffe de nouveau, à mesure qu'il vous enlève
quelque chose.

XVI

Mais pourquoi ne faites-vous pas une guerre plus sanglante à ce tyran
sanguinaire, le Temps? et pourquoi ne vous fortifiez-vous pas contre le
déclin par des moyens plus heureux que des vers stériles? Vous êtes
maintenant au faîte des jours heureux, bien des jardins vierges encore,
et qui ne sont pas plantés, porteraient avec une vertueuse joie vos
fleurs vivantes, bien plus ressemblantes que votre portrait en peinture.
Alors les traits de la vie répareraient la vie, ce que ni le crayon du
temps, ni ma plume son élève ne peuvent faire pour vous, ni comme valeur
intime, ni comme beauté extérieure, ils vous feraient vivre aux yeux des
hommes; là vous donnant, vous vous conservez vous-même, et vous vivrez,
dans un portrait retracé par votre adorable talent.

XVII

Qui croirait mes vers dans l'avenir, s'ils étaient pleins de tout ce que
vous méritez? Cependant le ciel le sait, ce n'est qu'une tombe qui cache
votre vie et ne laisse voir que la moitié de vos charmes. Si je pouvais
retracer la beauté de vos yeux, et énumérer toutes vos grâces dans des
vers nouveaux, les siècles à venir diraient: Le poëte en a menti; ces
traits célestes n'ont jamais touché à un visage terrestre. C'est ainsi
que mes papiers, jaunis par le temps, seraient méprisés comme des
vieillards plus bavards que véridiques, et on traiterait votre juste
éloge de fureur poétique, on dirait que c'est le mètre exagéré d'une
vieille chanson. Mais s'il vivait dans ce temps-là quelque enfant à
vous, vous vivriez deux fois, en sa personne et dans mes vers.

XVIII

Te comparerai-je à un jour d'été? tu es plus charmante et plus tempérée;
dans leur violence les vents font tomber les bourgeons chéris de mai, et
le bail de l'été est trop court, l'oeil du ciel brille quelquefois avec
trop d'éclat; souvent son teint doré est brouillé, et toute beauté perd
une fois sa beauté, dépouillée par le hasard ou par le cours inconstant
de la nature; mais ton éternel été ne se flétrira point, tu ne perdras
point la beauté que tu possèdes; la mort ne se vantera pas de te voir
errer dans ses ombres, lorsque tu vivras dans tous les temps par des
vers immortels; tant que les hommes respireront, tant que les yeux
pourront voir, autant vivra ceci, autant ceci te donnera vie.

XIX.

Temps dévorant, émousse les griffes du lion, et que la terre dévore
elle-même sa douce postérité, arrache les dents acérées des mâchoires du
tigre féroce, brûle dans son sang le phénix à longue vie, apporte-nous
dans ton vol des saisons heureuses et des saisons funestes. Temps aux
pieds rapides, fais ce que tu voudras dans le vaste univers, et pour ses
charmes fragiles, je ne t'interdis qu'un crime odieux, que tes heures ne
sillonnent pas le beau front de mon ami, n'y trace point de lignes avec
ton antique plume, laisse-le dans ton cours subsister tout entier pour
servir de modèle de beauté aux races futures. Néanmoins fais du pis que
tu voudras, vieux Temps: en dépit de tes outrages, mon ami vivra
toujours jeune dans mes vers.

XX

Tu as un visage de femme, peint de la main de la nature, toi le maître
et la maîtresse de ma passion; tu as le coeur tendre d'une femme, mais
tu ne connais pas les inconstances auxquelles la perfidie des femmes est
sujette; tu as les yeux plus brillants qu'elles, mais tu ne les roules
pas faussement comme elles, tes regards voient l'objet sur lequel ils se
portent; tu as le teint d'un homme, toutes les nuances sont à ta
disposition pour attirer les yeux des hommes et pour surprendre les âmes
des femmes. Tu avais d'abord été créé pour être une femme, mais la
nature en te façonnant est tombée dans la rêverie, et par ses additions
elle m'a privée de toi en ajoutant quelque chose qui ne m'était bon à
rien. Mais puisqu'elle t'a destiné à la satisfaction des femmes, que ton
amour m'appartienne et qu'elles usent de ton amour comme d'un trésor.

XXI

Il n'en est pas de moi comme de cette muse animée à versifier par une
beauté fardée, qui emprunte au ciel même ses ornements, et qui compare
toutes les beautés à sa belle, accumulant les similitudes les plus
ambitieuses, le soleil et la lune, les riches joyaux de la terre et de
la mer, les premières fleurs du mois d'avril et tout ce que les airs du
ciel renferment de rare dans leur vaste sein. Pour moi qui suis sincère
en amour, permettez-moi d'écrire sincèrement, et puis, croyez-moi, celle
que j'aime est aussi belle qu'aucun enfant des hommes, bien qu'elle ne
soit pas aussi éclatante que ces flambeaux d'or fixés dans les cieux;
que ceux qui aiment à parler par ouï-dire en disent davantage, je ne
veux pas vanter ma marchandise, puisque je n'ai pas l'intention de la
vendre.

XXII

Mon miroir ne me persuadera pas que je suis vieux, tant que la jeunesse
et toi serez du même âge; mais lorsque j'apercevrai chez toi les rides
du temps, alors j'attendrai la mort pour expier ma vie, car toute cette
beauté qui te pare n'est que le vêtement charmant de mon coeur qui vit
dans ton sein, comme le tien en moi. Comment donc pourrais-je être plus
âgé que toi? C'est pourquoi, mon amour, prends soin de toi comme je
prends soin de moi-même; non pour moi, mais pour toi, puisque je porte
ton coeur, que je garderai tendrement comme une bonne nourrice garde son
enfant du mal. Ne compte pas sur ton coeur; si le mien expire, tu m'as
donné le tien, mais non pour le reprendre.

XXIII

Comme un pauvre acteur sur la scène qui, dans son effroi, oublie son
rôle, ou comme un animal furieux qui, plein de rage, affaiblit son
propre coeur par l'excès de sa force, ainsi moi, par manque de
confiance, j'oublie d'accomplir toute la cérémonie des rites de l'amour,
et surchargé du fardeau de la force de mon amour, l'énergie de mon amour
semble décroître. Oh! que mes lèvres servent d'éloquence et d'avocats
muets à mon coeur qui te parle, ils plaident mon amour et réclament ma
récompense mieux que cette langue qui en a souvent dit bien davantage.
Oh! apprends à lire ce qu'a écrit un amour silencieux, c'est un apanage
de l'intelligence de l'amour que d'entendre avec les yeux.

XXIV

Mes yeux m'ont servi de peintre et ont retracé l'usage de ta beauté sur
la table de mon coeur; mon corps est le cadre qui contient ce portrait,
et la perspective est le plus grand art du peintre; mais il faut que
vous jugiez du talent à travers le peintre, pour trouver votre fidèle
image là où elle repose suspendue dans le magasin de mon coeur; les
fenêtres en sont vitrées de tes yeux. Vois quels services les yeux ont
rendu aux yeux. Mes yeux ont retracé ta personne, et les tiens servent
de fenêtre à mon sein; le soleil prend plaisir à regarder au travers
pour te contempler à son aise, mais il manque aux yeux un secret pour
compléter leur art, ils ne retracent que ce qu'ils voient, ils ne
connaissent pas le coeur.

XXV

Que ceux qui sont en faveur auprès de leurs étoiles se parent d'honneurs
publics et de titres orgueilleux; pour moi à qui la fortune refuse de
semblables triomphes, je trouve une joie inespérée dans ce que j'honore
le plus. Les favoris des grands princes étendent leurs pétales au soleil
comme le tournesol; leur orgueil reste enfoui dans leur sein, car un
froncement de sourcil les fait périr dans toute leur gloire. Le guerrier
qui a lutté toute sa vie, célèbre par son courage, n'a qu'à perdre une
fois la partie après un millier de victoires, il est effacé du livre de
l'honneur, et on oublie tout ce qu'il avait gagné; tandis que moi, je
suis heureux, j'aime et je suis aimé, là où je ne puis changer et où
l'on ne changera pas pour moi.

XXVI

Maître de mon amour, ton mérite ayant fortement uni ma fidélité à ton
allégeance, je t'envoie cette ambassade écrite pour te témoigner ma
fidélité, non pour faire montre de mon esprit. Une fidélité si grande
qu'un esprit aussi pauvre que le mien peut faire croire sans valeur,
faute de mots pour la dépeindre, si je n'avais l'espoir que quelque
bonne pensée à toi, dans le fond de ton âme, donnera ce qui manque à ma
nudité, jusqu'à ce que toutes les étoiles qui guident les hommes dans
leur marche luisent sur moi gracieusement et, d'un visage favorable,
revêtissent mon affection déguenillée d'un vêtement convenable, pour me
rendre digne de ta précieuse tendresse. Alors j'oserai me vanter de
l'amour que je te porte, jusque-là je n'ose pas montrer mon visage là où
tu pourrais me mettre à l'épreuve.

XXVII

Épuisé de fatigue, je me hâte d'aller chercher mon lit, doux repos des
membres lassés par la marche; mais voici que ma tête commence un voyage,
pour faire travailler mon esprit, maintenant que le travail du corps est
achevé; alors toutes mes pensées m'emportent bien loin du lieu où je me
trouve, pour entreprendre avec ardeur un pèlerinage vers toi, elles
tiennent ouvertes mes paupières qui retombent, et je contemple cette
obscurité que voient les aveugles; seulement la vue imaginaire de mon
âme présente ton ombre à mes yeux sans regard, et, comme un joyau
apparaissant à travers une nuit obscure, elle embellit la nuit sombre et
rajeunit son vieux visage. C'est ainsi que mon corps le jour, et la nuit
mon esprit ne trouvent point de repos, grâce à toi, grâce à moi.

XXVIII

Comment donc puis-je me conserver dans un état satisfaisant, lorsque je
suis privé des bienfaits du repos? lorsque la nuit ne soulage pas le
poids du jour, mais que le jour est opprimé par la nuit et la nuit par
le jour? Lorsque tous deux, bien qu'ennemis de leurs règnes respectifs,
joignent les mains pour me torturer, l'un par la fatigue, l'autre par
ses plaintes, de l'éloignement où je travaille, éloigné surtout de toi.
Pour lui plaire, je dis au jour: Que tu es brillant, et que tu lui fais
honneur quand les nuages couvrent le ciel; je flatte de même la nuit au
teint sombre en lui disant que lorsque les étoiles étincelantes ne
scintillent pas, tu dores la soirée, mais le jour allonge tous les jours
mes peines, et toutes les nuits la nuit me fait paraître plus pénible la
longueur de mes souffrances.

XXIX

Dans ma disgrâce auprès de la fortune et aux yeux des hommes, lorsque je
déplore tout seul mon abandon, et que j'assiège de mes cris inutiles un
ciel qui m'est sourd, lorsque je me contemple, et que je maudis mon
sort, lorsqu'il m'arrive de souhaiter les riches espérances de l'un, les
traits de celui ci, les amis de celui-là, lorsque je désire l'habileté
de cet homme et la portée de cet autre, jouissant le moins possible de
ce que je possède le plus, tout en méprisant presque moi-même de
pareilles pensées, il m'arrive de songer à toi, et alors ma situation,
semblable à l'alouette qui s'élance au point du jour d'une terre morne,
va chanter des cantiques aux portes du ciel, car le doux souvenir de ton
amour m'apporte tant de richesse, que je dédaigne alors de changer de
place avec les rois.

XXX

Lorsque dans mes séances de réflexions silencieuses et douces je
rappelle le souvenir des choses passées, je soupire à la pensée des
choses que j'ai cherchées et que j'ai manquées, et je déplore de
nouveau, à propos des malheurs passés, le précieux temps que j'ai perdu.
C'est alors qu'il m'arrive de noyer des yeux qui ne sont pas habitués à
couler, au souvenir d'amis bien chers cachés dans la nuit éternelle de
la mort; c'est alors que je pleure de nouveau les douleurs dès longtemps
effacées de l'affection, et que je déplore la disparition de tant de
choses évanouies. C'est alors que je puis regretter des chagrins passés
en énumérant lentement malheur après malheur dans la triste liste des
gémissements qui m'ont déjà arraché tant de larmes; mais s'il m'arrive
de penser à toi, dans ce moment-là, chère amie, toutes mes pertes sont
réparées, tous mes chagrins sont finis.

XXXI

Ton coeur m'est cher au nom de tous les coeurs qui m'ont manqué et que
j'ai crus morts; là règnent l'amour et tous les tendres dons de l'amour,
et tous ces amis que je croyais enterrés. Combien de saintes et tristes
larmes le pieux amour n'a-t-il pas dérobées à mes yeux au nom des morts
qui m'apparaissent maintenant comme des êtres qui ont changé de place et
qui se sont tous réfugiés en toi! Tu es le tombeau où réside l'amour
enseveli, tout paré des trophées de ceux que j'ai aimés et qui t'ont
tous donné la part qu'ils possédaient en moi; ce que je leur devais à
tous t'appartient maintenant à toi seul, je retrouve en toi leurs images
que j'aimais, et toi qui les représentes tous, tu me possèdes tout
entier.

XXXII

Si tu survis à la carrière qui me suffira, lorsque l'avare mort couvrira
mes ossements de poussière, s'il t'arrive par hasard de relire encore
une fois les pauvres et rudes vers de ton amant défunt, compare-les avec
les progrès du temps, et lors même que toutes les plumes les auraient
surpassés, conserve-les à cause de mon amour, non à cause de leurs
rimes, que la valeur d'hommes plus heureux a dépassées. Accorde
seulement cette pensée affectueuse, «si la muse de mon ami avait grandi
avec les progrès de ce temps, son amour eût enfanté des choses plus
précieuses que celles-ci, pour marcher d'un même accord dans un meilleur
équipage, mais puisqu'il est mort, et qu'il se trouve de meilleurs
poëtes que lui, je les lirai en l'honneur de leur style, et lui en
l'honneur de son amour.»

XXXIII

J'ai vu bien des fois un soleil éclatant flatter, le matin, d'un oeil
dominateur le sommet des montagnes, baiser de ses lèvres dorées les
vertes prairies, dorer les pâles ruisseaux par une céleste alchimie,
permettant parfois aux plus vils nuages de passer avec leurs impures
exhalaisons sur son divin visage, et de cacher ses traits au monde
éperdu, tandis qu'il descendait vers l'occident dans cette disgrâce; de
même j'ai vu un matin mon soleil briller de bonne heure sur mon front
avec un éclat triomphant; mais hélas! ô malheur! il ne m'a appartenu
qu'une heure, les nuages qui passaient me l'ont caché maintenant. Mais
mon amour ne voit là dedans aucune cause de dédain, les soleils de ce
monde peuvent être voilés, puisque le soleil du ciel est bien voilé.

XXXIV

Pourquoi m'as-tu promis une si belle journée et m'as-tu fait sortir sans
mon manteau, pour permettre ensuite à de vils nuages de me rejoindre par
le chemin, et de cacher ton éclat sous leur épaisse fumée? Il ne me
suffit pas que tu perces à travers le nuage pour sécher la pluie sur mon
visage battu par l'orage, car personne ne peut bien parler d'un baume
qui guérit la plaie sans parer à l'ignominie; tes regrets ne remédient
pas à mon chagrin, tu te repens, mais la perte reste mienne, la douleur
de l'offenseur n'apporte qu'un faible soulagement à celui qui porte la
croix d'une grande injure. Ah! mais les larmes que répand ton amour sont
des perles, elles sont précieuses et payent la rançon de toutes tes
mauvaises actions.

XXXV

Ne te chagrine plus de ce que tu as fait, les roses ont des épines et
les fontaines argentées de la vase, les nuages et les éclipses voilent
le soleil et la lune, et des vers hideux dévorent les plus beaux
boutons. Tous les hommes commettent des fautes, et moi-même j'en commets
une ici, en autorisant tes fautes par des comparaisons, en me corrompant
moi-même, en palliant tes torts, en excusant tes péchés plus que tes
péchés ne le rendent nécessaire, car j'apporte un sens à ta faute
sensuelle (ton adverse partie devient ton avocat), et je commence contre
moi-même un légitime plaidoyer; mon amour et ma haine se font une guerre
civile si acharnée que je suis contraint de devenir complice de cet
aimable voleur qui me vole si méchamment.

XXXVI

Laisse-moi avouer que nous devons rester deux, bien que notre amour
indivisible ne soit qu'un, afin que je puisse porter tout seul et sans
ton secours les défauts qui me restent. Dans nos deux amours, il n'y a
qu'un seul respect, mais il y a dans nos vies une humeur qui nous
sépare, qui n'altère pas l'unique effet de l'amour mais dérobe de douces
heures aux joies de l'amour. Je ne puis pas toujours te reconnaître, de
peur que les fautes que je pleure ne te fassent honte; tu ne peux pas
toujours m'honorer publiquement de tes bontés, de peur d'enlever cet
honneur à ton nom, mais ne le fais pas, je t'aime de telle sorte que,
puisque tu es à moi, ta bonne réputation est mienne.

XXXVII

Comme un père décrépit prend plaisir à voir son enfant animé et à lui
voir accomplir les exploits de la jeunesse, de même moi qui suis devenu
infirme par les disgrâces acharnées de la fortune, je tire toute ma
consolation de tes mérites et de ta fidélité, qu'il s'agisse de ta
beauté, de ta naissance, de ta richesse ou de ton esprit, de l'une de
ces qualités, de toutes, ou d'autres encore qui résident en toi et te
font une couronne, je greffe mon amour sur tes trésors, en sorte que je
ne suis ni infirme, ni pauvre, ni méprisé, tant que cette ombre me donne
une substance qui fait que ton abondance me suffit, et que je vis d'une
part de ta gloire. Vois, ce qu'il y a de mieux, je le désire pour toi,
mon voeu est exaucé, et je me suis dix fois heureux!

XXXVIII

Comment ma muse peut-elle manquer de sujets d'invention, tant que tu
respires, toi qui te répands dans mes vers comme une matière charmante;
toi précieuse pour les éloges des plumes vulgaires? Oh! rends-en grâces
à toi-même s'il se trouve en moi quelque chose qui soit digne de
subsister devant tes yeux; qui pourrait être assez muet pour ne pouvoir
t'écrire lorsque tu donnes toi-même le jour à l'imagination? Sois la
dixième muse, dix fois plus précieuse que ces neuf soeurs d'autrefois,
que les anciens invoquent, et que celui qui t'appellera à son aide sache
produire des vers immortels qui survivent aux longues mémoires. Si ma
muse légère plaît à quelqu'un dans ce temps curieux, c'est à moi que
revient la peine, mais c'est à toi qu'appartient l'honneur.

XXXIX

Oh! comment pourrais-je convenablement chanter ton mérite, puisque tu es
la meilleure partie de moi-même? Qu'est-ce que ma louange peut
m'apporter à moi-même? et quand je fais ton éloge, ne fais-je pas le
mien? Pour cela, du moins, vivons séparés et que notre cher amour perde
son nom unique, afin que, par cette séparation, je puisse te rendre ce
qui t'est dû, ce que tu mérites seule. O absence, quel tourment tu
serais, si tes amers loisirs ne me donnaient pas la douce permission de
passer mon temps dans des pensées d'amour qui trompent si doucement et
le temps et les pensées, et si tu ne m'apprenais pas à faire deux d'un
seul en louant ici celui qui demeure loin d'ici!

XL

Prends toutes mes affections, mon amour; oui, prends-les toutes;
qu'auras-tu de plus que ce que tu avais déjà, mon amour? Il ne me
restait pas d'amour qu'on pût appeler à vrai dire de l'amour; tout ce
qui était à moi était à toi, avant que tu eusses encore pris ceci de
plus. Si tu reçois mon amour pour mon amour, je ne puis pas te blâmer
d'user de mon amour; je te blâme seulement si tu te séduis toi-même par
un capricieux désir de ce que tu refuses. Je te pardonne tes larmes,
charmant volcan, bien que tu me dérobes toute ma pauvreté, et cependant
l'amour sait que c'est une plus grande douleur de supporter le tort que
nous fait l'amour, que les injures bien connues de la haine; une grâce
dangereuse dont tous les torts semblent des vertus me tue par ses
dédains, cependant nous ne pouvons pas être ennemis.

XLI

Ces jolies fautes que commet la liberté, quand je suis parfois absent de
ton coeur, conviennent à ta beauté et à ton âge, car la tentation te
suit encore partout. Tu es aimable, tu es doux, fait pour être conquis,
tu es beau, tu es donc fait pour être assiégé, et lorsqu'une femme vous
recherche, quel est le fils d'Ève assez discourtois pour la quitter
avant qu'elle ait prévalu? Hélas, tu pourrais pourtant me laisser ma
place et reprendre ta beauté et ton humeur errante qui t'entraînent,
dans leurs excès, jusqu'à t'obliger à manquer à une double fidélité, à
celle de la femme puisque sa beauté t'attire, à la tienne, puisque ta
beauté m'est infidèle.

XLII

Ce qui m'attriste, ce n'est pas qu'elle soit à toi, quoiqu'on puisse
dire que je l'aimais tendrement; ce qui est la principale cause de mes
gémissements, c'est que tu sois à elle, perte d'amour qui me touche de
plus près.

Chers coupables, voilà comment je vous excuse; tu l'aimes parce que tu
savais que je l'aimais, et elle, c'est pour l'amour de moi qu'elle me
fait ce tort de permettre à mon ami de lui plaire. Si je te perds, ma
perte est le gain de mon amie; en la perdant mon ami a trouvé ce que
j'avais perdu, tous deux se retrouvent et je les perds tous les deux, et
c'est pour l'amour de moi qu'ils m'imposent tous deux cette croix; mais
voici ma joie, mon ami et moi nous ne sommes qu'un, douce flatterie,
alors c'est moi seul qu'elle aime.

XLIII

Lorsque mes yeux se ferment, c'est alors qu'ils voient le mieux, car
tout le jour ils voient des choses auxquelles ils ne prennent pas garde;
mais, lorsque je dors, je te vois en rêve. Obscurément brillants, leur
éclat se dirige vers l'obscurité, et toi dont l'ombre illuminerait les
ombres, comme la forme de ton ombre serait un spectacle charmant dans le
jour pur, l'éclairant de ta lumière plus pure encore, puisque ton ombre
brille ainsi à des yeux fermés. Comme mes yeux seraient heureux, dis-je,
de te contempler, pendant la vie du jour, puisque pendant la mort de la
nuit ta belle ombre imparfaite apparaît à travers un lourd sommeil à des
yeux sans regards. Tous les jours me sont des nuits, tant que je ne te
vois pas, et les nuits sont des jours éclatants, lorsque mes rêves te
voient devant moi.

XLIV

Si l'épaisse substance de ma chair n'était qu'esprit, la distance
injurieuse ne m'arrêterait plus en dépit de l'espace, j'arriverais alors
des lieux les plus reculés, là où tu te trouves. Peu m'importerait
alors, même lorsque mon pied poserait sur le point de la terre le plus
éloigné de toi, l'agile pensée peut franchir les mers et la terre, aussi
promptement qu'elle a conçu le désir d'arriver dans un lieu. Mais hélas,
pensée qui me tue, je ne suis pas la pensée, je ne puis pas franchir
d'innombrables lieues lorsque tu es loin de moi, je suis fait au
contraire de tant de terre et d'eau que je suis obligé d'attendre en
gémissant le bon plaisir de la terre, ne recevant de ces éléments
pesants que des larmes amères, gages de la douleur de tous deux.

XLV

Les deux autres éléments, l'air léger et le feu puissant, sont toujours
avec toi, où que je me puisse trouver; le premier est ma pensée, le
second est mon désir; toujours absents et toujours présents, ils
s'élancent d'un vol rapide, et lorsque ces éléments plus prompts sont
partis pour accomplir auprès de toi une tendre ambassade d'amour, ma
vie, composée de quatre, accablée de mélancolie, retombe dans la mort,
en n'en possédant plus que deux jusqu'à ce que les désirs de la vie
reparaissent avec ces messages rapides qui reviennent d'auprès de toi,
et qui, venant d'arriver tout à l'heure, m'ont assuré de ta bonne santé
et m'ont tout raconté; ceci dit, je me réjouis, mais peu de temps
satisfait, je te les renvoie, et voilà que je redeviens triste.

XLVI

Mon coeur et mes yeux sont en lutte mortelle, pour partager la conquête
de ta vue: mes yeux voudraient refuser à mon coeur la vue de ton
portrait, mon coeur soutient que tu habites en lui, retraite que des
yeux de cristal n'ont jamais pénétrée, mais les défendants repoussent
cette prétention et disent que c'est en eux que se réfléchit ta belle
image. Pour décider cette question on a appelé un jury de pensées,
toutes habitantes du coeur, et d'après leur sentence la part des yeux
transparents, ainsi que la part du pauvre, est fixée comme il suit: ce
qui est dû à mes yeux, c'est l'extérieur de ton être, et le droit de mon
coeur, c'est l'amour intérieur de ton coeur.

XLVII

Mon oeil et mon coeur se sont ligués, et l'un rend souvent des services
à l'autre, quand mon oeil est affamé de regards, ou que mon coeur amorcé
s'étouffe de soupirs, alors mon oeil se régale du portrait de mon amour
et invite mon coeur à ce banquet en peinture; parfois c'est mon oeil qui
est l'hôte de mon coeur et qui prend part à ses pensées d'amour; ainsi
tantôt en peinture, tantôt grâce à mon amour, toi qui es absent, tu es
toujours présent auprès de moi, car tu ne peux pas t'éloigner au delà de
la portée de mes pensées, elles restent avec moi, et sont avec toi: et
si elles s'endorment, tout en face de moi réveille mon coeur à la joie
de mon coeur et de mes yeux.

XLVIII

Quel soin j'ai pris quand je suis parti de mettre sous des verrous
fidèles les moindres bagatelles, afin qu'elles pussent rester pour mon
usage dans des retraites sûres et éprouvées à l'abri de mains perfides!
Mais toi, à côté de qui tous mes joyaux sont des bagatelles, ma plus
grande consolation devenue mon plus grand chagrin, toi le meilleur et le
plus cher, mon unique souci, tu es resté en proie à tout voleur
vulgaire. Je ne t'ai enfermé dans aucun coffre, si ce n'est là où tu
n'es pas, bien que j'y sente ta présence, dans la douce enceinte de mon
coeur, d'où tu peux sortir, où tu peux rentrer à ton gré, et j'ai peur
qu'on ne vienne te dérober jusque-là, car la fatalité devient voleuse
quand il s'agit d'un butin aussi précieux.

XLIX

Prévoyant le temps, s'il vient jamais, où je te verrai jeter un regard
sévère sur mes défauts, quand ton affection aura fait sa dernière
addition, appelée à régler ses comptes par des conseils prudents,
songeant d'avance au temps où tu passeras à côté de moi comme un
étranger daignant à peine me saluer de ce regard qui est un soleil pour
moi, quand l'amour cruellement changé trouvera des raisons d'une gravité
durable, je me fortifie d'avance par la connaissance de ce que je
mérite, et je lève la main contre moi-même pour défendre en ton nom tes
bonnes raisons. Tu as pour toi la force des lois si tu quittes ton
pauvre ami, puisque je n'ai point de cause à alléguer pour ton
affection.

L

Comme je voyage pesamment par les chemins, lorsque le but auquel je
tends, la fin de mon pénible voyage, enseigne à ce bien-être et à ce
repos à dire: «Voilà tant de lieues faites pour t'éloigner de ton ami!»
L'animal qui me porte, fatigué de ma tristesse, avance lentement et
porte avec peine ce fardeau qui m'accable, comme si la pauvre bête
savait par instinct que son cavalier ne goûtait pas une rapidité qui
l'éloignait de toi; l'éperon sanglant que la colère enfonce quelquefois
dans sa peau ne peut le faire avancer; il y répond par un gémissement
douloureux qui m'est plus cruel que l'éperon à ses flancs, car ce
gémissement me remet en mémoire que le chagrin est en avant et que j'ai
laissé ma joie derrière moi.

LI

C'est ainsi que mon amour excuse la sentence criminelle de mon pauvre
coursier quand je m'éloigne de toi; pourquoi me hâter quand je te
quitte? jusqu'à mon retour il n'est pas besoin de courir la poste. Mais
quelle excuse trouvera alors la pauvre bête, lorsque l'extrême vitesse
me semblera pesante? C'est alors que je jouerai des éperons, fussé-je
monté sur le vent; je ne m'apercevrai pas du mouvement en volant comme
si j'avais des ailes; c'est alors que nul cheval ne pourra tenir tête à
mes désirs, et le désir né d'un amour parfait et non d'une chair pesante
hennira dans sa course furieuse; mais par amour, l'amour aura compassion
de ma pauvre haridelle, puisqu'elle s'est entêtée à marcher lentement
quand je m'éloignai de toi, je courrai vers toi et je la laisserai libre
de s'en retourner.

LII

Je suis donc comme le riche qu'une bienheureuse clef amène devant les
trésors précieux qu'il enferme, ne voulant pas les contempler à toute
heure, de peur d'émousser la fine pointe d'un plaisir rare. Voilà
pourquoi les fêtes sont si précieuses et si solennelles, c'est qu'elles
viennent à de longs intervalles, enchâssées dans la longue année,
placées à de longues distances comme des pierres précieuses ou comme les
joyaux les plus rares dans un collier. C'est ainsi que le temps vous
garde comme un coffre, ou comme une armoire cachée derrière un rideau,
pour rendre un certain instant spécialement heureux en dévoilant de
nouveau le sujet caché de son orgueil. Béni soyez-vous, vous dont les
mérites donnent lieu de triompher quand on vous possède, de vous espérer
quand on est privé de votre présence.

LIII

Quelle est donc votre substance et de quoi êtes-vous fait pour attirer à
vous des millions d'ombres étrangères? Chacun a une ombre qui lui
appartient, et vous, à vous seul, vous projetez toutes sortes d'ombres.
Diane ou Adonis, son portrait n'est qu'une mauvaise imitation du vôtre;
revêt-on de tous les artifices de la beauté la joue d'Hélène, vous voilà
retracé de nouveau dans un costume grec; parle-t-on printemps, ou du
temps où l'année foisonne, l'un paraît l'ombre de votre beauté, l'autre
semble parée des dons de votre libéralité, et nous vous reconnaissons
sous toutes ces formes adorables. Vous avez quelque part à toutes les
grâces extérieures, mais vous ne ressemblez à personne et personne ne
vous ressemble pour la constance du coeur.

LIV

O combien la beauté semble plus belle sous les ornements précieux qu'y
ajoute la fidélité! La rose est charmante, mais nous la trouvons plus
charmante encore à cause de ce doux parfum qui réside dans son sein. Les
églantines ont des nuances aussi vives que les pétales parfumées des
roses, elles sont entourées des mêmes épines et elles se balancent aussi
voluptueusement quand le souffle de l'été entr'ouvre leurs boutons, mais
leur beauté est toute leur valeur, elles meurent sans qu'on les ait
recherchées, elles se fanent sans avoir inspiré de tendresse, elles
meurent pour elles-mêmes. Il n'en est pas ainsi des roses parfumées;
leur suave mort engendre des parfums délicieux; de même pour vous,
aimable et beau jeune homme, quand tous les charmes se flétriront, on
distillera votre fidélité dans les vers.

LV

Le marbre et les monuments dorés des pensées ne survivront pas à cette
poésie puissante; vous brillerez d'un plus vif éclat dans ces vers que
sous des pensées couvertes de poussière, altérées par la négligence du
temps. Lorsque la guerre destructive renversera les statues, et que les
bouleversements déracineront les travaux de maçonnerie, ni l'épée de
Mars ni les flammes dévorantes de la guerre ne pourront brûler le
monument vivant de votre mémoire. Vous vous avancerez fièrement en face
de la mort et d'une inimitié oublieuse, votre éloge trouvera encore une
place même aux yeux de toute la postérité qui usera le monde jusqu'à la
dernière sentence. Ainsi, jusqu'au jugement, jusqu'à ce que vous
ressuscitiez vous-même, vous vivrez ici, et vous habiterez dans les yeux
de ceux qui aiment.

LVI

Puissant amour, renouvelle tes jours, qu'on ne dise pas que ton ardeur
est moins vive que celle de l'appétit qui n'est apaisé par la nourriture
que pour un jour, et qui demain sera aiguisé de nouveau avec toute son
ancienne vigueur. Amour, fais-en de même, qu'importe que tu aies
satisfait aujourd'hui tes yeux affamés, jusqu'à ce qu'ils se ferment de
satisfaction, recommence demain à regarder et ne tue pas l'âme de
l'amour par une constante langueur. Que ce triste intérieur soit comme
l'Océan qui sépare les côtes où deux fiancés viennent tous les jours sur
la rive afin de jouir davantage du retour de leur amour quand il
reviendra, ou bien, dès que c'est l'hiver qui, plein de soucis, fait
désirer trois fois plus le retour de l'été et le rend plus précieux.

LVII

Je suis votre esclave: comment pourrais-je faire autrement que de me
plier à toute heure et à tout moment à vos désirs? Je n'ai point de
temps précieux à employer, point de services à rendre que ceux que vous
demandez. Je n'ose pas me plaindre de l'éternité des heures pendant que
je suis l'horloge, ma souveraine; en vous attendant, je n'ose pas
trouver que l'absence est amère et cruelle, lorsque vous avez une fois
dit adieu à votre serviteur; je n'ose pas me demander, dans mes pensées
jalouses, où vous êtes, ni chercher à deviner vos affaires, mais
tristement, comme un esclave, je vous attends sans penser à rien, si ce
n'est que vous rendez heureux ceux auprès desquels vous êtes; l'amour
est si fou que tout ce que vous voulez faire, quoi que vous puissiez
faire, il n'y voit point de mal.

LVIII

A Dieu ne plaise, à Dieu qui, pour la première fois, m'a fait votre
esclave, que je prétende contrôler dans mes pensées le temps de votre
bon plaisir, ou vous demander compte de vos heures, moi qui suis votre
vassal tenu d'attendre votre loisir! O que je souffre (moi qui suis à
vos ordres) la prison et l'absence que m'imposent votre liberté, et que
ma patience soumise jusqu'à la servitude supporte toutes les réprimandes
sans vous accuser de lui faire tort. Allez où il vous plaira, votre
charte est si puissante que vous pouvez de vous-même accorder des
priviléges à votre temps, faites ce que vous voudrez, c'est à vous qu'il
appartient de vous accorder le pardon de crimes commis contre vous-même.
Moi je n'ai qu'à attendre, bien que d'attendre ainsi soit un enfer, et
je ne blâme pas ce qui vous convient, que ce soit bon ou mauvais.

LIX

S'il n'y a rien de nouveau, mais que ce qui est ait déjà existé
auparavant, comme nos cerveaux sont trompés lorsqu'ils sont en travail
d'invention et qu'ils enfantent tout de travers pour la seconde fois un
enfant qui a déjà vécu! O si l'histoire pouvait jeter un coup d'oeil en
arrière, seulement sur cinq cents révolutions du soleil, et me montrer
votre image dans quelque livre antique depuis que l'esprit a pour la
première fois été reproduit par des caractères, afin que je pusse voir
ce que le vieux monde pourrait dire de cette merveille composite de
votre nature, et savoir si nous avons fait des progrès, s'ils valaient
mieux que nous, ou si les révolutions étaient les mêmes. Ah! je suis
bien sûr que les beaux esprits des temps passés ont admiré et vanté des
choses de moins de mérite.

LX

Comme les vagues s'avancent vers la plage couverte de cailloux, de même
nos minutes marchent à leur terme. Chacune changeant de place avec celle
qui la précède, toutes tendent en avant dans leur travail successif; un
enfant qui vient de naître, une fois lancé dans la mer de lumière, rampe
jusqu'à la maturité, et une fois qu'il en est couronné, des éclipses
tortueuses luttent contre son éclat, et le temps, qui l'avait donné,
détruit bientôt ses dons. Le temps disperse la fleur de la jeunesse,
creuse ses parallèles sur le front de la beauté, se nourrit des raretés
de la fidèle nature, et tout ce qui subsiste attend les coups de sa
faux. Et cependant dans un temps qui n'existe encore qu'en espérance,
mes vers subsisteront, à l'éloge de ton mérite, en dépit de sa main
cruelle.

LXI

Est-il selon ton bon plaisir que ton image tienne mes pesantes paupières
ouvertes pendant de longues nuits? Veux-tu que mon sommeil soit troublé
pendant que des ombres qui te ressemblent abusent mes regards? Est-ce
ton esprit que tu envoies si loin de toi, pour épier ce que je fais,
pour découvrir chez moi des heures oisives, des sujets de honte, raisons
et prétextes de ta jalousie! Oh non, ton amour est grand, mais il n'est
pas assez grand pour cela; c'est mon amour qui me tient les yeux
ouverts, c'est mon fidèle amour qui trouble mon repos, pour faire
sentinelle en ton honneur. C'est pour toi que je veille, tandis que tu
vis ailleurs, bien loin de moi, trop près de bien d'autres.

LXII

Le péché d'amour-propre possède mes yeux, mon coeur, tout en moi, et à
ce péché il n'y a point de remède tant il est profondément ancré dans
mon coeur. Il me semble qu'il n'y a point de visage si séduisant que le
mien, point de taille si parfaite, point de fidélité si précieuse, et je
me définis à moi-même mon propre mérite, comme surpassant tout autre de
tout point. Mais lorsque mon miroir me montre comment je suis en
réalité, battu par le temps et ridé par l'âge, je lis à rebours tout mon
amour-propre, tant il serait inique d'avoir de l'amour-propre dans
pareil visage. C'est toi qui es moi-même et que je loue à ma place,
colorant ma vieillesse de la beauté de tes jeunes années.

LXIII

Prévoyant le temps où mon ami sera devenu ce que je suis maintenant,
lorsque la cruelle main du Temps l'aura usé et écrasé, lorsque les
heures en s'écoulant auront épuisé son sang, et couvert son front de
lignes et de rides, lorsque la matinée de sa jeunesse en sera venue à la
nuit déclinante de la vieillesse, lorsque toutes ces beautés dont il est
maintenant roi s'évanouiront ou se seront évanouies à ses yeux en
emportant le trésor de son printemps, je le fortifie d'avance contre le
cruel couteau de l'âge destructeur, afin qu'il ne puisse enlever de la
mémoire la beauté de mon ami bien-aimé, quel que soit son pouvoir sur sa
vie. Sa beauté subsistera encore dans ces lignes noires, elles vivront
et lui en elles dans toute leur fraîcheur.

LXIV

Lorsque je vois les monuments élevés dans les temps passés par les
riches et par les orgueilleux désignés par la main brutale du Temps,
quand je vois abattues des tours naguère hautaines, et que l'airain
éternel devient la proie de la rage des hommes, quand je vois l'Océan
avide remporter des avantages sur le royaume de ses rives, et le jeune
sol gagner sur les flots de la mer, que je vois le gain naître des
pertes, et les pertes du gain, quand je vois tout ce changement dans la
grandeur, ou la grandeur elle-même en venir à déchoir, ces ruines
m'apprennent à réfléchir que le temps viendra et m'enlèvera mon ami.
Cette pensée est comme une mort qui ne peut s'empêcher de pleurer tout
en possédant celui qu'elle redoute de perdre.
                
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